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Le droit de grève :
tour d'horizon international
FRANCE
Un
droit bien réel, mais très dépendant des rapports de forces
En
France, le droit de grève existe bel et bien et les salariés ne se privent pas
de l’utiliser. Depuis cent quarante ans, ce droit n’a cessé d’évoluer, en réponse
le plus souvent aux épisodes marquants de la lutte de classe. Le cadre juridique
dans lequel ce droit s’exerce est relativement peu contraignant, mais la tentation
de le remettre en cause est forte au sein de la classe politique. Plusieurs exemples
montrent cependant que l’interdiction de ce droit ou l’instauration d’une obligation
de service minimum ne peuvent suffire à faire baisser la conflictualité tant que
demeurent les causes qui ont motivé les conflits.
Le
droit de grève existe bien en France, au point que les gouvernements essaient
depuis toujours d’y mettre des bornes, de le réglementer par voie législative
ou par la négociation syndicale. Évidemment, les procédés par lesquels ils tentent
d’obtenir ces limitations ne sont pas innocents : ils renvoient à des conceptions
bien précises des rapports sociaux, de la “ cohésion sociale ”, du mode
de gestion de la démocratie. Certains en font un drapeau et un argument électoral,
d’autres essaient de les faire passer en douce, de peur que ces tentatives de
réglementation n’attisent les tensions au lieu de les désamorcer. Mais, pour les
uns et les autres, le point de départ est bel et bien le fait que ce droit existe,
que les salariés, notamment ceux des services publics, en font usage et que cela
s’inscrit dans une culture du conflit social restée vivante. Et ce malgré une
forte initiative patronale et une évolution défavorable des rapports de forces
entre les classes au cours des dernières décennies – évolution qui, d’ailleurs,
explique que le patronat semble aujourd’hui ressentir l’existence d’un droit de
grève réel comme une insulte à sa toute-puissance et comme un obstacle sur la
voie de la “ nécessaire modernisation ” des rapports sociaux.
Mais regardons de plus près comment
ce droit s’est imposé dans l’histoire et quels sont ses fondements juridiques,
pour les salariés en général comme pour les catégories les plus exposées aux projets
de réglementation.
Une longue histoire
Démocratie représentative et droit
de grève n’ont pas toujours fait bon ménage en France. La loi Le Chapelier de
1791 ne reconnaît pas ce droit, puisqu’elle vise à interdire les regroupements
professionnels sous prétexte d’empêcher la reconstitution des corporations féodales
qui font obstacle à la consolidation de l’autorité de l’État. Si, concrètement,
elle assure à la bourgeoisie une entière liberté de recrutement et d’exploitation
de la main-d’œuvre, elle ne peut empêcher les ouvriers de réagir vivement quand
ces conditions deviennent insupportables. Au point que, des décennies durant,
il sera difficile de faire la distinction, y compris dans les termes, entre la
grève, l’émeute et l’insurrection – phénomène dont on peut voir une résurgence
dans la culture de lutte des milieux syndicalistes révolutionnaires de la fin
du xixe siècle.
La grève reste un délit
pénalement sanctionné jusqu’à la loi du 25 mai 1864 (qui va faciliter le développement
de la Première Internationale), qui l’assimile cependant à une rupture du contrat
de travail. Plus tard, après l’écrasement de la Commune de Paris, la loi Waldeck-Rousseau
(21 mars 1884) finit par reconnaître la légalité des syndicats corporatifs, sans
toutefois remettre en cause l’arsenal juridique répressif et l’arbitraire patronal
qui pèsent sur l’exercice de la grève, notamment dans la fonction publique.
Dès
la fin du xixe siècle,
le débat en milieu syndical est dominé par le thème de la grève générale insurrectionnelle,
idée qui galvanisera l’action de terrain mais s’avérera impuissante à empêcher
le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Mais, si l’exercice de la grève
est le produit de rapports de forces préexistants, il contribue aussi à les transformer
et à faire évoluer le cadre juridique. Ainsi, en mai et juin 1936, bon nombre
des grèves sont déclarées illégales, ce qui n’empêche pas le mouvement de déboucher
sur une victoire qui marquera durablement l’imaginaire des salariés.
Au
sortir de la Seconde Guerre mondiale, le droit de grève est enfin reconnu constitutionnellement,
mais avec quelques précautions. Ainsi lit-on dans le préambule de la Constitution
du 28 octobre 1946 : “ Le droit de grève s’exerce dans le cadre des
lois qui le réglementent. ” L’époque, cependant, ne se prête pas aux arguties
juridiques. L’accord de Yalta a attribué l’Europe occidentale au “ camp de
la liberté ”, mais l’existence de partis communistes et de syndicats relativement
puissants pousse à lâcher du lest sur le plan social, aussi longtemps que l’équilibre
entre les deux camps n’est pas menacé – et dans la mesure où des “ institutions
ouvrières ” s’avèrent nécessaires au respect de l’ordre, pour empêcher la
multiplication des grèves sauvages et toute remise en cause des impératifs de
la reconstruction capitaliste puis du développement économique dans le cadre bien
ordonné de la démocratie.
À l’automne 1947, des grèves
très dures éclatent à Renault et le PC est exclu du gouvernement. La loi du 6
décembre 1947 impose un tour de vis répressif en limitant le droit de grève au
nom d’une nécessaire “ défense de la liberté du travail ”. Toutefois,
CGT et PC s’avèrent des sous-traitants fiables de la paix sociale. Pas question,
donc, de se les aliéner par des provocations incongrues qui porteraient atteinte
à leur domination sur le monde ouvrier.
Dans
les années qui suivent, plusieurs catégories de fonctionnaires se voient refuser
ce droit : les CRS (1947), les magistrats et les personnels de l’administration
pénitentiaire (1958) – ces restrictions s’élargiront plus tard aux policiers (1966),
aux employés aux transmissions du ministère de l’Intérieur (1968) et aux militaires
(1972).
La
Constitution de 1958 fait référence au préambule de 1946 et reconnaît le droit
de grève. Mais les interventions visant à réglementer ce droit ne tardent pas
à reprendre. Avec la loi du 31 juillet 1963, qui fait suite à la grève et la réquisition
des mineurs de charbon, les limitations imposées aux fonctionnaires sont étendues
à tout le secteur nationalisé ; les grèves tournantes qui pourraient paralyser
l’activité d’une entreprise sont interdites ; une obligation de préavis de
cinq jours est introduite pour la fonction publique, dont le non-respect constitue
une faute lourde pour les salariés et un risque de condamnation au paiement de
dommages et intérêts pour le syndicat ayant appelé à la grève. En 1964, les contrôleurs
aériens se voient imposer la première contrainte de service minimum, qui sera
suivie par d’autres au fil des années (en 1984 et 1985 pour la même catégorie,
en 1979 puis 1986 pour les salariés de l’audiovisuel public).
En
1968, l’ampleur de la vague de grève du mois de mai va redonner sa légitimité
à l’exercice de ce droit et pousser le pouvoir à privilégier la recherche d’accords
avec les syndicats plutôt que la répression, comme le montrent bien les accords
de Grenelle.
Dès
lors, les syndicats vont se prêter volontiers au jeu : plusieurs décennies
durant, ils vont assumer leur rôle de partenaires “ responsables ”,
évitant toute entreprise hasardeuse, encadrant les salariés, jouant sur le registre
des “ journées d’action ” pour lâcher du lest lorsque la tension est
trop forte, collaborant dans les faits avec l’État et les différents gouvernements
– si bien qu’en 1993, lorsque Balladur imposera au privé un passage à 40
annuités pour un départ à la retraite, aucun syndicat ne prendra l’initiative
de la moindre heure de grève, tous se contentant d’afficher leur désaccord par
la voie de communiqués de presse.
L’état
actuel du droit
La
grève est un droit individuel exercé collectivement. Elle implique “ une
cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications
professionnelles ”.
Pour se mettre en grève, il n’est
pas nécessaire de représenter la totalité ou la majorité d’un service ou d’une
entreprise. Chaque salarié a le droit de décider seul de se mettre en grève si
un mot d’ordre a été lancé dans ce sens au niveau national, régional ou d’une
branche d’activité. En revanche, toute initiative individuelle de grève est considérée
comme absence injustifiée.
Dans la fonction publique et
les entreprises chargées d’une mission de service public ,
le code du travail impose un préavis de cinq jours francs ,
ce qui exclut toute grève surprise. Si la majorité du personnel juge que les revendications
sont satisfaites, une minorité ne peut poursuivre la grève que si de nouvelles
revendications sont avancées.
La
question de savoir qui peut prendre l’initiative de la grève n’est pas clairement
établie. Dans le privé, il semble qu’il ne soit pas indispensable qu’un syndicat
s’en charge : les salariés peuvent le faire d’eux-mêmes, à condition de respecter
l’obligation d’informer préalablement l’employeur des revendications. Dans le
public en revanche, où un préavis est nécessaire, il semble qu’il y ait monopole
syndical.
Le non-respect des procédures
de conciliation, des délais de préavis, des clauses d’attente ou de “ refroidissement ”
prévus par les accords de branche ou d’entreprise ne peut donner lieu à
sanctions ou reproches.
Il n’y a pas de durée minimale ou maximale imposée pour une grève. Seuls des débrayages répétés peuvent
tomber sous le coup de la loi, s’ils ont pour objectif de désorganiser l’entreprise
et de nuire à son économie.
Sont illégales les grèves
perlées, qui “ constituent une exécution fautive du contrat de travail ”,
ainsi que les grèves tournantes dans la fonction publique mais aussi dans
le privé quand elles “ conduisent à une désorganisation totale de l’entreprise ”.
En revanche, l’employeur ne peut décider seul qu’il en est victime, il doit apporter
la preuve de leur existence devant le tribunal. Les grèves accompagnées d’occupation
des locaux ne doivent pas entraver la liberté du travail ou constituer un
trouble illicite. Si c’est le cas, l’employeur doit saisir le tribunal pour obtenir
l’expulsion des grévistes – et celle-ci leur est généralement accordée, l’occupation
des locaux n’étant pas vue d’un bon œil par la justice .
Si les occupants restent en place malgré l’arrêté d’expulsion, ils peuvent être
licenciés pour faute lourde, et l’employeur peut demander l’intervention de la
police pour faire évacuer les locaux.
Les piquets de grève sont
licites lorsqu’ils n’entravent pas la liberté de travail et ne désorganisent pas
l’entreprise. Exemples : garer des camions d’une entreprise de transport
devant les portes de l’entreprise et rester à côté une fois les camions vidés
et les clefs remises à l’employeur a été jugé licite ; bloquer les portes
de l’entreprise et interdire l’accès aux autres salariés, comme illicite.
Les grèves politiques qui visent à remettre en cause des décisions gouvernementales sont illégales,
mais aucune de celles auxquelles ont appelé les syndicats majoritaires n’a été
contestée devant la justice. Le refus du blocage des salaires, la défense de l’emploi
ou la revendication d’une réduction du temps de travail ont été considérés comme
étroitement liés aux préoccupations quotidiennes des salariés au sein de leur
entreprise, donc assimilés à des revendications professionnelles.
Les grèves de solidarité (avec un employé licencié, avec les salariés d’une autre entreprise, etc.) sont
illégales, mais elles deviennent de fait licites à partir du moment où certaines
des revendications portent sur les conditions de travail et de salaire dans l’entreprise
touchée par la grève.
Dans le secteur privé et la fonction
publique territoriale, la retenue sur salaire pour fait de grève doit être
strictement proportionnelle à la durée de l’arrêt de travail.
Dans la fonction publique d’Etat, elle est de 1/30 du traitement pour chaque jour
de grève (même si celle-ci n’a duré qu’une heure). Dans les établissements chargés
de la gestion d’un service public (fonction publique hospitalière notamment),
elle est de 1/160 du salaire mensuel si la grève ne dépasse pas une heure, de
1/50 si elle dure plus d’une heure mais moins d’une demi-journée, et de 1/30 si
elle reste dans les limites de la journée.
On
le voit, les entraves juridiques susceptibles de servir de moyens de pression
contre la grève ne manquent pas. Mais la frontière entre licite et illicite
peut se modifier en fonction de l’évolution des rapports de forces. En général,
ces entraves ont un effet pratique lorsque la dynamique de la grève reste faible
et balbutiante, mais, quand les raisons de la colère sont fortes et le mécontentement
perçu comme légitime par l’opinion publique, elles deviennent facilement inopérantes.
Cela est particulièrement visible
dans les entreprises privatisées, où le passage au privé et l’introduction de
la concurrence se sont généralement traduites par une dégradation des conditions
de travail et de salaire des employés : pour celles qui assurent un service
d’intérêt général (audiovisuel, transports), il existe une marge juridique d’interprétation
qui permet encore aux salariés de jouer pleinement la carte du rapport de forces.
Mais parallèlement, dans la classe politique, les tentatives se multiplient pour
tenter de modifier le cadre juridique afin de réintroduire des restrictions au
droit de grève que le passage au privé a fait disparaître.
Il
ne faut par ailleurs pas oublier le poids de la précarité dans les rapports de
forces : les précaires sont en effet les plus exposés aux pressions et aux
menaces des employeurs, ce qui fait que, dans leur cas tout particulièrement,
la réalité juridique est à mettre en regard avec la situation du marché du travail
le du type de relations qui prévaut dans les entreprises ou les établissements
concernés. Or, on le sait, la précarité ne fait qu’augmenter : dans la fonction
publique, un salarié sur cinq est désormais contractuel ou vacataire et, dans le privé, la grande majorité des embauches se fait sous
contrat précaire.
Le remplacement des grévistes par des salariés de l’entreprise est une opération licite et courante.
Traditionnellement, ce sont les cadres que l’on affecte à cette besogne, comme
on l’a vu plus d’une fois à la SNCF ou à la RATP. Mais là encore, boucher un trou
est chose facile quand la grève est peu suivie et manque de souffle, mais, si
elle est forte, le recours à du personnel d’encadrement pour remplacer les grévistes
ne peut que jeter de l’huile sur le feu et durcir la grève.
La loi, en revanche, interdit
l’embauche de personnel extérieur pour remplacer les grévistes si celle-ci
se fait par recours aux CDD ou à l’intérim. Mais elle l’autorise sous contrat
à durée indéterminée, celui-ci étant censé répondre à des besoins permanents de
l’entreprise. Dans la grève des cuisiniers des pubs Frog de Paris (avril-novembre
2003), le patron n’a pas hésité à embaucher des briseurs de grève en CDI, convaincu
que la grève prendrait fin rapidement et qu’il pourrait se débarrasser des nouveaux
embauchés avant la fin de leur période d’essai ; pourtant, il a fini par
devoir négocier le licenciement, finances à l’appui, de tous les salariés qui
s’étaient mis en grève.
Pendant le temps de la grève, le contrat de travail est suspendu (ce qui a un effet sur les congés payés,
les jours fériés, la maladie, les accidents, les cotisations de retraite, etc.),
mais le salarié continue de faire partie de l’entreprise. Le salarié n’étant pas
soumis à l’autorité de la hiérarchie, il ne peut se voir infliger des sanctions
ou des amendes, et la retenue sur salaire ne peut avoir de caractère de sanction :
elle doit rester proportionnelle au temps de cessation du travail. Le paiement
des jours de grève étant le plus souvent lié aux négociations de fin de grève,
il dépend beaucoup de l’évolution des rapports de forces lors de ces négociations.
Lock-outet fermetures visant à faire pression sur les non-grévistes constituent une
faute contractuelle de l’employeur, mais si une “ situation contraignante
ou de force majeure ” ou encore des raisons de sécurité rendent impossibles
la poursuite de l’activité, la fermeture est autorisée.
Des procédures de conciliation peuvent être demandées par une des parties – devant le préfet, lequel
agit en liaison avec l’inspecteur du travail – mais aussi par le ministre
du Travail, le préfet lui-même ou la direction régionale de l’emploi. En cas d’échec
de la conciliation (mais pas seulement), le ministère du Travail ou le président
de la commission régionale de conciliation peut engager, à la demande d’une des
parties ou de sa propre initiative, une procédure de médiation. Le médiateur
est nommé par le ministère, par le préfet ou par le tribunal.
Les conventions collectives peuvent
prévoir des procédures d’arbitrage ou établir une liste d’arbitres désignés
d’un commun accord par les parties. En cas d’absence de ces procédures, les parties
peuvent procéder à cette désignation au cours de la grève.
En
cas de trouble à l’ordre public, les autorités peuvent recourir à des réquisitions de personnel, mais il est assez rare que cela se produise, car cette éventualité
est généralement prise en compte par les grévistes et contribue à une évaluation
réaliste des rapports de forces sur le terrain. Pour prendre l’exemple du mouvement
du printemps dernier, le choix des enseignants d’assurer malgré tout les examens
est directement lié au fait qu’une réquisition leur pendait au nez. Les autorités
académiques ont joué à cette occasion sur une gradation des pressions : les
grévistes étaient “ requis ” par lettre recommandée, façon habile de
laisser entendre qu’ils seraient réquisitionnés en cas de refus d’obtempérer.
Service minimum et restriction
du droit de grève
L’idée
d’instituer un service minimum hante le sommeil de la classe politique française,
mais celle-ci est partagée : certains pensent qu’il faut faire voter une
loi qui limite au maximum le droit de grève, d’autres, que cela ne pourrait qu’amener
des syndicats tout à fait “ responsables ”, et qui ne demandent qu’à
négocier des restrictions avec les employeurs, à s’arc-bouter et à mener bataille
pour le principe – la loi ne faisant alors que mettre le feu aux poudres
et aiguiser une conflictualité que l’on veut maîtriser.
Or,
dans ce débat, on oublie souvent de rappeler que le service minimum existe bel
et bien dans plusieurs secteurs dits “ d’intérêt général ” ou “ de
service public ”. Nous avons cité plus haut le contrôle aérien et l’audiovisuel
public, mais d’autres secteurs sont aussi concernés, même si c’est sous des formes
juridiques différentes. Dès 1966, une décision du ministère de l’Intérieur impose
un service minimum pour l’alimentation en électricité des hôpitaux, cliniques
et laboratoires. À EDF, des règlements intérieurs ont été adoptés en 1989 qui
permettent d’assurer la continuité de l’alimentation électrique. La Poste a mis
en place un deuxième réseau de tri, concentré autour des principaux centres, sous
prétexte d’absorber les surcharges de trafic, mais dans l’éventualité surtout
de faire face à des grèves dures. Les hôpitaux sont soumis à l’obligation d’un
service minimum, mais celle-ci est quasiment superflue depuis que les sous-effectifs
permanents font qu’un service assuré dans des conditions “ normales ”
ressemble lui-même à un service minimum (constat que l’on peut faire aussi dans
plusieurs branches des transports publics). C’est d’ailleurs une des raisons qui
pèsent sur la conflictualité dans les hôpitaux : lorsque grève il y a, elle
n’est plus concrètement visible que dans quelques services non essentiels.
À la RATP, souvent citée comme
modèle de refroidissement des conflits, un dispositif dit “ d’alarme sociale ”
a été introduit, qui consiste essentiellement à négocier dès qu’un problème est
signalé par un ou plusieurs syndicats. Les préavis passent ainsi, dans les faits,
de cinq à onze jours, ce qui permet à l’entreprise d’éviter les coups de colère.
Certes, il se produit toujours des débrayages sans préavis (à la suite d’une agression,
d’une sanction, etc.), mais la direction est autorisée à considérer ces grèves
comme des absences illégales, ce qui, à moyen terme, exerce une forte pression
sur les salariés, ceux-ci étant tous, tôt ou tard, concernés par ces “ absences ”.
Signalons par ailleurs que tous les syndicats n’ont pas signé ce protocole et
ne respectent pas les règles qu’il instaure. Les médias attribuent en chœur la
baisse du nombre de préavis de grève à la RATP à l’existence de ce protocole,
mais la réalité semble plus prosaïque : cette baisse s’explique d’abord par
la grande modération des syndicats et par une négociation quasi permanente.
À
la SNCF, on parle beaucoup ces derniers mois d’“ amélioration du dialogue
social ” et de “ prévention des conflits ”, mais cela se limite
pour l’instant à des protocoles assez vagues et à une intensification des négociations.
Les projets du gouvernement en matière de restriction du droit de grève et de
service minimum y sont-ils pour quelque chose ?
Dans les grèves de 1988, ce fut
dans les hôpitaux privés – où les conditions de travail sont dictées par
les impératifs du profit – que le refus des grévistes d’assurer un service
minimum a été le plus net, les hôpitaux publics pouvant se permettre une gestion
plus “ consensuelle ” de la grève, médecins et hiérarchie administrative
faisant tampon, et moins pénalisante pour les malades. La grève de neuf semaines
du printemps 1991 à l’hôpital Tenon de Paris offre un autre exemple, plus limité,
d’inefficacité des assignations décidées par la direction : certains grévistes
ont fait en sorte qu’on ne puisse les trouver, pour éviter d’avoir à répondre
aux injonctions de la hiérarchie qu’on leur aurait transmises.
Rappelons que plusieurs secteurs
de la fonction publique sont privés du droit de grève. Bien que leurs fonctions
(police, gestion des prisons, magistrature, armée…) ne soient pas des plus sympathiques,
il est intéressant d’observer les réactions de ces salariés de l’État, car cette
privation de droit ne les empêche ni de se faire entendre, ni d’obtenir ce qu’ils
demandent. Paradoxalement, leur situation montre en quels termes le vrai problème
se pose : quand les raisons du mécontentement s’accumulent en rapport avec
la situation salariale, rien, pas même le fait de participer aux fonctions régaliennes
de l’État, n’empêche de le manifester. Le fait de briser ou de contourner l’interdit
formel devient d’ailleurs un atout, car c’est ce qui va frapper les esprits.
Les manifestations de policiers
dans les rues de France il y a trois ans, ou de femmes de gendarmes un peu plus
tard, sont encore dans toutes les mémoires, ainsi que les cortèges impressionnants
de flics aux manifestations qui ont précédé les grèves de 1995 – signal fort
de l’étendue du mécontentement d’alors, et belle façon de montrer que l’interdiction
du droit de grève peut être facilement contournée, notamment dans le cadre d’un
mouvement portant sur un problème de société comme celui des retraites. Le gouvernement
Raffarin en a tiré les leçons en évitant de s’attaquer au même moment au
régime général de retraite des fonctionnaires et aux régimes spéciaux.
Les gardiens de prison n’ont
pas non plus le droit de grève, mais ça ne les a pas empêchés de participer eux
aussi à la vague de grèves de 1987-1988 – c’est d’ailleurs bien le seul cas où
l’on peut parler décemment de “ prise d’otages ”, puisqu’ils empêchaient
les détenus d’accéder aux parloirs, d’avoir des contacts avec le monde extérieur
ou de mener la vie “ normale ” que l’État a décidé de leur imposer.
Et pourtant tout le monde peut vérifier dans les journaux de l’époque combien
fut grande la discrétion sur cet épisode de grève. FO, syndicat majoritaire dans
la profession, a obtenu satisfaction sur la plupart des revendications, et cela
sans susciter d’émoi, alors même que la “ prise en otages ” des usagers
des transports était le thème favori des médias.
À trop vouloir interdire, en
somme, ceux qui nous gouvernent risquent fort de faire monter la pression tout
en se privant de baromètre. C’est là une situation qui pourrait devenir intéressante
pour ceux qui cherchent dans les conflits des éléments pouvant contribuer à un
changement radical des rapports sociaux.
G.
Soriano
Les entreprises récemment privatisées ainsi que leurs sous-traitants insistent
pour que cette réglementation s’applique à leur cas, y compris quand le secteur
concerné est soumis à la concurrence (comme dans le cas des compagnies d’aviation).
La question pour l’instant n’est pas tranchée.
L’article L 521-3 du code du travail dit ceci : “ Le préavis émane de
l’organisation ou d’une des organisations syndicales les plus représentatives
sur le plan national, dans la catégorie professionnelle ou dans l’entreprise,
l’organisme ou le service intéressé. Il précise les motifs du recours à la grève.
Le préavis doit parvenir cinq jours francs avant le déclenchement de la grève
à l’autorité hiérarchique ou à la direction de l’établissement, de l’entreprise
ou de l’organisme intéressé. Il fixe le lieu, la date et l’heure du début ainsi
que la durée limitée ou non, de la grève envisagée. Pendant toute la durée du
préavis, les parties intéressées sont tenues de négocier. ”
Une exception rarissime : lors de la dernière grève des salariés du McDonald’s
de Strasbourg-Saint-Denis, les grévistes ont occupé les locaux et le patron (un
franchisé) n’a pas obtenu leur évacuation. L’occupation a duré tout le temps de
la grève, soit une année entière.
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