Version imprimable / printable
 
Retour au sommaire
   

Le droit de grève : tour d'horizon international

FRANCE

Un droit bien réel, mais très dépendant des rapports de forces

En France, le droit de grève existe bel et bien et les salariés ne se privent pas de l’utiliser. Depuis cent quarante ans, ce droit n’a cessé d’évoluer, en réponse le plus souvent aux épisodes marquants de la lutte de classe. Le cadre juridique dans lequel ce droit s’exerce est relativement peu contraignant, mais la tentation de le remettre en cause est forte au sein de la classe politique. Plusieurs exemples montrent cependant que l’interdiction de ce droit ou l’instauration d’une obligation de service minimum ne peuvent suffire à faire baisser la conflictualité tant que demeurent les causes qui ont motivé les conflits.

Le droit de grève existe bien en France, au point que les gouvernements essaient depuis toujours d’y mettre des bornes, de le réglementer par voie législative ou par la négociation syndicale. Évidemment, les procédés par lesquels ils tentent d’obtenir ces limitations ne sont pas innocents : ils renvoient à des conceptions bien précises des rapports sociaux, de la “ cohésion sociale ”, du mode de gestion de la démocratie. Certains en font un drapeau et un argument électoral, d’autres essaient de les faire passer en douce, de peur que ces tentatives de réglementation n’attisent les tensions au lieu de les désamorcer. Mais, pour les uns et les autres, le point de départ est bel et bien le fait que ce droit existe, que les salariés, notamment ceux des services publics, en font usage et que cela s’inscrit dans une culture du conflit social restée vivante. Et ce malgré une forte initiative patronale et une évolution défavorable des rapports de forces entre les classes au cours des dernières décennies – évolution qui, d’ailleurs, explique que le patronat semble aujourd’hui ressentir l’existence d’un droit de grève réel comme une insulte à sa toute-puissance et comme un obstacle sur la voie de la “ nécessaire modernisation ” des rapports sociaux.

Mais regardons de plus près comment ce droit s’est imposé dans l’histoire et quels sont ses fondements juridiques, pour les salariés en général comme pour les catégories les plus exposées aux projets de réglementation.

Une longue histoire

Démocratie représentative et droit de grève n’ont pas toujours fait bon ménage en France. La loi Le Chapelier de 1791 ne reconnaît pas ce droit, puisqu’elle vise à interdire les regroupements professionnels sous prétexte d’empêcher la reconstitution des corporations féodales qui font obstacle à la consolidation de l’autorité de l’État. Si, concrètement, elle assure à la bourgeoisie une entière liberté de recrutement et d’exploitation de la main-d’œuvre, elle ne peut empêcher les ouvriers de réagir vivement quand ces conditions deviennent insupportables. Au point que, des décennies durant, il sera difficile de faire la distinction, y compris dans les termes, entre la grève, l’émeute et l’insurrection – phénomène dont on peut voir une résurgence dans la culture de lutte des milieux syndicalistes révolutionnaires de la fin du xixe siècle.

La grève reste un délit pénalement sanctionné jusqu’à la loi du 25 mai 1864 (qui va faciliter le développement de la Première Internationale), qui l’assimile cependant à une rupture du contrat de travail. Plus tard, après l’écrasement de la Commune de Paris, la loi Waldeck-Rousseau (21 mars 1884) finit par reconnaître la légalité des syndicats corporatifs, sans toutefois remettre en cause l’arsenal juridique répressif et l’arbitraire patronal qui pèsent sur l’exercice de la grève, notamment dans la fonction publique.

Dès la fin du xixe siècle, le débat en milieu syndical est dominé par le thème de la grève générale insurrectionnelle, idée qui galvanisera l’action de terrain mais s’avérera impuissante à empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Mais, si l’exercice de la grève est le produit de rapports de forces préexistants, il contribue aussi à les transformer et à faire évoluer le cadre juridique. Ainsi, en mai et juin 1936, bon nombre des grèves sont déclarées illégales, ce qui n’empêche pas le mouvement de déboucher sur une victoire qui marquera durablement l’imaginaire des salariés.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le droit de grève est enfin reconnu constitutionnellement, mais avec quelques précautions. Ainsi lit-on dans le préambule de la Constitution du 28 octobre 1946 : “ Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. ” L’époque, cependant, ne se prête pas aux arguties juridiques. L’accord de Yalta a attribué l’Europe occidentale au “ camp de la liberté ”, mais l’existence de partis communistes et de syndicats relativement puissants pousse à lâcher du lest sur le plan social, aussi longtemps que l’équilibre entre les deux camps n’est pas menacé – et dans la mesure où des “ institutions ouvrières ” s’avèrent nécessaires au respect de l’ordre, pour empêcher la multiplication des grèves sauvages et toute remise en cause des impératifs de la reconstruction capitaliste puis du développement économique dans le cadre bien ordonné de la démocratie.

À l’automne 1947, des grèves très dures éclatent à Renault et le PC est exclu du gouvernement. La loi du 6 décembre 1947 impose un tour de vis répressif en limitant le droit de grève au nom d’une nécessaire “ défense de la liberté du travail ”. Toutefois, CGT et PC s’avèrent des sous-traitants fiables de la paix sociale. Pas question, donc, de se les aliéner par des provocations incongrues qui porteraient atteinte à leur domination sur le monde ouvrier.

Dans les années qui suivent, plusieurs catégories de fonctionnaires se voient refuser ce droit : les CRS (1947), les magistrats et les personnels de l’administration pénitentiaire (1958) – ces restrictions s’élargiront plus tard aux policiers (1966), aux employés aux transmissions du ministère de l’Intérieur (1968) et aux militaires (1972).

La Constitution de 1958 fait référence au préambule de 1946 et reconnaît le droit de grève. Mais les interventions visant à réglementer ce droit ne tardent pas à reprendre. Avec la loi du 31 juillet 1963, qui fait suite à la grève et la réquisition des mineurs de charbon, les limitations imposées aux fonctionnaires sont étendues à tout le secteur nationalisé ; les grèves tournantes qui pourraient paralyser l’activité d’une entreprise sont interdites ; une obligation de préavis de cinq jours est introduite pour la fonction publique, dont le non-respect constitue une faute lourde pour les salariés et un risque de condamnation au paiement de dommages et intérêts pour le syndicat ayant appelé à la grève. En 1964, les contrôleurs aériens se voient imposer la première contrainte de service minimum, qui sera suivie par d’autres au fil des années (en 1984 et 1985 pour la même catégorie, en 1979 puis 1986 pour les salariés de l’audiovisuel public).

En 1968, l’ampleur de la vague de grève du mois de mai va redonner sa légitimité à l’exercice de ce droit et pousser le pouvoir à privilégier la recherche d’accords avec les syndicats plutôt que la répression, comme le montrent bien les accords de Grenelle.

Dès lors, les syndicats vont se prêter volontiers au jeu : plusieurs décennies durant, ils vont assumer leur rôle de partenaires “ responsables ”, évitant toute entreprise hasardeuse, encadrant les salariés, jouant sur le registre des “ journées d’action ” pour lâcher du lest lorsque la tension est trop forte, collaborant dans les faits avec l’État et les différents gouvernements – si bien qu’en 1993, lorsque Balladur imposera au privé un passage à 40 annuités pour un départ à la retraite, aucun syndicat ne prendra l’initiative de la moindre heure de grève, tous se contentant d’afficher leur désaccord par la voie de communiqués de presse.

L’état actuel du droit

La grève est un droit individuel exercé collectivement. Elle implique “ une cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles ”.

Pour se mettre en grève, il n’est pas nécessaire de représenter la totalité ou la majorité d’un service ou d’une entreprise. Chaque salarié a le droit de décider seul de se mettre en grève si un mot d’ordre a été lancé dans ce sens au niveau national, régional ou d’une branche d’activité. En revanche, toute initiative individuelle de grève est considérée comme absence injustifiée.

Dans la fonction publique et les entreprises chargées d’une mission de service public [1], le code du travail impose un préavis de cinq jours francs [2], ce qui exclut toute grève surprise. Si la majorité du personnel juge que les revendications sont satisfaites, une minorité ne peut poursuivre la grève que si de nouvelles revendications sont avancées.

La question de savoir qui peut prendre l’initiative de la grève n’est pas clairement établie. Dans le privé, il semble qu’il ne soit pas indispensable qu’un syndicat s’en charge : les salariés peuvent le faire d’eux-mêmes, à condition de respecter l’obligation d’informer préalablement l’employeur des revendications. Dans le public en revanche, où un préavis est nécessaire, il semble qu’il y ait monopole syndical.

Le non-respect des procédures de conciliation, des délais de préavis, des clauses d’attente ou de “ refroidissement ” prévus par les accords de branche ou d’entreprise ne peut donner lieu à sanctions ou reproches.

Il n’y a pas de durée minimale ou maximale imposée pour une grève. Seuls des débrayages répétés peuvent tomber sous le coup de la loi, s’ils ont pour objectif de désorganiser l’entreprise et de nuire à son économie.

Sont illégales les grèves perlées, qui “ constituent une exécution fautive du contrat de travail ”, ainsi que les grèves tournantes dans la fonction publique mais aussi dans le privé quand elles “ conduisent à une désorganisation totale de l’entreprise ”. En revanche, l’employeur ne peut décider seul qu’il en est victime, il doit apporter la preuve de leur existence devant le tribunal. Les grèves accompagnées d’occupation des locaux ne doivent pas entraver la liberté du travail ou constituer un trouble illicite. Si c’est le cas, l’employeur doit saisir le tribunal pour obtenir l’expulsion des grévistes – et celle-ci leur est généralement accordée, l’occupation des locaux n’étant pas vue d’un bon œil par la justice [3]. Si les occupants restent en place malgré l’arrêté d’expulsion, ils peuvent être licenciés pour faute lourde, et l’employeur peut demander l’intervention de la police pour faire évacuer les locaux.

Les piquets de grève sont licites lorsqu’ils n’entravent pas la liberté de travail et ne désorganisent pas l’entreprise. Exemples : garer des camions d’une entreprise de transport devant les portes de l’entreprise et rester à côté une fois les camions vidés et les clefs remises à l’employeur a été jugé licite ; bloquer les portes de l’entreprise et interdire l’accès aux autres salariés, comme illicite.

Les grèves politiques qui visent à remettre en cause des décisions gouvernementales sont illégales, mais aucune de celles auxquelles ont appelé les syndicats majoritaires n’a été contestée devant la justice. Le refus du blocage des salaires, la défense de l’emploi ou la revendication d’une réduction du temps de travail ont été considérés comme étroitement liés aux préoccupations quotidiennes des salariés au sein de leur entreprise, donc assimilés à des revendications professionnelles.

Les grèves de solidarité (avec un employé licencié, avec les salariés d’une autre entreprise, etc.) sont illégales, mais elles deviennent de fait licites à partir du moment où certaines des revendications portent sur les conditions de travail et de salaire dans l’entreprise touchée par la grève.

Dans le secteur privé et la fonction publique territoriale, la retenue sur salaire pour fait de grève doit être strictement proportionnelle à la durée de l’arrêt de travail[4]. Dans la fonction publique d’Etat, elle est de 1/30 du traitement pour chaque jour de grève (même si celle-ci n’a duré qu’une heure). Dans les établissements chargés de la gestion d’un service public (fonction publique hospitalière notamment), elle est de 1/160 du salaire mensuel si la grève ne dépasse pas une heure, de 1/50 si elle dure plus d’une heure mais moins d’une demi-journée, et de 1/30 si elle reste dans les limites de la journée.

On le voit, les entraves juridiques susceptibles de servir de moyens de pression contre la grève  ne manquent pas. Mais la frontière entre licite et illicite peut se modifier en fonction de l’évolution des rapports de forces. En général, ces entraves ont un effet pratique lorsque la dynamique de la grève reste faible et balbutiante, mais, quand les raisons de la colère sont fortes et le mécontentement perçu comme légitime par l’opinion publique, elles deviennent facilement inopérantes.

Cela est particulièrement visible dans les entreprises privatisées, où le passage au privé et l’introduction de la concurrence se sont généralement traduites par une dégradation des conditions de travail et de salaire des employés : pour celles qui assurent un service d’intérêt général (audiovisuel, transports), il existe une marge juridique d’interprétation qui permet encore aux salariés de jouer pleinement la carte du rapport de forces. Mais parallèlement, dans la classe politique, les tentatives se multiplient pour tenter de modifier le cadre juridique afin de réintroduire des restrictions au droit de grève que le passage au privé a fait disparaître.

Il ne faut par ailleurs pas oublier le poids de la précarité dans les rapports de forces : les précaires sont en effet les plus exposés aux pressions et aux menaces des employeurs, ce qui fait que, dans leur cas tout particulièrement, la réalité juridique est à mettre en regard avec la situation du marché du travail le du type de relations qui prévaut dans les entreprises ou les établissements concernés. Or, on le sait, la précarité ne fait qu’augmenter : dans la fonction publique, un salarié sur cinq est désormais contractuel[5] ou vacataire et, dans le privé, la grande majorité des embauches se fait sous contrat précaire.

Le remplacement des grévistes par des salariés de l’entreprise est une opération licite et courante. Traditionnellement, ce sont les cadres que l’on affecte à cette besogne, comme on l’a vu plus d’une fois à la SNCF ou à la RATP. Mais là encore, boucher un trou est chose facile quand la grève est peu suivie et manque de souffle, mais, si elle est forte, le recours à du personnel d’encadrement pour remplacer les grévistes ne peut que jeter de l’huile sur le feu et durcir la grève.

La loi, en revanche, interdit l’embauche de personnel extérieur pour remplacer les grévistes si celle-ci se fait par recours aux CDD ou à l’intérim. Mais elle l’autorise sous contrat à durée indéterminée, celui-ci étant censé répondre à des besoins permanents de l’entreprise. Dans la grève des cuisiniers des pubs Frog de Paris (avril-novembre 2003), le patron n’a pas hésité à embaucher des briseurs de grève en CDI, convaincu que la grève prendrait fin rapidement et qu’il pourrait se débarrasser des nouveaux embauchés avant la fin de leur période d’essai ; pourtant, il a fini par devoir négocier le licenciement, finances à l’appui, de tous les salariés qui s’étaient mis en grève.

Pendant le temps de la grève, le contrat de travail est suspendu (ce qui a un effet sur les congés payés, les jours fériés, la maladie, les accidents, les cotisations de retraite, etc.), mais le salarié continue de faire partie de l’entreprise. Le salarié n’étant pas soumis à l’autorité de la hiérarchie, il ne peut se voir infliger des sanctions ou des amendes, et la retenue sur salaire ne peut avoir de caractère de sanction : elle doit rester proportionnelle au temps de cessation du travail. Le paiement des jours de grève étant le plus souvent lié aux négociations de fin de grève, il dépend beaucoup de l’évolution des rapports de forces lors de ces négociations.

Lock-outet fermetures visant à faire pression sur les non-grévistes constituent une faute contractuelle de l’employeur, mais si une “ situation contraignante ou de force majeure ” ou encore des raisons de sécurité rendent impossibles la poursuite de l’activité, la fermeture est autorisée.

Des procédures de conciliation peuvent être demandées par une des parties – devant le préfet, lequel agit en liaison avec l’inspecteur du travail – mais aussi par le ministre du Travail, le préfet lui-même ou la direction régionale de l’emploi. En cas d’échec de la conciliation (mais pas seulement), le ministère du Travail ou le président de la commission régionale de conciliation peut engager, à la demande d’une des parties ou de sa propre initiative, une procédure de médiation. Le médiateur est nommé par le ministère, par le préfet ou par le tribunal.

Les conventions collectives peuvent prévoir des procédures d’arbitrage ou établir une liste d’arbitres désignés d’un commun accord par les parties. En cas d’absence de ces procédures, les parties peuvent procéder à cette désignation au cours de la grève.

En cas de trouble à l’ordre public, les autorités peuvent recourir à des réquisitions de personnel, mais il est assez rare que cela se produise, car cette éventualité est généralement prise en compte par les grévistes et contribue à une évaluation réaliste des rapports de forces sur le terrain. Pour prendre l’exemple du mouvement du printemps dernier, le choix des enseignants d’assurer malgré tout les examens est directement lié au fait qu’une réquisition leur pendait au nez. Les autorités académiques ont joué à cette occasion sur une gradation des pressions : les grévistes étaient “ requis ” par lettre recommandée, façon habile de laisser entendre qu’ils seraient réquisitionnés en cas de refus d’obtempérer.

Service minimum et restriction du droit de grève

L’idée d’instituer un service minimum hante le sommeil de la classe politique française, mais celle-ci est partagée : certains pensent qu’il faut faire voter une loi qui limite au maximum le droit de grève, d’autres, que cela ne pourrait qu’amener des syndicats tout à fait “ responsables ”, et qui ne demandent qu’à négocier des restrictions avec les employeurs, à s’arc-bouter et à mener bataille pour le principe – la loi ne faisant alors que mettre le feu aux poudres et aiguiser une conflictualité que l’on veut maîtriser.

Or, dans ce débat, on oublie souvent de rappeler que le service minimum existe bel et bien dans plusieurs secteurs dits “ d’intérêt général ” ou “ de service public ”. Nous avons cité plus haut le contrôle aérien et l’audiovisuel public, mais d’autres secteurs sont aussi concernés, même si c’est sous des formes juridiques différentes. Dès 1966, une décision du ministère de l’Intérieur impose un service minimum pour l’alimentation en électricité des hôpitaux, cliniques et laboratoires. À EDF, des règlements intérieurs ont été adoptés en 1989 qui permettent d’assurer la continuité de l’alimentation électrique. La Poste a mis en place un deuxième réseau de tri, concentré autour des principaux centres, sous prétexte d’absorber les surcharges de trafic, mais dans l’éventualité surtout de faire face à des grèves dures. Les hôpitaux sont soumis à l’obligation d’un service minimum, mais celle-ci est quasiment superflue depuis que les sous-effectifs permanents font qu’un service assuré dans des conditions “ normales ” ressemble lui-même à un service minimum (constat que l’on peut faire aussi dans plusieurs branches des transports publics). C’est d’ailleurs une des raisons qui pèsent sur la conflictualité dans les hôpitaux : lorsque grève il y a, elle n’est plus concrètement visible que dans quelques services non essentiels.

À la RATP, souvent citée comme modèle de refroidissement des conflits, un dispositif dit “ d’alarme sociale ” a été introduit, qui consiste essentiellement à négocier dès qu’un problème est signalé par un ou plusieurs syndicats. Les préavis passent ainsi, dans les faits, de cinq à onze jours, ce qui permet à l’entreprise d’éviter les coups de colère. Certes, il se produit toujours des débrayages sans préavis (à la suite d’une agression, d’une sanction, etc.), mais la direction est autorisée à considérer ces grèves comme des absences illégales, ce qui, à moyen terme, exerce une forte pression sur les salariés, ceux-ci étant tous, tôt ou tard, concernés par ces “ absences ”. Signalons par ailleurs que tous les syndicats n’ont pas signé ce protocole et ne respectent pas les règles qu’il instaure. Les médias attribuent en chœur la baisse du nombre de préavis de grève à la RATP à l’existence de ce protocole, mais la réalité semble plus prosaïque : cette baisse s’explique d’abord par la grande modération des syndicats et par une négociation quasi permanente.

À la SNCF, on parle beaucoup ces derniers mois d’“ amélioration du dialogue social ” et de “ prévention des conflits ”, mais cela se limite pour l’instant à des protocoles assez vagues et à une intensification des négociations. Les projets du gouvernement en matière de restriction du droit de grève et de service minimum y sont-ils pour quelque chose ?

Dans les grèves de 1988, ce fut dans les hôpitaux privés – où les conditions de travail sont dictées par les impératifs du profit – que le refus des grévistes d’assurer un service minimum a été le plus net, les hôpitaux publics pouvant se permettre une gestion plus “ consensuelle ” de la grève, médecins et hiérarchie administrative faisant tampon, et moins pénalisante pour les malades. La grève de neuf semaines du printemps 1991 à l’hôpital Tenon de Paris offre un autre exemple, plus limité, d’inefficacité des assignations décidées par la direction : certains grévistes ont fait en sorte qu’on ne puisse les trouver, pour éviter d’avoir à répondre aux injonctions de la hiérarchie qu’on leur aurait transmises.

Rappelons que plusieurs secteurs de la fonction publique sont privés du droit de grève. Bien que leurs fonctions (police, gestion des prisons, magistrature, armée…) ne soient pas des plus sympathiques, il est intéressant d’observer les réactions de ces salariés de l’État, car cette privation de droit ne les empêche ni de se faire entendre, ni d’obtenir ce qu’ils demandent. Paradoxalement, leur situation montre en quels termes le vrai problème se pose : quand les raisons du mécontentement s’accumulent en rapport avec la situation salariale, rien, pas même le fait de participer aux fonctions régaliennes de l’État, n’empêche de le manifester. Le fait de briser ou de contourner l’interdit formel devient d’ailleurs un atout, car c’est ce qui va frapper les esprits.

Les manifestations de policiers dans les rues de France il y a trois ans, ou de femmes de gendarmes un peu plus tard, sont encore dans toutes les mémoires, ainsi que les cortèges impressionnants de flics aux manifestations qui ont précédé les grèves de 1995 – signal fort de l’étendue du mécontentement d’alors, et belle façon de montrer que l’interdiction du droit de grève peut être facilement contournée, notamment dans le cadre d’un mouvement portant sur un problème de société comme celui des retraites. Le gouvernement Raffarin en a tiré les leçons en évitant de s’attaquer au même moment au régime général de retraite des fonctionnaires et aux régimes spéciaux.

Les gardiens de prison n’ont pas non plus le droit de grève, mais ça ne les a pas empêchés de participer eux aussi à la vague de grèves de 1987-1988 – c’est d’ailleurs bien le seul cas où l’on peut parler décemment de “ prise d’otages ”, puisqu’ils empêchaient les détenus d’accéder aux parloirs, d’avoir des contacts avec le monde extérieur ou de mener la vie “ normale ” que l’État a décidé de leur imposer. Et pourtant tout le monde peut vérifier dans les journaux de l’époque combien fut grande la discrétion sur cet épisode de grève. FO, syndicat majoritaire dans la profession, a obtenu satisfaction sur la plupart des revendications, et cela sans susciter d’émoi, alors même que la “ prise en otages ” des usagers des transports était le thème favori des médias.

À trop vouloir interdire, en somme, ceux qui nous gouvernent risquent fort de faire monter la pression tout en se privant de baromètre. C’est là une situation qui pourrait devenir intéressante pour ceux qui cherchent dans les conflits des éléments pouvant contribuer à un changement radical des rapports sociaux.

G. Soriano[6]


[1] Les entreprises récemment privatisées ainsi que leurs sous-traitants insistent pour que cette réglementation s’applique à leur cas, y compris quand le secteur concerné est soumis à la concurrence (comme dans le cas des compagnies d’aviation). La question pour l’instant n’est pas tranchée.

[2] L’article L 521-3 du code du travail dit ceci : “ Le préavis émane de l’organisation ou d’une des organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national, dans la catégorie professionnelle ou dans l’entreprise, l’organisme ou le service intéressé. Il précise les motifs du recours à la grève. Le préavis doit parvenir cinq jours francs avant le déclenchement de la grève à l’autorité hiérarchique ou à la direction de l’établissement, de l’entreprise ou de l’organisme intéressé. Il fixe le lieu, la date et l’heure du début ainsi que la durée limitée ou non, de la grève envisagée. Pendant toute la durée du préavis, les parties intéressées sont tenues de négocier. ”

[3] Une exception rarissime : lors de la dernière grève des salariés du McDonald’s de Strasbourg-Saint-Denis, les grévistes ont occupé les locaux et le patron (un franchisé) n’a pas obtenu leur évacuation. L’occupation a duré tout le temps de la grève, soit une année entière.

[4] Elle se calcule par rapport au nombre d’heures de travail qui auraient dû être réalisées dans le mois considéré. Autrement dit, on établit le salaire horaire de ce mois en divisant le salaire brut mensuel par le nombre d’heures de travail qui auraient dû être effectuées dans ce mois précis, et on trouve le montant du retrait en multipliant le montant du salaire horaire trouvé par le nombre d’heures de grève effectuées dans ce mois.

[5] Le pourcentage officiel des contractuels est actuellement de 13,6 %. Mais la réalité vécue sur les lieux de travail et la multiplication des statuts précaires autorisent à dire que ce chiffre est largement sous-estimé.

[6] Je remercie Catherine Sauviat et Marie-Thérèse Dufour des remarques et précisions qu’elles m’ont fournies. Toutefois, si des erreurs et imprécisions demeurent, j’en porte seul la responsabilité.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009