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Hiver 2005-2006
Le
syndicalisme institutionnel
France,
Espagne, Italie
EDITO
Jamais
le monde ne s’était autant déchiré pour ou contre l’élection d’un président états-unien.
Jamais les médias n’avaient aussi clairement abandonné leur feinte neutralité
pour “ s’engager ” dans la lutte pour ou contre Bush. Mais, la veille
au soir, “ les marchés ”, eux, étaient d’un calme olympique. “ C’est
blanc bonnet et bonnet blanc ”, semblaient-ils nous dire, et pour une fois ce
n’était pas l’antiélectoralisme traditionnel des anarchistes qui s’exprimait.
En
disant cela, il ne s’agit pas de se gausser de la défaite subjective infligée
à la partie “ progressiste ” de l’électorat nord-américain, mais de
rappeler que les vrais détenteurs du pouvoir savaient bien, eux, que la politique
des États-Unis ne changerait guère en cas de victoire de Kerry. Ni sur l’Irak,
ni sur le Moyen-Orient, ni sur les relations avec l’Europe, la Chine ou le Japon,
ni surtout sur le plan social à l’intérieur : ils savaient qu’elle continuerait
à favoriser les riches. À cette différence près – qui compte parfois, inutile
de se le cacher – que le style abrupt et cocardier de Bush pouvait céder la place
à un style plus feutré et que des réformes sur le plan des libertés civiques ou
des mœurs pouvaient devenir envisageables, mais en échange d’une domination renforcée
sur le terrain des rapports de production et de distribution de la richesse sociale
– et, sans doute, de ce qu’on appelle chez nous, dans la novlangue en vigueur,
la “ cohésion sociale ”.
Ces
élections nous ont en outre donné à voir avec une clarté peu commune comment l’on
peut jouer de la force mobilisatrice d’un climat de guerre pour obtenir qu’un
pays se soude autour du pouvoir en place – même si tous les Américains ne se sont
pas transformés en va-t-en-guerre. Les techniques qui avaient merveilleusement
fonctionné durant les Première et Seconde Guerres mondiales, dans les régimes
fascistes et un certain nombre de dictatures, ainsi que, dans une moindre mesure,
durant la guerre froide, continuent à être mises en œuvre avec succès par les
pouvoirs en place, et notamment par le plus puissant d’entre eux, cette fois contre
la “ menace terroriste ” – menace par définition insaisissable, renouvelable,
donc trop commode pour ne pas être entretenue.
On
peut donc parier que la tendance à restreindre les libertés, aussi bien en Amérique
qu’en Europe, va se confirmer. Comme vont se confirmer les politiques de polarisation
sociale qui ont caractérisé ce dernier quart de siècle, par le biais, entre autres,
des cadeaux fiscaux faits aux riches. Et pas seulement de l’autre côté de l’Atlantique,
même si dans notre beau pays on y met les formes. Lorsqu’on diminue les impôts
directs, progressifs, au profit des taxes, qui pèsent également sur tous, lorsqu’on
transfère une partie des prélèvements de l’État central vers les collectivités
locales, qui taxeront proportionnellement moins les riches et limiteront les transferts
vers les pauvres, que fait-on d’autre, en effet, qu’organiser la polarisation
sociale ? Et lorsque, dans le même temps, on transforme par réformes successives
le traitement social du chômage en workfare, que l’on renforce l’appareil
répressif et les outils de flicage, que l’on pénalise les conflits du travail,
que fait-on d’autre que forger de nouveaux outils pour gérer les conséquences
prévisibles de cette polarisation ?
Cette
tendance forte, généralisée, nous savons qu’elle ne peut être bloquée, et éventuellement
inversée, que par deux types de réactions (entre lesquelles des interactions sont
possibles) :
Celles,
erratiques, des marchés, que les contradictions du système peuvent à tout moment
affoler. La tertiarisation de l’économie américaine (où le secteur manufacturier
ne représente plus aujourd’hui que 13 % de l’activité) et surtout le fait qu’elle
vit désormais sous perfusion des placements financiers internationaux, avec des
déficits commercial et budgétaire gigantesques, sont de graves facteurs de fragilité.
Au point que certains évoquent la perspective d’un scénario à l’argentine. Certes,
on n’est pas là dans le même ordre de puissance, mais jusqu’à quel point la puissance
commande-t-elle aux marchés financiers ?
Celle
des travailleurs, qui, à un moment ou un autre, peuvent considérer qu’on a touché
le fond et qu’il n’est plus possible de laisser la situation empirer sans réagir.
Il s’agit là, on le sait, d’une perception fortement subjective, même si elle
réagit à une réalité économique et sociale. Ce n’est pas, en effet, l’amoncellement
des statistiques alarmantes qui crée le sentiment que la dégradation des conditions
de vie et de travail n’est plus supportable. On sait bien que les hommes peuvent
beaucoup endurer avant de se révolter. Mais quand ça arrive, c’est en général
imprévisible.
Pour
notre part, nous désirons travailler avec nos modestes moyens à ce que ce sentiment
prenne corps et fasse peu à peu partie du sens commun. Et c’est pourquoi il est
important de nous opposer au glacis de la réflexion sur la question sociale, entretenu
notamment par la prépondérance écrasante, dans tous les discours médiatiques,
de la question militaire – qu’il s’agisse de guerre ou de terrorisme – et de tout
ce qui peut contribuer au quotidien à entretenir la peur.
S’agissant
de l’Irak, par exemple, pourquoi n’est-il jamais question que d’affrontements
armés entre occupant et résistance islamiste ? Quand nous parle-t-on du taux
de mortalité multiplié par deux en quinze ans, du chômage massif, des épidémies
qui progressent, de l’inflation à trois chiffres et des salaires devenus dérisoires ?
Quand évoque-t-on la répression contre les syndicalistes, exercée à la fois par
le gouvernement et les partis religieux ? Quand nous informe-t-on que des
travailleurs ont mené et gagné des grèves pour des augmentations de salaire, mais
aussi contre la transformation par les milices islamistes de leurs usines en bastions
militaires ? Là où les militaires règnent, c’est la question sociale qui
entre en clandestinité.
Plus
près de chez nous, constatons que, de crise en crise, la tendance à la construction
d’un État supranational européen se confirme malgré tout. Après l’espace économique
et commercial, après l’espace policier et judiciaire, c’est maintenant les règles
constitutionnelles qu’il est question de fixer. Et la machine qui plante le décor
obligé du débat est à l’œuvre : ce coup-ci, c’est le scénario de “ l’Europe
sociale contre l’Europe libérale ” qui va se jouer, à coups d’interprétations
contradictoires des textes et de discussions stratégiques. Mais ne nous y trompons
pas : sur le fond, ce sont eux, les puissants, qui continuent à nous imposer
les termes de l’affrontement. Et sur les choses qui comptent vraiment, soyons-en
sûrs, on ne demandera pas notre avis. La seule question sur laquelle il nous importe
donc de réfléchir est de savoir quand et comment arrivera à prendre forme l’Europe
des luttes. Car, si elle doit naître un jour, tout projet de puissance européenne
devra alors en tenir compte, et les classes dirigeantes ne pourront que négocier
le prix à payer pour garder le contrôle de la situation.
Ce
numéro s’ouvre sur une lettre de lecteur qui nous offre l’occasion de poursuivre
la réflexion amorcée dans le premier numéro sur l’emprise de l’État et son évolution
contemporaine.
Dans
le dossier central, nous abordons cette fois la question, cruciale à nos yeux,
de la nature du syndicalisme, à travers quatre articles traitant tous d’une manière
ou d’une autre des modalités concrètes de son institutionnalisation (voir l’introduction
du dossier en page 11).
Dans
la rubrique “ Luttes sociales ”, nous revenons sur le mouvement du printemps
2003 avec un témoignage sur la forme qu’il a prise en Aquitaine, puis nous nous
transportons à Milan où, l’hiver dernier, les traminots ont, sans crier gare,
mis à mal les politiques de corsetage du droit de grève, et nous nous rendons
enfin en Bolivie pour découvrir qu’une lutte, massive cette fois, en laquelle
les médias n’avaient voulu voir qu’une révolte antilibérale et anticolonialiste
a elle aussi de profondes motivations sociales.
Suivent,
dans le cadre d’une nouvelle rubrique, “ Leur paix sociale ”, plusieurs
articles ouvrant des pistes de réflexion sur l’évolution des formes de gestion
du consensus social, formes qui ne relèvent pas de la répression mais ne sont
plus non plus de l’ordre de la prévention. L’un porte sur la réforme de la protection
sociale et de la politique de santé en France, l’autre sur les faux antagonismes
que suscite la criminalisation des “ banlieues ”, le troisième sur la
façon dont, en Espagne, les financements européens se sont articulés aux formes
plus traditionnelles de gestion du consensus pour contenir l’expression des tensions
sociales.
Cette
fois encore, c’est l’acharnement répressif dont sont victimes des militants qui
nous fait crier à l’“ injustice ”. En effet, sous des inculpations diverses,
c’est bien leur engagement personnel et ferme dans des luttes collectives qu’on
leur fait payer, qu’il s’agisse de Marco Camenisch, condamné en Suisse, ou, en France, des multiples
syndicalistes de base qu’on ne se contente plus désormais de licencier sous diverses
arguties juridiques. Enfin, la sortie d’un livre sur l’affaire de Piazza Fontana
(12 décembre 1969) – le premier depuis plus de trente ans en France – et l’évolution
de l’affaire Battisti nous fournissent l’occasion de rappeler l’incroyable parti
pris de la justice italienne, dont l’ardeur à juger les responsables du terrorisme
d’État et d’extrême droite est sans commune mesure avec celle dont elle
a fait preuve vis-à-vis des groupes armés d’extrême gauche.
La
rubrique “ Histoire ” nous permet, à travers un texte inédit de Serge
Bricianer sur le parti social-démocrate allemand, de montrer que l’intégration
du mouvement ouvrier n’est pas un problème nouveau, mais une tendance à laquelle
ce mouvement a été confronté dès ses origines. Et, à travers une note sur La Questione sociale, publication argentine de la
fin du XIXe siècle, de montrer que la lutte des femmes pour leur émancipation
a été, dès le début, étroitement liée à celle de l’émancipation des travailleurs.
La rubrique “ Lire et relire ”, enfin, est, outre une invitation à la
lecture, une façon de poursuivre, en réaction aux contributions venues d’ailleurs,
les pistes de réflexion amorcées dans ce numéro.
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