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Le droit de grève : tour d'horizon international 

ETATS-UNIS

Un vrai corset législatif

Les ouvriers états-uniens n’ont, pour l’essentiel, pas le droit de faire grève, si l’on entend par « droit » une activité protégée par la loi. Certes, en 1935 le National Labor Relations Act (NLRA) a inscrit dans la loi le droit des ouvriers à former des syndicats, mais en 1947 la loi Taft-Hartley a rendu illégales toutes les grèves autres que rituelles et symboliques, ainsi que les actions de boycott et de solidarité. Les ouvriers ont cependant plus d’une fois défié cette loi au cours des années 1980 et 1990.

Les ouvriers états-uniens ont-ils le droit de grève ?

Si par « droit » on entend un droit légal, une protection de la loi, la réponse ne peut être qu’un « non » quasiment sans réserve.

Les ouvriers états-uniens ont-ils néanmoins fait grève ? Oui ! et de nombreuses fois, provoquant même souvent de gros désordres. Mais ces grèves n’ont presque jamais été légales. Elles se sont heurtées à des licenciements massifs, à des recours en justice, à des amendes astronomiques, à la répression par la police et la Garde nationale.

C’est une illusion, fruit de la propagande, de croire que le travail est libre aux États-Unis – même si la majorité des leaders syndicaux colportent eux-mêmes cette illusion. Si par grève on entend les grèves périodiques liées aux négociations syndicales, où, par principe, les relations de pouvoir entre employeur et salariés ne sont jamais remises en cause, alors oui, on peut dire qu’il existe un droit, limité, de faire grève. À condition que celle-ci reste à l’état de symbole, que l’employeur ne soit pas empêché de remplacer les grévistes pour faire reprendre le travail. Dans le cas contraire, si les ouvriers essaient vraiment d’arrêter la production, la grève devient bien vite illégale.

C’est la raison pour laquelle les grèves aux États-Unis, si elles ne sont pas de simples rituels symboliques se jouant entre bureaucraties syndicales et patrons, ont tendance à durer très longtemps. La grève récente des supermarchés de Californie du Sud vient de prendre fin au bout de cinq mois et demi. La grève du journal de Detroit a duré cinq ans et demi, de 1995 à 2000. Les grèves se transforment en lock-out quand les employeurs « remplacent définitivement » les travailleurs. Toute tentative pour écarter les « remplaçants » (les jaunes) est rapidement contrée par des arrêts des tribunaux et l’intervention des troupes de la police et de la Garde nationale. Tout au long des années 1980 et 1990, ces longues batailles ont abouti pour la plupart à des défaites écrasantes pour les travailleurs. Mais, dans certaines d’entre elles, ceux-ci ont adopté de nouvelles tactiques et défié les employeurs, les tribunaux et leurs lois. Dans quelques cas, ces nouvelles tactiques leur ont donné la victoire.

Le NLRA légalise les grèves

Quelles sont les lois qui régissent les grèves aux États-Unis ? Jusqu’en 1935 toute grève était illégale, c’est-à-dire qu’elle ne jouissait d’aucune protection légale. Cela n’empêchait pas les ouvriers de faire grève. C’est la vague de grèves générales touchant des villes entières et d’occupations d’usines de 1933 et 1934 qui a poussé le gouvernement à promulguer la loi dite NLRA (National Labor Relation Act, législation du travail à l’échelle nationale) en 1935. Celle-ci instaure une mise sous contrôle des ouvriers, des syndicats et des grèves.

La section 7 de la NLRA affirme que les travailleurs ont le droit de former des syndicats, de négocier collectivement, et « d’engager toute action concertée dans un but de négociation ou autre forme d'aide mutuelle ou de protection ». C’est cet article de la loi qu’on interprète comme un droit de faire grève.

Par la suite, le droit de grève a été limité, essentiellement par les chefs syndicaux eux-mêmes, qui, en échange de certaines concessions des employeurs, se sont engagés à éviter les grèves pendant la durée d’un contrat. Comme Jeremy Brecher l’a écrit dans son livre Strike !, « (c'est là) le résultat d’une fonction centrale du syndicalisme : définir les conditions dans lesquelles les travailleurs se soumettent à l'autorité de l’employeur. Cette fonction ne peut être menée à bien que si les travailleurs se soumettent effectivement. »

Ces clauses de non-grève dans les contrats signés par les syndicats sont aujourd’hui quasi universelles. Seuls font exception quelques petits syndicats de militants comme les IWW. Cela signifie que l’un des obstacles aux grèves aux États-Unis, c’est la bureaucratie syndicale, qui interdit elle-même toute grève de ses membres jusqu’à la fin du contrat. Une grève dirigée à la fois contre l’employeur et le syndicat est appelée wildcat strike (grève sauvage) ; et il est arrivé plus d’une fois que des syndicats comme celui de l’automobile (Union Auto Workers) attaquent violemment les grévistes, brisant la grève sauvage et obtenant le renvoi pur et simple des travailleurs. Cela s’est vu notamment dans les années 1970, dans l’industrie automobile. D’autres grandes grèves sauvages ont eu lieu dans les mêmes années, menées par les ouvriers des services postaux et les camionneurs affiliés au syndicat des Teamsters [1].

Taft-Hartley, ou la « loi sur le travail servile »

En 1947, le droit de grève fut sérieusement limité : toute tactique qui aurait pu rendre une grève efficace a été déclarée illégale, et le droit de grève obtenu en 1935 est devenu purement formel. Telle est la situation qui prévaut jusqu’à ce jour.

À la suite d’une vague de grèves qui a touché des millions de travailleurs, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Congrès des États-Unis a amendé la NLRA en votant, en 1947, la proposition de Taft-Hartley. La loi qui en sortit fut baptisée par les syndicats « loi sur le travail servile ».

À la liste des décisions de la NLRA interdisant aux employeurs d’imposer des « pratiques de travail injustes », Taft-Hartley ajouta une longue liste de « pratiques de travail injustes » concernant cette fois les syndicats. Les piquets de grève massifs [2], les occupations du lieu de travail (tels les fameux sit-in qui avaient conduit à la création des syndicats d’industrie), les boycotts dérivés, les grèves de solidarité et les grèves générales, tout cela est devenu illégal. D’après la loi, les syndicats peuvent être mis en cause, assignés et poursuivis devant la justice pour n’importe laquelle de ces activités.

Taft-Hartley attaquait les luttes ouvrières en plein cœur en prenant pour cible les formes de solidarité et les actions qui avaient jusque-là permis le succès de luttes grâce à l’extension de la grève. En interdisant les boycotts dérivés et les grèves de solidarité, ces lois ont transformé en délit le vieux principe du mouvement ouvrier : « Un tort fait à l’un est un tort fait à tous ». Le « boycott dérivé » répond à l’appel que lancent les travailleurs en grève à d’autres travailleurs – refusez de manipuler les biens produits par des jaunes – ou aux consommateurs – n’achetez rien dans les magasins proposant ces produits. La grève de solidarité est celle que font les ouvriers d'une entreprise pour aider ceux d'une autre.

En 1959 la loi Landrum-Griffin s’en prit plus encore aux actions de solidarité syndicale en proscrivant les accords dits hot cargo, obligeant ainsi les ouvriers d’un syndicat à traiter les produits fabriqués par les jaunes d’une boîte en grève, sous peine d’être virés.

Les employés du gouvernement interdits de grève

La loi Taft-Hartley a rendu également la grève illégale pour tous les employés du gouvernement fédéral. Les employés des gouvernements locaux ou des États ne sont pas couverts par la NLRA, et dans la plupart des cas n’ont pas le droit de grève. Dans l’État de New York, la loi Taylor rend illégales les grèves du secteur public, et punit tout gréviste d’une amende équivalant à deux jours de paye pour chaque jour non travaillé.

Cette loi fut appliquée aux employés des transports (urbains et péri-urbains) de New York en 1980, après une grève de 11 jours. En 1999 et de nouveau en 2002, le maire de New York, Giuliani, obtint un arrêté qui rendait illégale la seule mention du mot « grève » par un employé des transports publics et menaçait le syndicat d’une amende d’un million de dollars au premier jour de grève, amende doublant chaque jour de grève supplémentaire. De plus, les travailleurs eux-mêmes étaient punis d'une amende de 25 000 dollars le premier jour, de 50 000 le deuxième, de 100 000 le troisième et ainsi de suite. Il n’y a pas eu de grèves.

Les grèves ne peuvent être que symboliques

En déclarant illégaux les piquets de grève massifs, les tentatives pour empêcher les jaunes de prendre le boulot ainsi que le blocage des entrées et des productions de l’entreprise, la loi Taft-Hartley a réduit l’activité des grévistes à un piquet symbolique, toléré aussi longtemps qu’il n’empêche pas le business. En fait, vous êtes libre de faire grève dans le sens où vous êtes libre d’abandonner votre travail et de vous voir remplacé, tout comme vous êtes libre de choisir de crever de faim.

Qui plus est, selon la loi Taft-Hartley, le président des États-Unis a le pouvoir de rendre toute grève illégale en déclarant qu’elle attente à la santé publique et à la sécurité. Le président peut aussi imposer une période « d’apaisement » de 80 jours. Cela s’est fait à l’occasion de grèves dans les mines de charbon, dans le transport aérien, dans les chemins de fer et dans quelques autres secteurs.

Une autre disposition de la loi Taft-Hartley est le mal nommé « droit de travailler », qui permet aux États de promulguer des lois interdisant les accords syndicaux d’atelier. Vingt États, essentiellement du Sud et de l’Ouest, ont voté de telles lois. Elles permettent à un ouvrier de bénéficier des avantages et des augmentations obtenus par le syndicat, de se servir des procédures de plainte du syndicat, mais sans avoir à appartenir au syndicat [3], sans payer de cotisation, ce qui divise les ouvriers et affaiblit les syndicats.

La grève des supermarchés du sud de la Californie qui s’est terminée au mois de mars 2004 a duré cinq mois et demi et s’est soldée par une défaite, parce que ces lois interdisaient aux grévistes de fermer lesdits supermarchés. Le piquet de grève y était autorisé à condition de ne pas être efficace, c’est-à-dire de ne pas empêcher les jaunes et les camions de franchir le piquet. Le syndicat UFCW (United Food and Commercial Workers, Union des travailleurs du commerce et de l’alimentation) n’a pas défié la loi, n’a pas pris le risque d’assignations en justice ou d’amendes, n’a pas élargi la grève à l’échelle du pays, n’a pas appelé à des boycotts de solidarité. Les supermarchés ont donc pu continuer à fonctionner et la grève s’est éternisée. Le syndicat est allé jusqu’à signer des accords avec le même employeur dans d’autres régions, comme le Tennessee et le Mississipi, minant ainsi sa propre grève en Californie ; ce qui a permis que les camionneurs des entrepôts de supermarché affiliés aux Teamsters fassent le travail de jaunes.

Des ouvriers défient la loi

Il y a tout de même aussi des luttes ouvrières qui bravent ces lois. Nombre de ces luttes ont utilisé des tactiques mises au point après que le président Reagan eut licencié les contrôleurs du trafic aérien à la suite de leur grève de 1981, acte souvent considéré comme le coup d’envoi de la guerre ouverte des entreprises contre les travailleurs que l’on a observée pendant les années 1980-1990 et qui n’est pas finie.

La grève aboutissant souvent à leur remplacement définitif par des jaunes, les travailleurs, dans les années 1980, ont commencé à agir à l’intérieur de l’usine (in-plant campaigns), imitant ainsi la vieille tactique des IWW de « grève sur le tas ». Cela s’est aussi appelé « faire marcher l’usine à reculons », avec ralentissements, grèves du zèle, « journées des T-shirts » et diverses actions collectives et assemblées. Autre tactique nouvelle : les corporate campaigns (campagnes contre une entreprise), organisées généralement sur la base de regroupements entre syndicalistes et militants locaux et visant à faire pression sur les sociétés et leurs conseils d’administration. La désobéissance civile non-violente pratiquée par d’autres mouvements fut elle aussi adoptée comme tactique nouvelle par les travailleurs. De leur côté, les syndicats américains ont, pour la première fois depuis des décennies, commencé à percevoir la nécessité d'une solidarité mondiale dans les luttes ouvrières : on a vu les syndicats européens soutenir les ouvriers de Ravenswood Aluminium dans l’ouest de la Virginie, comme le Steelworkers Union (syndicat de métallos) soutenir ceux de Coca-Cola en Colombie.

Les ouvriers du pays tout entier ont été galvanisés par la réaction de la section syndicale locale P-9 à Austin (Minnesota) en 1984. Les ouvriers de l’usine d’emballage de viande Hormel, décidés à résister à une baisse de rémunération et à quelques autres mesures drastiques, ont tenu tête aux leaders du syndicat UFCW. Leurs femmes se sont mises à tenir des piquets de grève devant l’usine trois fois par semaine ; elles ont organisé des échanges de vêtements et de nourriture, se sont adressées à des Églises, à des groupes locaux et à d’autres associations. Elles ont commencé à boycotter le First Bank System, le plus gros actionnaire de Hormel. Le boycott fut déclaré illégal, conformément à la loi Taft-Hartley. En août 1985, les ouvriers répondirent en appelant au boycott de Hormel à l’échelle nationale. Rapidement quarante-deux « comités de soutien des P-9 » indépendants se formèrent dans tout le pays. Quand l’UFCW ordonna la reprise du travail, les ouvriers votèrent massivement contre, et 6 000 supporters vinrent de tout le pays participer en masse à des piquets de grève pour s’opposer à 300 gardes nationaux et à une décision du tribunal ordonnant, en avril 1986, la fermeture de l’usine. Au total, 3 000 sections syndicales ont envoyé des aides matérielles et des dizaines de milliers de personnes sont venues rendre visite aux grévistes et offrir leur aide. Des groupes de pacifistes ont appris aux ouvriers les tactiques de désobéissance civile. La grève a finalement été écrasée par le syndicat UFCW. Mais la lutte des P-9 a contribué à stimuler d’autres résistances.

Il y eut une autre lutte ouvrière célèbre dans les années 1990 : celle de Decatur (Illinois). Dans cette ville de 34 000 habitants, trois grèves dures se sont superposées : celle de Caterpillar, celle de Bridgestone/Firestone (pneus) et celle de A.E. Staley (producteur de corn-syrup). Commencées séparément, elles se sont, pour citer Jeremy Brecher, « si bien entremêlées qu’elles ont pris l’allure d’une grève de masse régionale ». Grève sauvage à Caterpillar, in-plant campaigns, piquets de grève massifs avec 7 000 participants à Staley, corporate campaigns, grèves du zèle, désobéissance civile : toutes ces tactiques furent utilisées. Une fois de plus, les dirigeants syndicaux n’ont pas osé organiser plus de piquets massifs ni de grève générale à l’échelle de la ville. Là encore les grèves furent écrasées.

Il y eut cependant une grève victorieuse : celle qu’organisa le syndicat de mineurs United Coal Miners (UMWA) contre Pittston, le plus gros fournisseur de charbon de Virginie. Pittston voulait mettre fin à la journée de huit heures et faire marcher la mine sept jours sur sept. 1 700 mineurs se mirent en grève en avril 1989. Lors de cette grève, le syndicat soutint les mineurs, qui bloquèrent des routes, des mines et des camions de charbon, et dont plus d’un millier furent arrêtés en une semaine. 46 000 mineurs se mirent en grève de solidarité dans onze États et 30 000 personnes vinrent les soutenir et visiter le « camp de la solidarité » entre juin et septembre 1989. Le syndicat fut frappé d’une amende de 60 millions de dollars. Finalement, à la suite de l’occupation du principal site de traitement de Pittston par 99 ouvriers protégés par 5 000 personnes, Pittston renonça à son projet.

Oso Bear
Traduit de l’anglais par Rina
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[1] L’International Brotherhood of Teamsters, Chauffeurs, Warehouse Men and Helpers of America est une puissante organisation qui syndique d’abord des camionneurs, mais aussi quelques autres professions qui ont choisi de s’y rattacher, comme c’est souvent le cas des syndicats aux États-Unis. (NdT)

[2] Aux États-Unis, les piquets sont composés de travailleurs en grève marchant sans jamais s’arrêter devant le lieu de travail, portant éventuellement des pancartes expliquant leur mouvement. Dans les piquets massifs, des gens viennent participer à cette marche sans être pour autant membres de l’entreprise en grève. (NdT)

[3] Il faut savoir que la syndicalisation n’a, aux États-Unis, rien à voir avec la collecte d’adhésions individuelles qui se pratique en France. Elle se fait par le biais de unionization drives sur les lieux de travail : il s’agit d’abord de récolter un minimum de 30 % de signatures demandant la tenue d’une élection syndicale. Sauf contestation devant les tribunaux, l’entreprise est alors tenue d’organiser cette élection. Le syndicat qui obtient 50 % des voix plus une devient seul représentatif et les cotisations syndicales sont alors prélevées directement sur la paye des salariés. C’est ce principe que le « droit de travailler » remet en cause. (NdT)

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009