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Le droit de grève : tour
d'horizon international
ESPAGNE
Un vide juridique consensuel
Il
existe jusqu’à ce jour un vide légal relatif concernant le réglementation du droit
de grève (telle qu’elle est contenue dans le décret-loi royal de 1977), du fait
des circonstances où s’est produite la transition de la dictature au système démocratique. Néanmoins,
la vulnérabilité manifestée dans une série de conflits par la nouvelle organisation
productive qui s’est diffusée sur le territoire, parallèlement à la prolifération
de petits syndicats d’entreprise ou corporatifs qui disposent d’une forte capacité
d’intervention et de paralysie, de même que la non-observation des services minimaux,
tout cela redonne de la vigueur aux discussions sur la nécessité de promulguer
une loi de grève.
Les dispositions
légales qui régissent le déclenchement d’une grève dans le cadre des relations
de travail sont contenues dans un décret-loi royal de 1977. Depuis lors, il y
eut quelques tentatives pour élaborer une loi de grève, dans le but principal
de réglementer les services minimaux, mais pour des raisons conjoncturelles et
tactiques, gouvernement, syndicats et patronat ont chaque fois préféré laisser
les choses en l’état, et s’en tenir au décret-loi royal de 1977.
Parmi
les questions les plus marquantes dudit décret il y a par exemple ce qui se rapporte
à la déclaration de grève, qui peut être prononcée par les représentants des travailleurs,
autorisés à en décider du moment que sont présents au moins 75 % des représentants,
à moins que la grève ne soit convoquée par les travailleurs eux-mêmes. Auquel
cas il faut que 25 % du personnel soit d’accord pour soumettre la grève à
un vote. La consultation devra se faire à bulletins secrets et la décision se
prendra à la majorité simple. Le comité de grève comprendra douze personnes au
maximum et le préavis de grève devra être consigné par écrit au moins cinq jours
avant le début de la grève. Quand il s’agit de grève dans les services publics,
le préavis devra être d’au moins dix jours.
La législation
actuelle garantit la « liberté du travail » pour ceux qui ne se joignent
pas à la grève, tandis que pour leur part « les travailleurs en grève pourront
faire de la propagande pacifique en faveur de la grève, et rassembler des fonds
sans exercer aucune contrainte ». De son côté, le comité de grève doit garantir
« l’exécution des services nécessaires à la sécurité des personnes et des
biens » (maintenance des locaux, des machines, etc.), bien qu’il revienne
à l’entrepreneur de décider quels sont ceux qui devront assurer ces services.
Par ailleurs, tant que dure la grève, « l’entrepreneur ne pourra remplacer
les grévistes par des travailleurs étrangers à l’entreprise ».
De plus,
selon l’article 7 du décret royal, l’exercice du droit de grève interdit aux travailleurs
« d’occuper le lieu de travail ou aucune de ses dépendances ». De même,
seront considérées comme actions illicites ou abusives « les grèves tournantes,
les grèves des travailleurs situés dans des secteurs stratégiques et visant à
interrompre le processus productif, les grèves du zèle et d’application du règlement
et, plus généralement, toute modification collective du régime de travail autre
que la grève ». Profitant de la relative marge de manœuvre que laisse
aux travailleurs l’article en question (étant donné que l’exercice abusif ou illicite
de la grève ne comporte pas nécessairement l’illégalité ou la responsabilité pénale ),
les dockers de Barcelone ont ainsi mené en 1980 des « grèves sélectives »
et instauré une socialisation des salaires qui firent plier le patronat.
L’article
8, néanmoins, prévoit que les conventions collectives puissent renoncer à déclencher
la grève pendant la durée de la convention collective signée. C’est l’article
10 qui contient les dispositions les plus conflictuelles, celles qui ont été mises
en cause au cours des grèves récentes. Ainsi, « lorsqu’une grève éclate dans
des entreprises assurant des services publics de quelque nature que ce soit, ou
de service de nécessité urgente et reconnue, et en cas de circonstances d’exceptionnelle
gravité, l’autorité gouvernementale pourra prendre les mesures nécessaires pour
assurer le fonctionnement desdits services. Et le gouvernement pourra de même
prendre les dispositions adéquates ».
Enfin,
à l’article 11 sont énumérés les cas où la grève est illégale. Par exemple, il
y a illégalité de la grève « lorsqu’elle se déclenche ou se poursuit pour
des raisons politiques ou pour quelque autre motif étranger à l’intérêt professionnel
des travailleurs concernés », « quand elle a pour but de modifier, pendant
leur période de validité, les dispositions d’une convention collective ou celles
qui résultent d’un arbitrage ».
Une
législation inachevée
Le décret-royal
de 1977 a subi des modifications, du fait de la suppression de quelques paragraphes
jugés inconstitutionnels, selon la décision du Tribunal constitutionnel d’avril
1981. La nature de ce décret et son maintien au cours de toutes ces années doivent
se comprendre à la lumière des circonstances particulières où il fut élaboré (les
débuts de la transition démocratique), et en tenant compte de ce que les tentatives
ultérieures d’en modifier les termes n’ont pas rencontré les conditions adéquates.
En fait, en 1980, le ministère du Travail de l’UCD (Union du centre démocratique)
tenta d’aborder la question dans le cadre du Statut des travailleurs, mais il
fut décidé de la laisser de côté, car elle risquait d’interférer avec d’autres
accords plus urgents venus en discussion avec les syndicats en ces « années
difficiles ».
Par la
suite, le gouvernement socialiste, qui dut affronter deux grèves générales (en
juin 1985 et décembre 1989) et se trouvait confronté à une augmentation de la
combativité ouvrière manifestant un dépassement de plus en plus marqué des syndicats,
y compris du syndicat socialiste UGT, rédigea en 1987 une brouillon qui limitait
considérablement le droit de grève, mais la réaction syndicale parvint à neutraliser
le projet du gouvernement. On disait à l’époque que « la meilleure loi de
grève est celle qui n’existe pas ».
En 1991,
le gouvernement revint sur la nécessité de réglementer le droit de grève, en s’inspirant
de la législation italienne, mais les syndicats proposèrent, en guise d’alternative,
un code d’autorégulation. Pendant que se déroulaient les discussions au niveau
bureaucratique, un changement intervint dans le gouvernement socialiste et la
question fut enterrée. Le texte abordait la question des services minimaux de
façon qu’ils soient déterminés au préalable, outre celle du « comment et
quand » on pouvait appeler à la grève. Ce fut une occasion perdue, de l’avis
des responsables syndicaux, puisque, comme le reconnaissait le représentant de
l’UGT, une « bonne réglementation de la grève profite aux citoyens et aux
grandes confédérations syndicales ».
Et il
faut ici remarquer que le renforcement des grandes centrales syndicales est une
question largement débattue. D’un côté, renforcer la capacité de contrôle des
grandes centrales syndicales sur la population salariée est un objectif sur lequel
s’entendent gouvernement, patronat et syndicats, puisque inversement, comme l’ont
montré les conflits de ces dernières années, la prolifération de petits syndicats
d’entreprise ou corporatifs (les pilotes d’avion, les contrôleurs, les conducteurs
de trains etc.) confère à un petit noyau de travailleurs le pouvoir de paralyser
le processus de reproduction sociale ; mais d’un autre côté, ce renforcement
équivaut à un pouvoir dans le cadre de la représentation institutionnelle que
la droite, mais aussi certains secteurs du PSOE, jugent excessif.
Nous
nous trouvons donc dans une situation où le droit de grève repose sur le décret-royal
de 1977 auquel est venue s’ajouter la jurisprudence ultérieure, basée sur les
conclusions judiciaires de quelques conflits du travail. Néanmoins, bien qu’il
y ait jusqu’à présent un certain consensus entre gouvernement, patronat et syndicats
pour ne pas aborder l’élaboration d’une nouvelle loi de grève, chaque fois qu’une
mobilisation des travailleurs aboutit à paralyser certains services qui ont une
certaine incidence sociale (transports de marchandises, de voyageurs, services
de nettoyage, etc.) le débat sur la nécessité de réglementer le droit de grève
resurgit.
C’est
ainsi qu’en décembre de l’an passé, le président de la Fédération espagnole du
patronat (CEOE) lança un appel pour que l’on réforme la loi de grève, afin de
remédier à certaines « importantes lacunes » de façon à aboutir à « une
réglementation plus efficace du droit de grève ». En outre, il soulignait
que la nouvelle loi devrait déterminer « comment éviter toute contrainte tout en respectant l’exigence syndicale d’informer les travailleurs sur le
conflit, et comment on gère de façon plus rigoureuse et plus efficace les grèves
qui affectent les services d’intérêt majeur pour la société ».
Quelques commentaires
Certes,
multiples sont les raisons qui peuvent expliquer le « retard » législatif
de la réglementation du droit de grève. Elles se réfèrent, comme on l’a mentionné
plus haut, à la situation socio-politique des premières années de ce qu’on a appelé
la transition démocratique. En ces années-là, toute restriction du droit de grève
aurait été interprétée par les travailleurs comme une tentative pour maintenir
les lois répressives de la dictature, ce qui aurait ôté toute légitimité à ceux
qui se seraient déclarés ouvertement en faveur d’une définition restrictive du
droit de grève. D’autre part, le pacte de transition lui-même avait impliqué les
principaux appareils syndicaux (UGT, CCOO et USO), de sorte que ces derniers se
chargèrent d’imposer les restrictions nécessaires pour garantir l’ordre dans le
système productif et dans les services. Ce fut l’époque où les syndicats s’employaient à justifier et à imposer aux travailleurs les sacrifices nécessaires
pour « sauvegarder l’économie nationale », que les luttes ouvrières
contre la dictature avaient laissée en piteux état. Ce furent donc les syndicats
majoritaires (UGT et CCOO) qui prirent en charge le règlement des conflits, autrement
dit la démobilisation et le détournement de la combativité ouvrière, comme on
le vit nettement au cours de ce qu’on appela la « reconversion industrielle ».
Au mitan
des années 80, les tentatives pour élaborer une loi de grève ne rencontrèrent
pas une conjoncture plus favorable, car le gouvernement socialiste et le syndicat
apparenté, l’UGT, traversaient une phase de dissension (due au projet de réforme
de la sécurité sociale et des retraites), qui aboutit à ce que les deux grands
syndicats (UGT et CCOO) se mettent d’accord pour convoquer deux grèves générales.
Dans un tel climat de relative tension, il n’était pas indiqué d’aborder une question
aussi épineuse que la loi de grève. Bref, si telles furent les raisons qui motivèrent
le renvoi à plus tard de la législation sur les grèves, ce sont d’autres raisons
qui mènent aujourd’hui à réactiver le débat sur la nécessité d’une réglementation
du droit de grève.
Tout
au long des deux dernières décennies, les moyens d’endoctrinement de masse (presse,
radio et télévision) ont répandu une certaine manière de voir, qui présentait
les actions revendicatives des travailleurs et les grèves comme des actions dirigées
contre la normalité civique approuvée par ce qu’on pourrait appeler le front de
l’ordre démocratique, constitué des moyens d’information, des partis, des syndicats,
des associations de quartier, des ONG, etc. On s’en rend compte spécialement dans
les termes utilisés pour informer sur les conflits du travail dans la période
de la reconversion industrielle. De la légitimité des luttes sociales de la classe
ouvrière sous le franquisme, légitimité reconnue par la presse libérale capitaliste,
on en était venu dans les années 80 à considérer les conflits du travail comme
des problèmes d’ordre public (pour les chantiers navals, par exemple) et comme
des actions contraires aux principes démocratiques.
Dans
d’autres cas, le dénigrement des revendications et des travailleurs eux-mêmes
se convertit ouvertement en accusation d’être des « travailleurs privilégiés »,
comme dans le cas des dockers. C’est ainsi que se mettent en place un discours
et une pratique démobilisatrices qui font passer toute action revendicative pour
dommageable à l’économie nationale. Et comble d’absurdité, les revendications
salariales sont accusées d’être contraires à la solidarité (!) sous prétexte que,
d’après les syndicats, le gel des salaires aide à « créer des emplois ».
Tout cela conduit à une criminalisation de plus en plus poussée des grèves en
tant qu’actes contraires au légitime ordre civique régnant.
Parallèlement,
l’insertion de l’État espagnol dans la chaîne productive transnationale en tant
que pays intermédiaire, associée à la tertiarisation croissante de l’activité
économique et à l’élévation du niveau de consommation, sont des facteurs qui induisent
une transformation des mentalités, en ce sens que les individus sont de plus en
plus perçus comme des usagers et des consommateurs. Cette conversion des
producteurs en usagers est la base sur laquelle repose également le discours citoyenniste
que l’on tient systématiquement contre ces mêmes consommateurs citoyens lorsqu’ils
mettent en avant leur condition de travailleurs et déploient des actions de grève
de notables dimensions.
Le « droit
des citoyens » est le lieu commun que l’on invoque lorsque la mobilisation
des travailleurs (notamment dans les services publics) a des effets « négatifs »
sur l’activité du reste de la population. Dès lors – et cela se produit chaque
fois qu’éclate un conflit de ce type – les porte-parole et les avocats du
prétendu front de l’ordre démocratique s’appliquent à insulter les grèves et les
mobilisations, qu’ils n’hésitent pas à présenter comme un chantage des grévistes
contre l’ensemble de la société.
Sans
aucun doute, les conflits de ces dernières années (transports de marchandises,
transports urbains, autobus et métro, lignes aériennes, services de nettoyage,
contrôleurs aériens, etc. ) sont la preuve d’une profonde vulnérabilité du processus
de reproduction sociale. Paradoxalement, la décomposition des grands complexes
industriels et la reconversion de la population salariée dans le tertiaire sont
à l’origine de nouveaux foyers de conflictualité, dans lesquels l’action d’un
nombre relativement réduit de travailleurs peut avoir des répercussions sur une
large échelle. Par exemple, il y a quelques années, la grève des femmes (elles
y sont majoritaires) qui travaillent au nettoyage dans l’aéroport de Madrid a
failli entraîner la fermeture de celui-ci et a eu des répercussions sur d’autres
secteurs d’activité à des niveaux très différents. Cela révéla la capacité stratégique
de paralysie démesurée que détenait un collectif de femmes en condition très précaire
(appartenant aux strates les plus basses de la qualification professionnelle et
des revenus salariaux).
Par ailleurs,
s’agissant des activités productives, la pratique répandue de la sous-traitance
et les techniques de gestion de la chaîne d’approvisionnement (lean production, JIT) ont montré la considérable fragilité d’un type d’organisation du travail
qui fait des interruptions partielles du processus de travail des grèves stratégiques,
comme on a pu le voir à de nombreuses reprises dans le secteur de la fabrication
automobile.
Compte
tenu de tout cela, les déclarations du président de la Fédération patronale espagnole
en décembre dernier indiquent peut-être que pour le capital est venu le moment
d’entreprendre la révision de la législation actuelle des conflits du travail.
En somme, la conjoncture s’est modifiée sous deux aspects : selon toute apparence,
la population est réceptive au discours citoyenniste, ce qui fait que toute restriction
apportée au droit de grève pourrait bénéficier d’un surcroît de légitimation ;
et, en outre, la fragilité du cycle d’accumulation propre aux entreprises impose
une garantie maximale du flux de production, autrement dit de chacun des points
et segments qui font partie du cycle de la marchandise.
D’autre
part, dans un document patronal qui est parvenu au public, il est proposé entre
autres choses de privilégier les accords d’entreprise par rapport aux conventions
collectives, ce qui répondrait à une proposition ancienne du patronat, avancée
par son président en septembre 1985. Compte tenu de l’état de désagrégation que
connaît la population salariée, si l’on poursuit sur la voie de la négociation
sectorielle ou par entreprise, il pourrait en résulter une avancée stratégique
pour le patronat, bien que cela ouvrirait également la possibilité d’obtenir des
accords et des améliorations au niveau local ou à celui de l’entreprise au profit
de petits groupes de travailleurs, ce qui entraînerait aussi bien une déstabilisation
relative des relations de travail qu’une nouvelle forme de corporatisme à l’échelle
de l’entreprise. Le fait est que pour les syndicats, comme il est dit plus haut
à propos des déclarations d’un des responsables de l’UGT, cela pourrait signifier
un affaiblissement et une réelle perte d’influence pour les « grandes
centrales ».
Tout
compte fait, l’avenir des syndicats ainsi que leur fonction dans la phase actuelle
de la domination capitaliste est une question qui s’est posée dès l’arrivée des
premiers gouvernements socialistes dans les années 80. De sorte que le débat sur
une éventuelle législation de la grève repose le problème en des termes qui ne
seront peut-être pas favorables aux responsables des centrales syndicales. D’autre
part, dans de nombreux conflits qui ont affecté récemment les services publics,
le gouvernement civil a déterminé des services minimaux que les grévistes ont
jugés abusifs et n’ont pas respectés, faisant ainsi d’une grève légale une grève
sauvage. Néanmoins, il est difficile d’apprécier la portée réelle des grèves,
et de l’observation ou non des services minimaux, du fait de la faible crédibilité
des informations diffusées par la presse et par les syndicats.
En tout
cas, pour déterminer la façon dont s’inscrit le droit de grève dans la réalité,
il faut prendre en compte la situation dans laquelle se développent, actuellement,
des relations de travail qui, étant donné la forte précarisation (par le recours
au travail temporaire et la dérégulation du marché du travail), entraînent une
atomisation de la force de travail et un renforcement de la position du patronat
lorsqu’il s’agit d’exercer cette forme de chantage particulière constitutive du
rapport salarial.
Enfin,
si l’on revient aujourd’hui sur la nécessité de légiférer sur le droit de grève,
c’est tout simplement pour donner un cadre légal à la pression que les entreprises
peuvent exercer sur les travailleurs, dans un contexte défini d’une part par une
vulnérabilité croissante du processus de production, de circulation et d’accumulation
du capital, et d’autre part par la faiblesse objective et subjective d’une classe
ouvrière très atomisée et largement réceptive à l’idéologie citoyenniste.
Corsino
Vela (20 janvier 2004)
Traduction de l’espagnol de Claude Orsoni.
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