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De l'emprise de l'Etat
Notes pour une théorie critique libertaire du pouvoir d’État
Oscar
Mazzoleni
Prendre
en compte la « logique étatique » dans toutes ses dimensions, examiner
comment, en lien avec le développement du capitalisme, elle s’est adaptée, assouplie
mais aussi imposée dans toutes les sphères de la vie, pour répondre notamment
au sentiment d’insécurité grandissant engendré par les transformations récentes
du système d’exploitation, est indispensable à l’élaboration d’une théorie critique
du pouvoir d’État à laquelle ce texte veut contribuer. D’autant que les conceptions
de l’État qui prévalent au sein du mouvement « altermondialiste » – qu’elles
prônent la souveraineté nationale, la ré-appropriation ou l’action directe contre
les appareils répressifs – méconnaissent toute la profondeur et l’impact
de cette logique.
Dans le
débat récent sur la mondialisation, la question de l’État s’est trouvée souvent
réduite à ses dimensions économiques (dérégulation des marchés nationaux et crise
consécutive de l’intervention de l’État, etc.) ou identitaires (crise de l’identité
nationale). C’est là une conception partielle et réductrice du rôle joué par l’État
dans le capitalisme contemporain. Si l’on veut jeter les bases d’une théorie critique
libertaire renouvelée, il faut au contraire prendre sérieusement en compte le
fait que l’État est un fétiche qui domine notre quotidien et notre mode de pensée,
y compris souvent chez ceux qui se veulent radicalement hostiles au monde tel
qu’il est ; que, à travers ses procédures (juridiques) et ses outils (disciplinaires),
l’État innerve en quelque sorte la vie quotidienne de l’ensemble des individus.
Autrement dit, l’État n’est pas seulement doté d’instruments de répression (police,
prisons), il n’est pas simple régulateur de l’économie et garant de « l’unité
nationale ». Les analyses qui présentent la crise de l’État comme une crise
de l’État keynésien et de l’État national sont donc à prendre avec réserve. Car
l’État est aussi un puissant « médiateur », une machine de pouvoir qui
pénètre dans les moindres recoins de notre vie. Pour l’affronter, il faut donc
commencer par tenter d’en démasquer les dynamiques et les mécanismes, et surtout
de comprendre les raisons de son expansion.
Ces réflexions,
qui se veulent provisoires et sujettes à d’éventuels amendements et révisions,
naissent d’une double exigence : d’une part, contribuer à mettre à nu la
logique étatique, de l’autre, montrer comment, dans les sociétés contemporaines
et notamment celles de capitalisme avancé, cette logique s’est tellement bien
imposée à tous les niveaux qu’elle a cessé de faire l’objet de critiques et de
conflits ; qu’elle fait partie du paysage, en tant que composante « naturelle »
du vivre ensemble .
Dans un deuxième temps, je prendrai en compte les difficultés du « mouvement
des mouvements » à faire face à la logique étatique.
I. L’État et le capitalisme
Dans cette
première partie, je compte essentiellement développer les points de vue suivants
:
1. La
logique étatique fait partie intégrante du développement du capitalisme. Entre
logique étatique et logique capitaliste, il n’y a pas simple opposition, mais
alliance dans la différence. Et le point de contact entre les deux est moins d’ordre
économique qu’anthropologico-politique : l’État répond ou tente de répondre
aux besoins de sécurité (quotidienne, symbolique et matérielle) produits par un
capitalisme qui poursuit une logique de permanent bouleversement des conditions
économiques, sociales et culturelles. Ces deux logiques, au total, convergent
dans un même combat contre les formes de solidarité antagoniste qu’elles contribuent
elles-mêmes à créer.
2.
Dans les dernières décennies, la logique étatique s’est renforcée dans les pays
capitalistes avancés, en rapport avec la crise du lien social (elle-même liée
à la crise du fordisme et du mouvement ouvrier) et avec le développement d’un
« État diffus » capable de s’adapter aux défis de l’accumulation flexible.
1.
La logique étatique
Qu’est-ce
que la logique étatique ? Elle peut se définir comme la domination des hiérarchies
bureaucratico-administratives sur la vie des individus. Dans son expression pleine
et entière, cette logique suppose obéissance, discipline, dépendance des individus
et des collectivités qui y sont soumis .
On peut parler de pleine intériorisation de la logique étatique quand les fonctions
pratiques de l’État sont considérées comme « naturelles » et assumées
comme telles par les individus. L’histoire de ces deux derniers siècles peut s’interpréter
comme celle de la lutte pour l’hégémonie de la logique étatique dans toutes les
sphères de la vie individuelle et collective.
Pourquoi
répond-on loyalement à l’injonction de l’État ? D’une manière générale, cette
loyauté a deux visages : elle peut résulter d’une action, et en cela elle
est « objective », ou d’une attitude de passivité ou d’acquiescement
envers l’exercice de l’autorité étatique reconnue comme telle. L’insoumission,
une fois reconnue par la Constitution ,
entre dans le premier cas de figure. Le fait d’accepter l’autorité d’un agent
qui te colle une contravention, dans le deuxième. Mais l’obéissance à des mesures
ponctuelles relevant de l’exercice du pouvoir d’État ne suppose-t-elle pas quelque
chose de plus profond, qui fait le fondement de l’obéissance ? À cette question
Thomas Hobbes apporte une réponse très claire et d’une cynique franchise :
ce quelque chose, c’est l’intérêt commun à l’autoconservation et à la sécurité
des individus. L’État peut s’arroger avec succès le monopole de la violence légitime (Weber), parce que cette légitimité, plus ou moins consciente, est reconnue
par la majorité des individus au sein d’un territoire donné. La lutte pour l’hégémonie
de la logique étatique, moment clé du développement des sociétés modernes, marque
alors un point décisif. L’État devient un élément essentiel de réponse aux sentiments
d’insécurité et trouve en face de lui une disponibilité à obéir.
2.
Insécurité, historicité, solidarité
L’idéal
de Hobbes, c’est une société pacifiée où les individus aliènent leur liberté à
l’État en échange de sécurité. Hors de l’État, nul moyen d’échapper à la guerre
de tous contre tous inhérente à l’état de nature. Pour Hobbes, l’État et la société
sont une seule et même chose : tous deux naissent de la peur de la mort, du « désir
des choses nécessaires à une vie confortable », donc de l’exigence de se
défendre contre les passions violentes des autres .
Hobbes part de présupposés franchement individualistes pour parvenir à des conclusions
radicalement collectivistes. En d’autres termes, l’intériorisation de l’État,
le plein respect de la délégation « offerte » à l’État souverain seraient
la condition d’une existence collective perçue par les individus comme répondant
à leur intérêt propre.
>Cette
conception a fait l’objet de multiples critiques et il n’est pas dans notre intention
de les résumer ici. Passons sur l’illusion que représente l’idée d’une société
pacifiée, et contentons-nous de remarquer qu’en superposant État et société, Hobbes
exclut que l’exigence de « sécurité » puisse trouver une réponse passant
par autre chose que l’aliénation de la liberté à un organe extérieur et à des
procédures exigeant obéissance. Ce qui revient à nier ou refouler les formes organisées
de solidarité qui se concilient en partie avec la liberté et l’autonomie individuelle,
et qui ont fourni une réponse directe à des besoins de sécurité et d’autoconservation.
Plus généralement, l’individu atomisé et égoïste de Hobbes ne permet pas de penser
l’historicité ni les divers degrés d’intensité et formes de l’exigence de sécurité.
Le sentiment d’insécurité n'est pas un phénomène naturel, contrairement à ce qu’affirme
Hobbes. Il est le produit de conditions historiques (des habitudes, etc.), du
degré de déracinement social, des niveaux de précarité, du type d’organismes ou
de collectivités qui coexistent (famille, etc.) ou entrent en collision (mouvement
ouvrier antagoniste) avec l’État. En outre, pour reprendre une critique fondamentale
faite à Hobbes par Foucault, l’obéissance des individus ne correspond pas simplement
à un acte volontaire, elle est le produit de l’enrégimentement et de l’assujettissement
mis en œuvre par divers dispositifs de pouvoir .
N’oublions
pas non plus que, depuis le xixe siècle, l’histoire occidentale est profondément marquée par la lutte qui vise
à imposer l’État comme référent principal, sinon exclusif, dans la recherche d'une
réponse au sentiment d’insécurité des individus et des sociétés soumises à l'expansion
des rapports sociaux capitalistes. Entre expansion capitaliste (et « guerre
capitaliste » de tous contre tous) et « besoin » d’État, il y a
une articulation fondamentale. De ce point de vue, Hobbes, malgré ses limites,
nous fournit une utile clé d’interprétation pour comprendre les raisons, certes
partielles, de la diffusion de la logique étatique.
3.
L’insécurité dans le capitalisme moderne et le rôle de l’État
Au xviie siècle, lorsque Hobbes écrit son Léviathan,
le processus de formation des États modernes ne fait que s’amorcer, et le capitalisme
n’est pas encore entré dans sa phase industrielle. Or nous savons aujourd’hui
que la mise en place de l’appareil juridique de l’État était appelée à devenir
une condition indispensable de la croissance et de l’expansion du capitalisme.
Sans la construction de solides États nationaux, le capitalisme n’aurait pu s’assurer
les conditions de sécurité des échanges et de propriété des moyens de production
dont il avait besoin.
Si l’État
favorise l’émergence du capitalisme, l’expansion de celui-ci renforce à son tour
la légitimité de l’État, et pas seulement parmi les détenteurs des moyens de production.
De par sa nature même, le capitalisme produit une insécurité sociale croissante.
Les besoins de sécurité engendrés par les bouleversements sociaux et culturels
que provoquent les profondes transformations du monde moderne, et notamment le
développement du mode de production capitaliste, créent les conditions d’une solide
intériorisation de la logique étatique.
Le mode
de production capitaliste se reproduit en remettant constamment en cause ses propres
conditions de fonctionnement (le rouleau compresseur des forces productives, écrit
Marx, fait que « tout ce qui est solide se dissout dans l’air »). Les
incertitudes sociales et le besoin de sécurité se renforcent dans la mesure où
l’expansion capitaliste détruit les liens de solidarité traditionnels (communautés
rurales, famille, etc.) et remet en cause les réseaux de solidarité qu’il avait
contribué à créer dans certaines phases (telles les formes de solidarité ouvrière,
entrées en crise avec la crise du fordisme). Et c’est à l’État et à sa logique
que l’on demande de « rassurer », au moment même où le capitalisme multiplie
les sources d’insécurité en détruisant les liens sociaux de solidarité traditionnels.
Le succès
de la logique étatique ne découle pas d’une nécessité métaphysique, il a des fondements
matériels qui sont pour une bonne part les conditions d’insécurité produites par
le capitalisme. C’est par là que passe le lien entre État et capitalisme – lien
étroit, malgré des logiques en partie différentes .
Là est la clé qui permet de comprendre pourquoi l’État a réussi à s’imposer dans ce rôle, à imposer son hégémonie, dans une logique capable d’intégrer le
développement du mode de production capitaliste et de se substituer à d’autres
formes ou institutions garantes de la solidarité entre individus. Ce n’est pas
un hasard si, dans les sociétés capitalistes avancées, le concept de « solidarité »
tend, y compris dans le langage commun, à glisser vers celui de « sécurité »
– et ce serait une erreur de n’y voir qu’un effet des politiques néolibérales.
4.
Les appareils modernes d’assujettissement, entre capitalisme et État
La logique
étatique et celle du capitalisme sont contiguës et s’accordent, ne serait-ce que
parce que toutes les deux se fondent sur le développement d’appareils et de dispositifs
de contrôle social destinés à assujettir les individus. La mise au pas se fait
par le biais d’une double dialectique : institutionnalisation et instauration
d’instruments de contrôle, de règlements, de formes d’assujettissement des corps,
comme les études de Foucault l’ont admirablement montré, d’une part ; acceptation
subjective plus ou moins explicite, plus ou moins intense, de l’État, non réductible
à un « effet structurel », d’autre part. Cette acceptation de la logique
étatique passe à son tour par deux canaux : l’un est inconscient et affectif,
l’autre, cognitivo-rationnel. Le fait d’accepter de faire certains gestes qui
sont l’expression concrète de la logique étatique (payer ses impôts, marcher sur
les trottoirs et pas sur les plates-bandes, comme le prescrit la loi, etc.) s’explique
aussi bien par l’usage ou l’accoutumance (« C’est normal ») que par
la prise en compte d’un rapport coût-bénéfice (« Si personne ne payait ses
impôts, qui financerait les hôpitaux publics et paierait les policiers qui me
protègent des voleurs ? »). À la différence des sociétés pré-capitalistes
et préindustrielles, le capitalisme moderne s’est développé en mettant en place
une série « d’appareils » qui ont favorisé l’hégémonie de la logique
étatique en modelant les mentalités des pays occidentaux au cours du xxe siècle, et notamment entre les années 1910 et 1960. Se sont développés :
1) le
service militaire obligatoire, moyen d’enrégimentement des masses : condition
de la guerre nationaliste moderne, il permet de mobiliser les masses prolétaires
sous les bannières nationales ;
2) la
discipline d'usine, tayloriste en particulier, qui élargit la discipline militaire
à l’organisation du travail et de la production de marchandises ;
3)
la bureaucratie moderne dans son rôle d’appareil administratif de l’État, qui
a multiplié les « connexions administratives » dans la vie quotidienne ;
4) le
Welfare State, qui n’est pas seulement un appareil bureaucratique, mais un moyen
d’intervenir de façon diffuse dans le corps de la société ; à la fois en
tant qu’État « protecteur » et que garant de la « sécurité sociale ».
Bref,
armée, entreprise fordiste-tayloriste, bureaucratie et État social s’articulent
de façon complexe dans une même entreprise de mise au pas de la société, dont
le résultat est la consolidation de la logique étatique dans les sociétés contemporaines .
Ces appareils ont ainsi contribué, grâce aux ressorts que sont la reconnaissance
sociale, la peur, l’intérêt, en un mot le besoin de sécurité (matérielle et existentielle),
à extorquer de l’obéissance ou à convaincre à l’obéissance et à l’assujettissement.
Le rôle
joué dans ce cadre par la bureaucratie mérite d’être souligné. En se consolidant,
la bureaucratie transforme les rapports entre État et « sujets » :
d’une vision binaire (souverain-sujets) on passe à une vision trinaire (souverain-appareils
administratifs-sujets), où la force et la stabilité de l’État et de ses appareils
« ne se mesure pas tant à l’efficacité et à la légitimité du sommet qu’au
caractère diffus du contrôle des comportements à la base » .
On ne peut comprendre le rôle de l’État dans la société contemporaine sans tenir
compte de cette transformation fondamentale, permise par l’association du développement
de la bureaucratie et des formes de discipline et d'embrigadement produites par
l’armée et l’entreprise fordiste-tayloriste.
5.
Crise du fordisme, croissance de l’insécurité et « besoin » d’État
La crise
du fordisme (l’accumulation flexible) érode les expectatives que, dans les premières
décennies de l’après-guerre, le développement du capitalisme et de l’État avait
lui-même contribué à faire naître en matière de sécurité :
– précarisation
du monde du travail et fin des promesses (non tenues) du fordisme (pour autant,
la crise de la grande usine fordiste ne signifie pas la fin de l’application des
méthodes de rationalisation du travail, donc de mise au pas de la société) ;
– attentes
déçues en matière de welfare : bureaucratisme et politiques néolibérales ;
– montée
de l’individualisme atomisateur, produit de l’expansion de la société de consommation ;
– crise
du mouvement ouvrier du xixe siècle. Le mouvement ouvrier a à la fois encouragé et entravé la logique étatique :
encouragé en déléguant toujours plus à l’État la sphère de la reproduction, assistance
comprise ; entravé en favorisant, malgré lui parfois, le développement de
logiques alternatives, de solidarité et de lutte, au sein de l’État ou contre
lui (par exemple, le mouvement européen de 68 a été profondément marqué par des
langages, des cultures, des imaginaires hérités des mouvements socialistes, communistes
et anarchistes).
À partir
des années 70, les classes subalternes européennes ont grosso modo fait le parcours
suivant : elles ont d’abord commencé par jouir d’un bien-être et d’une sécurité
matérielle que leurs parents n’avaient jamais connus ; elles se sont progressivement
émancipées de leurs liens avec la terre à travers une pleine intégration dans
la vie de l’usine et de la métropole ; elles se sont en partie approprié
les usages, les modes et les valeurs de consommation des classes moyennes ;
elles sont de ce fait devenues plus dépendantes de l’entreprise (le salaire devenant
le seul moyen de subsistance), du marché (en matière de consommation) et de l’État
(allocations diverses) ; l’avènement de l’accumulation flexible a produit une forme d’atomisation, favorisé le développement de peurs d’origine
sociale (et leur exploitation politique par les droites), créé de nouveaux débouchés
et demandes de sécurité individuelle et collective.
N’oublions
pas, dans le tableau d’ensemble de cette transformation, la disparition de la
conscription de masse. Dans les pays occidentaux, l’entreprise de nationalisation
des masses, avec ses rites et ses liturgies, notamment militaires, semble avoir
en partie décliné. Dans les années 1990, la crise du service militaire obligatoire
– institution décisive, on l’a vu, dans l’œuvre d'élaboration imaginaire
des États nationaux – est devenue manifeste. Les armées professionnelles,
conçues pour une intervention extérieure aux frontières européo-occidentales,
n’ont pas vocation à discipliner et à enrôler les masses. Si l’institution militaire
a perdu cette fonction, c’est non seulement parce qu’une guerre entre États occidentaux
est devenue inconcevable, mais surtout parce que la formation de citoyens-soldats
disparaît en tant que nécessité intérieure. Evolution qui s’explique non seulement
par des raisons stratégiques et de politique internationale (le conflit armé se
déplace hors de l’Europe, etc.) ou intérieure (les corps de police se développent),
mais aussi par des motifs liés à la lutte pour l’hégémonie sur les classes subalternes.
L’abolition
du service militaire obligatoire laisse supposer que les classes dominantes considèrent
désormais comme un fait acquis que la majorité d’individus a intériorisé la logique
étatique, voyant dans les structures de l’État un archétype de la société moderne.
Quand l’État est intériorisé en tant que principe régulateur de la vie collective,
son pouvoir se neutralise aux yeux de la majorité de la population. Cela suppose
que l’État se soit affirmé en tant que défenseur (et garant) de l’ensemble de
la société et pas seulement d'une de ses composantes (les classes dominantes),
mais aussi qu’il ait adapté ses modalités et mécanismes d’intervention aux transformations
plus générales qui affectent la société et le mode de production capitaliste.
6.
L’État diffus comme principe premier de la lutte pour l’hégémonie de la logique
étatique à l’époque de l’accumulation flexible
Les transformations
économiques, sociales et culturelles de ces trois dernières décennies ont, en
somme, favorisé l’élargissement du rôle de l’État en réponse aux exigences de
sécurité individuelle et collective. Et pourtant, depuis quelques années, on a
tendance à voir dans l’émergence du rôle transnational des marchés financiers
et dans la mobilité grandissante des entreprises un affaiblissement de l’intervention
de l’État, y compris du point de vue de sa capacité à garantir la cohésion interne
des nations. Or, en tant que conglomérat d’appareils, de lois, de sources multiples
de financement et de pouvoir, l’État n’a cessé parallèlement de s’étendre ;
sa sphère d’influence s’est élargie, il innerve de plus en plus notre vie professionnelle
et hors travail. Mais l’évolution ne s’arrête pas là : dans la mesure où
d’une part la crise du fordisme s’amplifie, d’autre part les États nationaux sont
soumis à des pressions économiques extérieures croissantes, les instruments de
l’hégémonie de la logique étatique tendent eux-mêmes à se transformer.
À ce
stade, il convient de souligner l’ambivalence de la bureaucratie moderne :
d’un côté, elle est affublée d’une image de structure rationnelle et anonyme (kafkaïenne),
qui alimente le mythe d’un contrôle total de la vie des individus (à la Orwell,
si l’on veut) ; mais d’un autre côté, le développement de l’appareil administratif
est allé de pair, dans les pays occidentaux, avec une différenciation interne
très poussée, qui a un impact en apparence « soft » sur la vie des individus.
Même si le pouvoir est en dernière instance centralisé, les activités développées
par les différentes composantes de l’appareil varient tant dans la forme que dans
le contenu, et tendent à occuper, à travers de multiples ramifications, toutes
les sphères de l’existence – certes, cela répond aux intérêts des castes bureaucratiques, à une exigence
systémique de contrôle social, mais cela leur assure aussi une légitimité en tant
qu’instruments de garantie et de contrôle d’autres sphères (dont la sphère économique).
Dans
une société en transformation perpétuelle, la lutte pour la reproduction de l’hégémonie
de la logique étatique est continuellement soumise à des défis. On pourrait dire
que se développe un État diffus, ce terme désignant l’instrument de reproduction
de la logique étatique qui correspond à la phase récente de mondialisation économico-financière.
À côté en effet de « l’usine diffuse » ,
produit de la crise des grandes concentrations productives relevant du modèle
d’accumulation fordiste, l’on voit, à l’époque de l'accumulation flexible, les
exigences de contrôle, et en conséquence les pouvoirs de l’État, s’adapter pour
ainsi dire à la « porosité » de la vie sociale, en se multipliant sur
le territoire. Si d’un côté l’État national a délégué une partie du pouvoir à
des structures supra-étatiques (Union européenne, ONU, etc.), de l’autre on a
assisté à une décentralisation des appareils centraux, dont les pouvoirs ont été
confiés aux autorités locales et régionales. Dans les États de tradition centralisatrice,
les organismes locaux qui assuraient jusqu’à récemment des fonctions de type administratif
et exécutif voient tendanciellement grossir leurs fonctions de direction politique
et finissent par agir, avec leurs propres prérogatives, à côté de l’État central
et sur le même espace territorial que lui. C’est ce qu’on appelle, dans la littérature
spécialisée, la multilevel governance. Si d’un côté ce processus a laissé
croire que l’État perdait certains de ses pouvoirs, l’État central étant perçu
comme se confondant avec l’État tout court, il a aussi contribué à en rendre
les contours plus flous, donc moins facilement identifiables, y compris pour ses
adversaires. À ce processus de mimétisme contribuent à la fois le fait que les
appareils d’État ont tendance à adopter des formes d’organisation du travail empruntées
aux entreprises privées (licenciements, précarité, taylorisme, etc.) et le fait
que le secteur privé assume désormais des tâches qui, il y a quelques décennies,
étaient la prérogative de l’État (voir par exemple la diffusion des polices privées).
Plus
que jamais, la sphère politique tend à se superposer à la « société civile »,
d’autant que, de façon plus nette que jamais dans l’histoire du capitalisme moderne,
celle-ci se réduit peu à peu à un artifice rhétorique ou à un fétiche. En conséquence,
il devient de plus en plus difficile d’identifier l’État comme une cible de première
importance dans la lutte, anti-hégémonique, pour l’autonomie individuelle et collective ;
d’autant que les mouvements récents contre la mondialisation ne semblent pas,
dans leur majorité, voir dans l’État un adversaire.
II.
L’État dans les conceptions du « mouvement des mouvements »
L’État, en tant que concept et que problème, a pris un statut
particulier dans les représentations du « mouvement des mouvements »
– formule désignant ceux qui se disent « altermondialistes » –
et cela depuis Seattle. La critique du libéralisme, la dénonciation de la répression
lors des rassemblements de Naples et de Gênes, l’opposition à la militarisation
et à la guerre après le 11 septembre 2001, traduisent toutes son importance. Et
pourtant ce rôle de protagoniste ne s’accompagne quasiment jamais d’une réflexion
explicite sur le rôle de l’État ni d’une réelle problématisation. Rien ou quasiment
rien n’est écrit sur les capacités des appareils d’État et des dispositifs législatifs
à modeler les esprits pour obtenir une soumission de routine, à produire et reproduire
les hiérarchies sociales ; rien ou quasiment rien non plus sur l’articulation
entre les dimensions « protectrice » et répressive de l’État.
Je
voudrais à présent tenter de répondre à deux types de questionnement : a)
quelles sont les principales conceptions de l’État qui émergent du « mouvement
des mouvements » ? b) dans quelle mesure ces conceptions font-elles
évoluer ou au contraire restent-elles accrochées à une vision simpliste ou contradictoire
de l’État contemporain ?
À
éplucher les déclarations, les prises de position, les documents plus ou moins
officiels à la recherche d’analyses sur le rôle que joue l’État dans les sociétés
d’aujourd’hui, on ne va pas bien loin. Les travaux faisant preuve d’un certain
souffle analytique se comptent sur les doigts d’une main. Certes, il ne manque
pas de références et de critiques ponctuelles, que ce soit pour exiger des pratiques
plus démocratiques de la part des structures de l’État ou pour critiquer le caractère
répressif de certaines d’entre elles. Rien, toutefois, qui ait un caractère systématique,
qui ne soit pas simplement fragmentaire ou de l’ordre de l’allusion. Bien sûr,
on est tenté de mettre ce manque de réflexions et de critiques de fond sur le
compte du caractère hétérogène et vaguement « moral » du mouvement ; ou de se dire que, s’il faut chercher une pensée critique
élaborée, c’est du côté des traditionnelles minorités intellectuelles qui opèrent
à l’intérieur et autour des mouvements.
Et
pourtant l’on retrouve dans divers documents de « campagne », sous une
forme plus ou moins explicite, les conceptions du rôle de l’État présentes, parfois
même de façon transversale, dans les différents courants ou sensibilités du mouvement
des mouvements. Malgré l’extrême hétérogénéité qui prévaut sur d’autres plans,
y compris là où s’observent des différenciations sur des bases nationales et continentales
reflétant des spécificités politiques, sociales et culturelles, il est possible
de distinguer au moins trois conceptions au sein du mouvement : l’une qui
défend la souveraineté des États nationaux et s’oppose à la mondialisation, une
autre qui préconise une « ré-appropriation à la base », et une troisième
que l’on peut qualifier d’« insurrectionnaliste ».
1.
L’État comme rempart contre la mondialisation
C’est là la conception prépondérante au sein du mouvement
des mouvements, celle dont Attac et Le Monde diplomatique sont peut-être
les défenseurs les plus explicites et les plus visibles, celle qui préconise un
contrôle renforcé des États nationaux sur les marchés et les flux financiers.
Ce qui se dégage de cette conception, c’est une idée de l’État comme, avant tout,
barrière de protection contre la domination des marchés, comme garant en dernier
recours de la communauté et du bien commun, comme rempart protégeant les intérêts
des citoyens contre un libéralisme sauvage et prévaricateur. « Quelque chose
de sûr et de durable (…) qui institue des valeurs et des règles » et traduit
« une exigence de constance face à un capitalisme qui invente en permanence
son contraire » .
Dans une partie du mouvement des mouvements, les États se voient investis de fonctions
de solidarité et de cohésion (les mécanismes de redistribution de l’État social),
d’administration, de protection et de sécurité et même de lutte contre la criminalité.
Au fond, qu’est-ce qui permet de faire le lien entre la défense de la nature contre
son exploitation sauvage, la revalorisation du Parlement face à l’exécutif, la
lutte contre le gaspillage et l’appropriation privée de l’eau, sinon une revalorisation
du rôle de l’État ? Dans cette façon de souligner l’altérité fondamentale
de celui-ci par rapport au capitalisme, l’on retrouve les traces de la représentation
classique de l’État que défendait la social-démocratie européenne au début du xxe siècle.
À
travers les événements de Gênes, le courant antilibéral a dû découvrir avec stupeur
la face répressive de l’État, puis, à travers les interventions en Afghanistan
et en Irak, et avec la même stupeur, son rôle de fauteur de guerre. Il n’a voulu
y voir, tout au plus, que des dérives autoritaires, inévitables conséquences d’un
libéralisme envahissant. L’opposition à la « mondialisation militarisée »,
on le voit, ne retient que des explications strictement économiques, qui ne renvoient
jamais à la nature fondamentalement répressive et guerrière de l’État moderne.
On ne s’étonnera donc pas de constater que la critique des comportements de la
police et de l’interventionnisme américain n’a pas été suivie d’un examen minutieux
et systématique du rôle de la police et de l’État dans les sociétés contemporaines.
L’opposition simpliste entre capitalisme mondial (à combattre) et souveraineté
étatique (à sauvegarder ou à restaurer), mais aussi le fait que la nature de l’État
contemporain se laisse difficilement saisir, se traduisent par une incapacité
à élaborer une critique de la logique étatique en tant que telle. Ce courant refuse
de réfléchir à l’État en tant qu’ensemble d’institutions, de ressources et de
mécanismes de contrôle ayant essentiellement pour but de garantir l’ordre social.
Et pourtant comment l’État (national), le détenteur du monopole de la violence
légitime (Weber) sur un territoire donné, pourrait-il se priver de l’usage d’un
appareil de police lui permettant de réprimer toute force susceptible d’affaiblir
et d’ôter sa légitimité à ce monopole ?
2.
La mondialisation par en bas et la ré-appropriation des « réseaux administratifs »
La seconde conception de l’État est surtout promue par les
courants du « mouvement des mouvements » qui, tels les « Désobéissants »
d’Italie, misent sur ce qu’ils appellent la mondialisation par en bas – par
le biais, par exemple, du « budget participatif » – et sur une
aspiration plus générale à une « démocratisation » des structures de
l’État. Ce courant hétérogène est mû par le désir de fournir une réponse « pratique »
à l’expropriation du pouvoir des citoyens par le capital et par les institutions
nationales et internationales en place. Parmi les multiples expériences qui vont
dans cette direction, il y a celles qui, dans les métropoles européennes et sud-américaines,
désignent les institutions locales, voir communales, comme les lieux de la ré-appropriation ;
d’où l’émergence d’une critique de l’État se focalisant sur son caractère centralisateur
et bureaucratique, expression d’une démocratie décadente. Mais les promoteurs
de cette conception, qui en général critiquent la conception souverainiste de
l’État, partent d’une représentation idéalisée de celui-ci et de ses rapports
avec la « société civile ». L’État contemporain est un appareil complexe,
segmenté et, un peu partout désormais, décentralisé. La participation « alternative »
dans le cadre des pouvoirs locaux, quand elle ne remet pas en cause les rôles
hiérarchiques (qui décide des secteurs et des ressources qui doivent être soumis
au débat et surtout aux prises de décision ?) et ne s’inscrit pas dans un
contexte de changement radical, à l’échelle nationale, régionale et locale, des
rapports de forces – entre capital et travail mais aussi entre logiques administratives,
fondées sur la délégation de pouvoir, et logiques de libération sociale, supposant
une véritable ré-appropriation – ne peut mener bien loin. Car sans cette
dimension, la critique théorique du pouvoir étatique qui prône la participation
à la base – thème qui en soi peut s’inscrire dans une théorie critique libertaire –
se traduit par un refoulement de la logique étatique. Le problème, c’est que,
dans cette conception, l’État tend à se confondre, par simplification et mauvaise
intelligence du phénomène, avec l’État national. Et qu’en conséquence, une fois
que l’on a déclaré son aversion pour la « nation » et redécouvert le
« local » et la « société civile », l’État perd tout caractère
problématique, que ce soit sur le plan théorique ou politique, et reste un « lieu »
fondamentalement neutre, apparemment ouvert à la ré-appropriation.
3.
L’État défenseur du capitalisme, donc à détruire
Le troisième courant est celui qui met le mieux en
lumière la pénétration des logiques de domination au sein des structures étatiques .
Toutefois, la représentation qu’il se fait de l’État reste schématique, focalisée
sur le rôle ouvertement répressif d’appareils ayant pour fonction de défendre
le capital et ses propriétés. Dans la mouvance du Black Bloc notamment, l’État
et le capitalisme constituent un objectif unique, « à détruire » par
la pratique de l’action directe. Inspirée d’un modèle insurrectionnaliste classique
adopté par de nombreuses minorités au cours des xixe et xxe siècles, l’action
directe ou l’action exemplaire, violente, contre la propriété privée, contre les
« symboles » du capital, serait le moyen de mettre à nu le vrai visage,
violent lui aussi, du capital et du pouvoir d’État. Or cette conception repose,
il est facile de s’en rendre compte, sur une méconnaissance de la complexité de
l’action que les États exercent, à travers mille ramifications, sur et dans les
sociétés contemporaines, où la mise au pas se fait par bien d’autres biais que
les seuls canaux « traditionnels » de la répression policière et carcérale.
Cette représentation très simplifiée des fonctions de l’État méconnaît le rôle
« sécuritaire » et « protecteur » qu’il joue de façon de plus
en plus nette, en réponse – du sommet – à une crise des liens communautaires
et du lien social que « l’anarchisme insurrectionnaliste » du XIXe siècle ne pouvait encore entrevoir.
4.
Affinités, potentialités et contradictions non résolues
Une fois illustrées les trois principales conceptions de
l’État présentes au sein du mouvement des mouvements, il devient possible d’en
repérer les affinités et les différences. Ce qui unit le troisième et le deuxième
courant – celui qui voit dans l’État un ennemi à abattre, hors de toute médiation,
et celui qui imagine une possible « appropriation » par le biais de
processus de participation démocratique – c’est la critique de la notion
de souveraineté nationale. Critique qui les distingue du premier courant, lequel
voit au contraire dans la restauration de la souveraineté « perdue »
un moyen de combattre la mondialisation des marchés. Le courant « insurrectionnaliste »
se distingue par l’usage de formes immédiates de violence symbolique et de rue,
destinées à provoquer une réaction des classes subalternes contre les appareils
répressifs de l’État et du capitalisme, les deux autres visant, bien que sous
des formes différentes, à une « démocratisation » de l’État par des
moyens pacifiques ou en tout cas légaux : renforcement des Parlements contre
des pouvoirs exécutifs considérés comme otages des multinationales et des organisations
économiques supranationales (FMI, Banque mondiale, etc.) dans un cas, « municipalisme »
et « budget participatif » dans l’autre. Aucune remise en cause, en
l’occurrence, des appareils de délégation de pouvoir, auxquels l’on demande plutôt
de s’ouvrir à la participation des citoyens, autrement dit d’engager un processus
de réforme qui réalise la promesse dont est plus ou moins explicitement porteuse
l’idéologie démocratico-représentative.
La
prise de distance et la méfiance vis-à-vis des partis, perçus comme des organes
bureaucratiques ne se référant qu’à eux-mêmes, semble être le substrat commun
à ces trois conceptions. L’idée qu’il existe une crise de la politique est largement
partagée, même si les conséquences tirées de ce diagnostic ne sont pas les mêmes.
Si potentialités libératrices il y a de façon diffuse au sein du mouvement des
mouvements, ce que je crois, c’est là qu’elles se situent, malgré des expressions
contradictoires. Ce serait en effet une erreur de croire que le mouvement altermondialiste
n’a pas, en termes pratiques, créé d’obstacles ou de risques aux classes dominantes
dans leur lutte pour imposer l’hégémonie de la logique étatique. Un des enjeux
de cette lutte étant la neutralisation des conflits sociaux par le biais d’un
traitement administratif des problèmes, force est de constater qu’il exerce une
certaine fonction de résistance. Qui pourtant ne parvient pas à s’exprimer en
termes contre-hégémoniques, faute d’une conscience solide, chez ceux qui l’animent,
des logiques de domination étatique.
Aucune
de ces conceptions n’est porteuse de questionnements sur le développement des
appareils administratifs de l’État moderne, sur la complexité croissante de leurs
procédés décisionnels, sur le fait que la sectorisation des tâches et la spécialisation
technocratique tendent, dans une phase de crise du mouvement ouvrier, de crise
des idéaux communistes et socialistes et de fin du monde bipolaire, à se renforcer
et à s’imposer dans toutes les sphères de la vie. Une part importante du mouvement
des mouvements, de surcroît, ne voit pas de contradiction entre une participation
de la base dans le cadre de l’ordonnancement juridico-administratif actuel et
l’exercice par l’État de son rôle « social », car le fait que la mise
en place de l’État social dans le second après-guerre a largement contribué à
la croissance des appareils de contrôle de l’État n’est pas pris en compte.
Dans
une phase de crise de légitimité de la démocratie partidaire, de crise de l’État
social, à une époque d’État « flexible » en devenir, il n’est pas exclu
qu’une logique de « démocratie par en bas » réussisse à se faire une
place. Mais uniquement dans certains secteurs d’importance marginale, où tout
risque de remise en cause de fond de la logique étatico-administrative est écarté.
Si une coexistence de ce genre apparaît possible, ce n’est pas seulement en raison
du fait que les gardiens de cette logique (les élites bureaucratico-administratives)
sont convaincus de leur légitimité en toute circonstance, ni qu’entre des structures
d’État relativement autonomes (locales, régionales, nationales) il existe une
articulation complexe, mais aussi en raison du caractère « soft » que
la logique administrativo-bureaucratique est contrainte d’adopter sous la pression
d’autres logiques, dont celle du marché. Les appareils administratifs (et de police)
produisent, de facto, des lois et des règlements destinés au fonctionnement interne
et à leur fonction d’ordre ; mais cette marge croissante d’autonomie et de
pouvoir n’est qu’à peine perturbée par les effets des tornades électorales et
par l’éventuelle participation des citoyens à la gestion de parts infimes du budget
de l’État. En même temps, ces appareils répressifs ont été contraints d’adapter
leur logique à un monde occidental où le pouvoir ne s’exerce généralement pas
par la répression ouverte ou ponctuelle des corps (comme cela se produit parfois
lors des manifestations et surtout dans les prisons), mais par le biais de formes
plus douces et plus flexibles de socialisation par l’obéissance, adaptées à la
société de consommation (si on ne consomme pas, on enfreint les règles du vivre
ensemble et on devient un paria) .
Face
au règne actuel de la logique étatique, la stratégie de provocation à la répression
ouverte se trouve avant tout confrontée à sa propre impuissance. La violence,
guère plus que symbolique, des composantes « insurrectionnalistes »
est loin de pouvoir déclencher un processus d’érosion du monopole de la force
et de l’exercice socialement légitime de la violence physique que détiennent les
États occidentaux. L’important soutien social dont bénéficie l’État aujourd’hui
ne résulte pas tant et pas seulement d’une confiance manifeste, mais du fait que,
pour la majorité des gens, militants des mouvements compris, ses structures et
ses services (pas seulement sociaux) font partie des conditions de vie et de l’univers
des certitudes minimales .
Deux éléments sont en outre à prendre en compte, relatifs à la fonction et à la
représentation de la violence physique dans les sociétés contemporaines :
d’une part, le rôle joué quotidiennement par les médias, qui savent si bien mettre
en scène et banaliser ou censurer la violence ; d’autre part, un phénomène
dérivant de la soumission du corps social au monopole étatique de la violence,
donc de l’intériorisation de l’interdit de se faire justice soi-même, à savoir
que, dans les sociétés contemporaines, les formes de violence manifeste apparaissent
moralement de plus en plus inacceptables .
Quoi
qu’il en soit, l’intérêt essentiel des classes dominantes est que se perpétue
la scission qui prévaut actuellement entre une représentation de l’État mettant
l’accent sur sa fonction protectrice (contre le marché et les incertitudes des
conditions de vie) et celle qui fait de lui un appareil répressif. En d’autres
termes, que le questionnement sur ce qui lie indissolublement ces deux visages
de l’État n’entre en aucune manière dans le domaine du sens commun, ne sorte pas
de la niche où sont cantonnées les minorités marginales. Consolider cette scission,
tel a bien été l’objectif implicite de la répression policière qui s’est déchaînée
lors des manifestations anti/altermondialisation de Göteborg puis d’ailleurs (Prague,
Gênes, etc.). Et si cette répression s’est entre-temps réduite, ce n’est pas seulement
parce que, dans le contexte d’aujourd’hui, la violence « gratuite »,
ouverte, publique, exercée par les appareils d’État risque de miner la crédibilité
des élites gouvernantes, mais aussi parce que, jusqu’ici tout au moins, l’objectif
est atteint : isoler les « violents » des « pacifiques »
et des « démocrates », donc empêcher que des sujets autres que ceux
reconnus par l’État (autres États, partis, etc.) posent le problème de la légitimité
des normes du système et, surtout, remettent en cause le monopole étatique de
la domination et de la violence.
5.
En guise de non-conclusion
La question de l’État semble bien être la face cachée du
mouvement des mouvements, celle qui en dévoile les faiblesses. Les conceptions
de l’État qui prévalent au sein de la vague « altermondialiste », et
qui prônent sa « défense », son « appropriation » ou sa « destruction
immédiate », semblent incapables de remettre en cause la logique étatique
profonde de l’État capitaliste actuel. Les considérations faites ici, plus qu’une
critique moraliste des faibles capacités des diverses composantes du mouvement
des mouvements à « penser l’État hors de l’État », se veulent une invitation
à approfondir une phénoménologie du pouvoir étatique tel qu’il s’exerce aujourd’hui,
afin d’en déceler la puissance mais aussi les contradictions. Cette tâche, qui
reste à accomplir, est sans doute la condition nécessaire de l’élaboration d’une
théorie libertaire de la domination véritablement adaptée aux défis du xxie siècle.
Cet
article est paru à l’origine en italien dans Collegamenti-Wobbly n° 2 et
4. La traduction est de Nicole Thé.
De
Oscar Mazzoleni on lira Nationalisme et populisme en Suisse. La radicalisation
de la « nouvelle » UDC, paru en 2003 à Lausanne aux Presses polytechniques
et universitaires romandes.
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