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Crise
du syndicalisme en France : quelques
repères
Ariane Miéville
De
quelle nature est la crise que traverse le syndicalisme français ? Où trouve-t-elle
son origine ? Dans les faiblesses intrinsèques des syndicats? Dans l’évolution
de la société ? Ou dans l’articulation des deux ? En tentant de répondre à ces
questions, l’auteur peint un tableau du syndicalisme, et des syndicalistes, tels
qu’ils évoluent dans la France d’aujourd’hui. Dans
la presse et dans les ouvrages consacrés aux syndicats français, il est régulièrement
question de la “ crise du syndicalisme ”. En même temps, les syndicats
font beaucoup parler d’eux. Leurs leaders s’expriment régulièrement dans les médias,
les pouvoirs publics les consultent souvent… Bref, ils continuent à jouer un rôle
important malgré leurs difficultés apparentes. En partant de cette notion peu
claire de “ crise ”, nous avons essayé de mettre en lumière certains
des problèmes et des enjeux de la “ question syndicale ” aujourd’hui.
Ce texte a été écrit par une personne qui ne vit pas en France. La documentation
consultée (livres, articles de presse, etc.) l’a amenée à s’intéresser avant tout
aux organisations traditionnelles. Le syndicalisme a plusieurs dimensions qui
sont d’une certaine manière contradictoires. Après avoir constitué une forme de
résistance à l’exploitation capitaliste, il continue à être perçu comme tel par
bon nombre de celles et ceux qui s’opposent à ce système. D’un autre côté, les
organisations auxquelles il a donné naissance jouent un rôle institutionnel de
prévention et de gestion des conflits, gèrent des institutions paritaires, assurent
des activités sociales, culturelles et sportives. De ce fait, c’est aussi un “ champ ”
dans lequel des personnes peuvent faire carrière… Au point qu’on en vient à parler
de “ classe syndicaliste ” comme on parle de “ classe politique ”.
Un peu partout dans le monde, les organisations syndicales voient le nombre de
leurs adhérents diminuer et les succès des mouvements engagés par les syndicats
sont rares. Cette “ crise ” paraît plus grave en France qu’ailleurs.
De tous les pays de l’OCDE, la France est celui où les salariés se syndiquent
le moins (entre 8 et 9 % de la population active). Et, plus inquiétant pour
l’avenir, seuls 2 % des moins de 30 ans sont syndiqués. Notons que parmi
ceux qui regrettent publiquement cette faiblesse, on trouve notamment des représentants
du patronat et du pouvoir politique. D’abord le Medef (Mouvement des entreprises
de France), l’organisation patronale, dont le porte-parole n’hésitait pas à affirmer,
il y a quelques années, qu’il “ souhaitait des interlocuteurs représentatifs
forts, alors qu’aujourd’hui ils sont faibles et divisés ”[1].
Le 2 avril dernier, c’est Jacques Chirac qui rendait “ un hommage indirect,
mais appuyé, aux organisations syndicales dont le rôle serait indispensable dans
la recherche du “consensus” […]. Ainsi défendu à la télévision par le chef de
l’État, le message est-il clair : on ne peut pas se passer des syndicats… ”[2].
La sollicitude du président a déjà fait des émules au sein de son gouvernement.
Dans une récente interview, le ministre du Travail et de la Cohésion sociale,
Jean-Louis Borloo, affirmait : “ Les partenaires sociaux, et notamment
la génération actuelle des dirigeants syndicaux avec lesquels nous nous concertons
régulièrement, me semblent très conscients des mutations de la société française.
Je ne doute pas qu’ils avanceront des propositions ou des contre-propositions
de qualité. Nous ne pouvons pas faire sans eux ni contre eux.[3] ”
Malades mais visiblement incontournables pour le patronat et la classe politique,
qu’arrive-t-il aux syndicats français ? Pour tenter de démêler l’écheveau
des différents problèmes à l’origine de ce phénomène, nous allons tout d’abord
présenter quelques facteurs “ externes ”, sociétaux, qui ont eu une
incidence sur la situation actuelle. Ensuite, nous évoquerons des facteurs “ internes ”
au mouvement syndical. Mais auparavant essayons de préciser ce qu’il faut entendre
par “ crise du syndicalisme ”. De quelle crise parle-t-on ? Nous
l’avons déjà dit, le premier élément mis en avant quand on parle de crise du syndicalisme,
c’est le faible nombre des syndiqués. Ce chiffre, en France, n’a jamais été très
important. Un certain nombre de raisons historiques expliqueraient ce fait. On
peut remonter jusqu’à la Révolution française, avec la décision de l’Assemblée
nationale, en 1791, d’interdire les organisations ouvrières sous prétexte de supprimer
les corporations de l’Ancien Régime, au nom de la liberté et des droits de l’homme.
Une interdiction qui perdurera près d’un siècle, jusqu’en 1884. Pour ce qui est
du xxe siècle, on explique
le faible nombre de syndiqués par le fait que les syndicats français ne sont pas
des syndicats de services. Sauf exception, il n’est pas nécessaire d’y adhérer
pour accéder au marché du travail ou pour bénéficier de services tels que l’assurance-chômage.
Contrairement à l’Allemagne, par exemple, les syndiqués ne peuvent généralement
pas non plus compter sur leur organisation pour se faire payer les heures de grève…
En France, l’adhésion à un syndicat serait un acte militant et non une nécessité
pratique. Cette dimension “ engagement politique ” de l’adhésion syndicale
serait renforcée par le fait que l’adhérent potentiel doit faire un choix entre
un grand nombre de syndicats. Comme le Medef cité ci-dessus, les spécialistes
déplorent généralement la division syndicale et y voient une cause de faiblesse.
Citons l’un d’eux : “ Contrairement à la logique du marché pour qui
la diversification de l’offre permet de satisfaire davantage de demandes, la multiplicité
des syndicats suscite un mouvement de retrait. “Pour que je me syndique,
commencez par vous entendre”, est-il expliqué. De surcroît, et sans pour autant
valider la problématique de Mancur Olson [un auteur sur qui nous reviendrons],
l’existence de syndicats concurrents permet de les utiliser sans s’engager à l’égard
d’aucun. Le problème à résoudre est présenté à celui qui paraît le plus efficace
ou le plus convenable et, s’il échoue, la personne n’hésite pas à s’adresser à
un autre.[4] ” Cependant, ces
caractéristiques, déjà anciennes, ne suffisent pas à expliquer pourquoi, en France,
“ toutes composantes réunies, les syndicats ont perdu de 1976 à 1996 les
deux tiers de leurs effectifs ”[5].
S’agit-il d’un repli provisoire dont les syndicats se relèveront bientôt ou allons-nous
vers une désertification définitive ? En tout cas, la crise actuelle semble
plus profonde que celles qui l’ont précédée. Les syndicats ont déjà connu des
périodes de faiblesse et c’est seulement durant de courtes périodes que leurs
effectifs ont progressé de manière importante : de 1918 à 1920, entre 1936 et
1938, de 1945 à 1947 et de 1968 à 1978. Des générations militantes apparaissent
lors de périodes de fortes mobilisations, d’attente, d’espoir, en lien avec des
mouvements sociaux et des événements politiques… Pour ce qui est de la dernière
période de croissance de l’adhésion (1968-1978), il convient de noter que celle-ci
est relative, dans le sens que l’augmentation du nombre des salariés a été autant,
sinon plus forte, que celle de la proportion des syndiqués. Si, aujourd’hui, la
crise semble particulièrement profonde, c’est qu’à la perte des adhérents il faut
ajouter la diminution et le vieillissement des militants actifs. De plus, on observe
une baisse d’audience des syndicats lors des différentes élections professionnelles,
où se manifeste une augmentation de l’abstention, de la présence de candidats
non syndiqués ou appartenant à des syndicats minoritaires. À tout cela il faudrait
ajouter des éléments plus subjectifs, par exemple l’absence de perspectives, d’objectifs
à moyen et long terme. Si, au même titre que les partis politiques, les syndicats
ont perdu beaucoup de leur crédit, c’est aussi parce qu’ils ne sont plus vraiment
porteurs d’une autre vision du monde que celle qui est véhiculée par l’idéologie
libérale dominante. Éléments extérieurs : les tendances lourdes Parmi les éléments
“ extérieurs ” qui ont affecté les syndicats ces dernières années, on
distingue des facteurs économiques, politiques et même culturels. Passons rapidement
en revue ces “ tendances lourdes ”, c’est-à-dire les éléments les plus
souvent évoqués et sur lesquelles les syndicats n’ont pas d’incidence directe.
Tout d’abord la question économique. En simplifiant à l’extrême, les soixante
dernières années peuvent être coupées en deux : tout d’abord les “ trente
glorieuses ”, puis les “ trente calamiteuses ”. La récession de
1974-75, puis celle, plus profonde encore, de 1991 à 1993 ont profondément modifié
le tissu industriel. On oublie parfois à quel point l’extension du chômage a joué
et joue toujours un rôle disciplinaire au sein de la classe ouvrière, réduisant
la combativité des salariés. La disparition de secteurs économiques entiers où
l’implantation syndicale était traditionnelle (sidérurgie, mines, etc.), le développement
de la sous-traitance et des PME au détriment des grandes concentrations ouvrières
(bastions syndicaux du type Renault-Billancourt) ont affaibli de manière presque
mécanique la présence syndicale dans de nombreux endroits. À cela il faut ajouter
la diminution globale du nombre des ouvriers et l’augmentation de celui des employés
“ cols blancs ”, qui traditionnellement se syndiquent beaucoup moins,
ainsi que, bien sûr, le développement du travail précaire et la multiplication
des statuts différents (emplois à durée déterminée, sous-traitance, temps partiel,
etc.) qui divisent les travailleurs. Sans compter le fait que les bas salaires
rendent difficile le paiement d’une cotisation syndicale. À la différence du travailleur
fixe, l’intérimaire se trouve dans une situation de “ faiblesse structurelle ”[6] due à la dépendance qui est la sienne vis-à-vis des chefs et des rapports que
ces derniers font aux agences d’intérim… Pour continuer à obtenir des CDD, il
renonce à certaines formes de résistance collectives traditionnelles (freinage
et autres) que pratiquaient les anciens OS. Enfin, disons deux mots sur les nouveaux
modes de gestion, qui “ contribuent à la fois à réduire l’importance numérique
des ouvriers, à revaloriser les contenus de leur travail tout en leur imposant
de nouvelles contraintes de productivité et de flexibilité ”[7].
Dit d’une autre manière, la contrainte au travail qui a longtemps été extérieure
à l’individu (autorité des petits chefs, contremaîtres, etc.) tend à devenir intérieure,
intime. La résistance individuelle ou collective devient plus difficile. Nous
ne dirons ici que quelques mots sur les facteurs politiques de la crise.
Il est clair que les gouvernements de gauche qui ont suivi l’élection de Mitterrand
en 1981 ont joué un rôle démobilisateur, entraînant un déclin des luttes sociales.
À l’attentisme de nombreux syndicalistes qui, dans les premières années, ne voulaient
pas “ gêner le gouvernement dans son action ”[8] a fait suite une désillusion dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences.
Les réformes, d’abord bien accueillies, ont été ensuite payées au prix fort par
les travailleurs. Tout comme la retraite à 60 ans obtenue en 1983, l’accord sur
les 39 heures de 1982 répondait à une vraie demande de réduction du temps de travail,
mais il a introduit la flexibilité par la modulation de la durée du travail sur
des cycles composés de plusieurs semaines. À cette époque, les accords de branche
en négocient l’application, et c’est le début de la dérégulation. Avec la première
cohabitation en 1986, il y aura la suppression de l’autorisation administrative
de licenciement : un véritable recul des droits des salariés. Suivront les
accords sur l’annualisation du temps de travail, le travail en équipe de fin de
semaine et tant d’autres compromis “ donnant-donnant ”, autour des 35
heures notamment, qui seront ressentis comme autant de concessions syndicales.
Rappelons que, le plus souvent, il n’y a pas eu de bataille sur les modalités
d’application des 35 heures. Lorsqu’il y a eu des grèves à ce propos, elles sont
parties de la base. Tout cela se produit sur un fond de plans sociaux massifs
que les syndicats négocient le dos au mur (rappelons qu’entre 1980 et 1990, dans
l’industrie, les effectifs sont passés de 5,5 millions de salariés à 4,6 millions).
À ces défaites il convient encore d’ajouter le désarroi provoqué chez les communistes
(mais pas seulement chez eux)[9] par
l’effondrement du “ socialisme réel ” à l’Est… La question de l’individualisme
Pour ce qui est des “ facteurs culturels ”, l’individualisme croissant,
le repli sur la sphère privée sont souvent mis en avant pour expliquer les difficultés
rencontrées par le syndicalisme. Individualisme, voilà un terme “ fourre-tout ”
qui a une importante charge idéologique. Qu’est-ce que l’on entend par là ?
Est-ce que cela signifie que, dans notre société, la réalisation personnelle passe
avant la solidarité communautaire ? S’agit-il, comme l’explique Jacques Ion
dans son livre La Fin des militants ?[10],
d’un changement de mentalité qui affecte toutes les formes d’engagement politique
ou syndical ? Si l’on en croit cet auteur, l’individualisme actuel impliquerait
un engagement “ distancié ” et sans contrainte. La plupart des gens
ne s’engageraient plus sur le long terme, mais limiteraient leur participation
à des actions ponctuelles. Les individus refuseraient aussi de laisser leur personnalité
au vestiaire et rechercheraient des formes d’association valorisant leurs compétences
personnelles. À l’organisation structurée, qui peut compter sur des militants
loyaux et fidèles, se substitueraient le réseau informel et l’engagement à la
carte. Ou alors fait-on référence à l’homo œconomicus tel le conçoivent
les économistes, soit à l’individu conçu comme un sujet rationnellement calculateur ?
Selon ce modèle, en fonction des informations (vraies ou fausses) dont il dispose,
tout un chacun tendrait à maximiser ses satisfactions en minimisant ses efforts.
Cette conception de l’être humain est fort discutable[11],
mais elle a inspiré un certain nombre de théories qui méritent d’être signalées,
car elles servent de base à nombre d’études sur le syndicalisme. Parmi les théories
les plus célèbres, il y a celle du sociologue américain Mancur Olson[12],
pour qui les gens ne s’engageraient dans les mobilisations collectives que s’ils
pensent en retirer plus d’avantages que ce que l’effort d’y participer risque
de leur en coûter. Selon Olson, l’individu aurait intérêt à ce que les autres
se mettent en avant plutôt que lui-même. Les volontaires, les activistes seraient
ceux qui attendent de la mobilisation des gains potentiels plus élevés que les
autres. On voit bien ce qu’un tel modèle théorique peut mettre en lumière en ce
qui concerne les syndicats : plus les échecs des mobilisations sont fréquents
ou prévisibles, plus la mobilisation devient difficile. Quant aux activistes,
aux militants, ils pourraient bien être conduits à monnayer leurs compétences
d’une manière ou d’une autre. Un autre théoricien américain a prolongé et
complexifié la vision d’Olson. A. O. Hirschman[13] distingue trois types de comportement des acteurs confrontés au système capitaliste :
la démission (exit), la prise de parole ou protestation (voice) et
la loyauté. La démission se manifeste par un repli sur les satisfactions matérielles
que le système offre. Par contre, si cette sortie (exit) s’avère impossible,
les acteurs pourraient revenir à des pratiques collectives de type voice (protestation). Bref, tous les espoirs ne semblent pas perdus ! Malgré leur
vernis scientifique, les théories qui mettent en avant l’“ individualisme ”
n’expliquent pas grand-chose de l’évolution du syndicalisme. On peut noter, tout
au plus, que l’économie de marché tend à produire une société de marché où la
solidarité n’est pas naturelle et doit être (re)construite par les acteurs. Cela
dit, d’autres valeurs que l’intérêt peuvent animer les individus et les groupes :
l’exigence de dignité, de respect par exemple. Il serait intéressant d’étudier
plus souvent, lors des luttes, les motivations qu’expriment les participants.
Facteurs “ internes ” au mouvement syndical Dans cette partie, nous
tenterons de répertorier certains aspects de la “ crise ” plus directement
liés aux organisations et pratiques syndicales. Une première chose frappe en France,
nous l’avons dit, c’est la division syndicale. Celle-ci s’accompagne d’une grande
complexité : cinq centrales dites “ représentatives ”[14],
un syndicalisme enseignant lui-même divisé[15],
des syndicats autonomes, des syndicats alternatifs, des syndicats révolutionnaires
et même des tentatives de l’extrême droite (Front national). Décomposition avancée
ou terrain particulièrement disputé parce que constituant un véritable enjeu ?
Voyons si une réponse – provisoire – peut être apportée à cette question.
Diviser pour régner : il semble à première vue évident que la division syndicale
constitue une faiblesse qui bénéficie au patronat et qui facilite la tâche du
pouvoir. Il se pourrait que cette division syndicale soit, pour une large part,
le produit de la volonté du législateur. Voici ce qu’en dit un expert : “ Le
libéralisme et l’individualisme inspirent largement le droit du travail français.
L’individu y prime sur l’union, le groupe. Le fait syndical est admis pourvu qu’il
demeure émietté, faible, pauvre, encadré. La législation protège le travailleur,
sous couvert de liberté syndicale, non seulement du méchant employeur, mais aussi
du syndicat.[16] ” Selon cet
auteur, la législation favoriserait aussi bien les minorités modérées prêtes à
signer n’importe quel accord pour pouvoir s’asseoir à la table de négociation
que les minorités contestatrices qui laissent les autres se salir les mains, d’autant
qu’elles ont toujours la possibilité d’“ adhérer ” ultérieurement à
un accord qu’elles n’ont pas négocié. Ce qui est clair, c’est que la division
syndicale a comme corollaire l’utilisation d’une grande part de l’énergie des
syndicalistes lors des campagnes électorales. Les différentes instances qui donnent
lieu à des élections syndicales, leurs fonctions, ainsi que les règles électorales
qui permettent d’y accéder ressemblent à un chantier perpétuel. Prenons-les rapidement
dans leur ordre d’apparition : les tribunaux de prud’hommes sont les institutions
les plus anciennes. Cette juridiction paritaire élue par les employeurs et les
salariés date d’une loi de 1905. Réactivées depuis 1979, les élections prud’homales
intéressent les observateurs en tant que test de représentativité syndicale. Les
salariés du privé et des entreprises publiques (sauf les fonctionnaires) sont
invités à y participer tous les cinq ans. Les délégués du personnel (DP) existent
depuis 1936. Ils sont élus tous les deux ans et sont (théoriquement) obligatoires
dans les entreprises d’au moins 11 salariés (mais aujourd’hui seules 36 %
de ces entreprises disposent d’un DP)[17].
Depuis 1946, les entreprises d’au moins 50 salariés doivent élire un comité d’entreprise
(CE)[18]. Enfin, depuis 1968, la
section syndicale et les délégués syndicaux (DS) ont obtenu une reconnaissance
légale. Dans les entreprises de plus de 50 salariés, chaque syndicat qui constitue
une section désigne un délégué, dont le rôle principal est la négociation d’accords[19].
Comités d’entreprise et crise du syndicalisme Nous nous arrêterons un peu longuement
sur les CE, car leur évolution récente est partie prenante de la crise du syndicalisme.
À l’origine, le CE est né d’un mariage contre nature : “ Il est le fruit
du rapprochement entre le programme du Conseil national de la Résistance, qui
voulait renforcer le pouvoir syndical dans l’entreprise, avec la Charte du travail
du gouvernement de Vichy, qui avait créé un comité des œuvres sociales, d’inspiration
plus paternaliste.[20] ” D’un
côté, les CE sont censés jouer un rôle de surveillance de la bonne marche économique
de l’entreprise, de l’autre, ils sont appelés à mener des actions dites sociales
et culturelles. Cela va de la fête de Noël à l’organisation de voyages, en passant
par des activités sportives, etc. Ces activités “ socioculturelles ”
occuperaient exclusivement la moitié des CE[21].
Pourtant, au cours du temps, l’institution a acquis de nouvelles prérogatives.
Dès 1967, une ordonnance accorde aux CE un pouvoir de négociation qui leur était
refusé auparavant, pouvoir qui a été confirmé et étendu depuis. Le CE est présidé
par le chef d’entreprise (ou son représentant). Il est composé de 3 élus titulaires
plus 3 suppléants dans les entreprises de 50 à 74 salariés, jusqu’à 15 titulaires
et 15 suppléants dans les entreprises de 1 000 salariés et plus. S’ajoutent
aux élus un représentant syndical désigné par les organisations syndicales représentatives
dans l’entreprise et deux collaborateurs du chef d’entreprise. Le CE dispose d’un
budget pour ses activités sociales, culturelles et sportives (distinct de son
budget de fonctionnement, de 0,2 % de la masse salariale au minimum), qui
varie selon les entreprises[22] mais
peut aller jusqu’à 9 % dans certaines, et même atteindre un montant supérieur
pour le comité d’entreprise d’EDF-GDF, calculé en pourcentage du chiffre d’affaires).
Pendant longtemps, une partie du patronat s’est méfiée des CE, parce qu’ils donnaient
aux salariés un droit de regard sur la manière de diriger l’entreprise (pour s’assurer
de la bonne gestion, le CE peut faire appel à un expert-comptable ou à un expert
en technologie extérieurs à l’entreprise et payés par elle) et à cause des heures
de délégation qu’il faut payer aux élus. Mais, depuis quelques années, ils se
sont ravisés, “ parce que, du fait de l’affaiblissement des syndicats,
le CE, souvent composé de non-syndiqués, tend à se substituer à eux dans les négociations
menées au sein des entreprises ”[23],
notamment celles portant sur l’aménagement du temps de travail. Avec la loi Fillon
qui permet de signer des accords d’entreprise qui dérogent aux accords de branche
et aux accords interprofessionnels, cela devient encore plus intéressant !
Négocier à froid avec des employés que l’on connaît bien et à qui l’on laisse
imaginer une éventuelle délocalisation n’est pas toujours la chose la plus difficile…
Qu’ils soient syndiqués ou non, les délégués aux CE et les autres représentants
des travailleurs au sein des entreprises ont aussi le “ mérite ”, pour
le patronat, de constituer des interlocuteurs permanents, des intermédiaires,
qui permettent de mesurer le pouls de l’entreprise et d’éviter des conflits. Un
patron de PME expliquait récemment : “ Je me suis rendu compte qu’un
salarié pouvait éprouver un certain nombre de “complexes” à aller voir sa direction
pour lui parler. Il lui sera plus facile de discuter avec un délégué du personnel.[24] ”
En 2001, on dénombrait 38 000 comités d’entreprise dont le budget annuel
était au total de 70 milliards de francs (11 milliards d’euros) et on recensait
200 000 élus dans l’ensemble des CE[25].
Même si le tiers de ces élus n’est pas syndiqué, ceux qui le sont constituent
un recours utile pour la plupart de ces organisations. En cumulant les mandats
(délégué du personnel, membre du CE, élu au CHSCT, délégué syndical), on peut
parvenir à avoir suffisamment d’heures de délégation pour devenir, de fait, un
permanent syndical à plein temps. Syndicaliste : une nouvelle catégorie sociale ?
Qui sont les syndicalistes ? Jusque dans les années 70, on distinguait les
“ adhérents ” ou simples cotisants, les “ militants ” actifs
sur leur lieu de travail (qui prenaient en charge diverses tâches comme la collecte
des cotisations et la diffusion de la presse syndicale) et les “ responsables ”
(élus aux différentes instances de représentation du personnel et permanents syndicaux).
À l’heure actuelle, la première catégorie a fortement diminué et la seconde semble
vouloir se fondre dans la troisième. H. Landier et D. Labbé affirment que “ l’idée
qu’un militant puisse assumer sa fonction sans bénéficier d’un mandat électoral
ou syndical est aujourd’hui incongrue ”[26].
Ils indiquent qu’actuellement les simples adhérents (qui ne font que cotiser)
constituent environ un tiers des effectifs des confédérations, les titulaires
de mandats (ou militants) représenteraient entre un tiers et 40 % des effectifs,
les retraités seraient 25 % et, enfin, l’appareil syndical proprement dit,
entre 2 à 3 % du total. Constatant que, dans le secteur privé, le nombre
des syndiqués, tous syndicats confondus, se situe aux alentours 500 000 à
600 000 personnes, ils en concluent que ceux-ci sont moins nombreux que le
nombre potentiel de mandats d’élus ou de désignés syndicaux. Même si tous les
élus ne sont pas syndiqués et tous les syndiqués ne sont pas délégués, “ l’hypothèse
que les sections syndicales dans bien des cas se réduisent à des groupes de syndicalistes
uniquement présents au sein des institutions, ou animés par une logique de présence
au sein des institutions, est largement plausible ”[27].
C’est pourquoi Landier et Labbé considèrent que désormais “ les syndicalistes
constituent une couche sociale spécifique, qui tire ses moyens d’existence des
dispositions juridiques et réglementaires et qui sont animés par la défense et
la conservation d’intérêts qui leur sont propres… ”[28].
Soyons objectifs, il est évident que les 2 millions[29] de travailleurs protégés ne sont pas tous, et très loin de là, des professionnels
du syndicalisme. Notons au passage que la protection qui leur est en théorie concédée
est très relative puisque, entre 1991 et 1993, près de 50 000 licenciements
de représentants du personnel ont été autorisés, pour motif économique, par l’inspection
du travail, soit près de neuf demandes sur dix[30].
Mais il est clair aussi que le chemin qui mène à la carrière de permanent syndical
débute encore, pour l’essentiel[31],
par des mandats de délégué au sein de l’entreprise (DP, DS, élu au CE, etc.).
C’est en tout cas ce que démontre la thèse de Georges Ubbiali. Et parce que les
vocations militantes se font rares, les syndicalistes qui accèdent à des mandats
électifs[32] ont tendance à accumuler
les tâches d’abord internes à l’entreprise (cumul des mandats), puis parfois externes,
dans le cadre de l’appareil syndical. En se professionnalisant comme syndicalistes,
ils acquièrent un nouveau statut, une promotion qui les éloigne de leur milieu
professionnel d’origine. Comme dit l’un d’eux, “ dès l’instant où vous n’occupez
pas un poste professionnel, que vous n’avez pas de poste de travail, vous êtes
perçu différemment. Je ne dirais pas comme un notable, mais quelque part, il y
a un peu de ça quand même. Et souvent les collègues s’imaginent qu’on a plus de
pouvoir qu’on en a en réalité[33] ”.
Ubbiali compare la carrière de permanent syndical à la “ vocation ”
de l’artiste. Cette métaphore signifie-t-elle qu’au départ, comme l’artiste débutant,
le syndicaliste prend des risques, se met en avant, ne compte pas ses heures,
mais qu’à l’arrivée, en cas de succès, il a une existence plus intéressante et
valorisante que la plupart des gens de son milieu d’origine ? En prolongeant
la comparaison avec le monde artistique, on peut observer que, si la distance
qui sépare le travailleur ordinaire de l’artiste est importante, celle qui sépare
les intermittents du spectacle des stars consacrées est plus grande encore. Au
plan syndical, il existe une réelle différence entre les syndicalistes de terrain
et les membres de l’appareil. Selon Landier et Labbé, ces deux mondes se côtoient
assez peu : “ Ils obéissent à des logiques différentes et ont des intérêts
souvent dissemblables.[34] ”
Le premier est constitué d’individus qui “ vivent dans l’entreprise et maintiennent
avec les salariés un rapport électoraliste ”. Ce syndicalisme d’entreprise
serait perçu par les travailleurs “ comme un phénomène institutionnel global ”,
indépendamment de ce qui distingue les différents syndicats. Par contre, le monde
des appareils syndicaux est surtout tourné vers l’État (et les institutions de
protection sociale) et sa visibilité est avant tout celle des personnages médiatisés
que sont les secrétaires généraux des différentes confédérations. Le financement
des syndicats Parler de l’appareil syndical conduit à s’interroger sur le financement
des syndicats. Tout le monde s’accorde à reconnaître que les cotisations ne constituent
qu’une partie minime des ressources syndicales. Celles-ci, tout comme le nombre
des permanents, ne sont pas des données connues et des chiffres divers circulent.
Dans ce domaine, c’est l’opacité qui domine. D’après Dominique Labbé, cité dans
une enquête[35] menée sur ce thème
par Le Nouvel Observateur en 2000, l’appareil de la CFDT comptait alors
environ 8 000 permanents et celui de la CGT 10 000, soit, pour ces deux
centrales, “ autant de personnes que tout le syndicalisme allemand ”.
Curieux pour des organisations qui comptent infiniment moins de membres, donc
bien moins de cotisations... Toujours selon l’enquête du Nouvel Observateur,
“ l’État [consacrait] chaque année au moins 600 millions de francs à la vie
syndicale, alors que le financement des partis, hors campagne électorale, [s’élevait]
à 520 millions de francs par an ”. Une grande part de ces subventions concerne
la formation syndicale (pour les responsables syndicaux, les salariés mandatés,
les conseillers prud’homaux, etc.). Selon le ministère de l’Emploi, cette enveloppe
représentait, en 2000, 213 millions de francs (32,47 millions d’euros)[36].
Autre forme de subvention : la réduction fiscale qui est accordée aux salariés
qui paient une cotisation syndicale. Instaurée en 1989, cette réduction a été
portée à 50 % du montant de la cotisation par l’Assemblée nationale à la
fin 2000, contre 30 % auparavant. Mais l’État n’est pas le seul à mettre
la main au porte-monnaie, les municipalités subventionnent également, en mettant
à disposition des locaux, mais aussi par des versements directs. Le patronat soutient
parfois directement les syndicats. Le cas d’Axa est connu. Cette assurance a signé,
en 1990, un accord instituant un “ bon de financement syndical ” remis
par l’entreprise à chacun de ses salariés, lequel est libre de le remettre au
syndicat de son choix. En 2000, le montant total de l’enveloppe mise à disposition
par la direction d’Axa pour le financement syndical s’élevait à un million d’euros.
Seuls 500 000 euros ont toutefois été distribués aux syndicats, car seule
la moitié des salariés a fait usage de son chèque syndical[37].
Des subventions sont aussi distribuées par la Poste ou France Télécom. Annick
Coupé (SUD) admettait en 2000 que son syndicat recevait 300 000 francs par
an de la Poste et 650 000 de France Télécom[38] (on ignore combien recevaient les autres syndicats). Quant au groupe Casino, il
déboursait à l’époque 2,7 millions de francs par an pour les syndicats présents
dans ses filiales. Outre les différents mandats du secteur privé (voir plus haut),
les syndicats disposent de postes de permanent grâce aux décharges syndicales
dans le secteur public. Celles-ci concernent aussi bien les fonctionnaires élus
aux commissions administratives paritaires[39] que les représentants du personnel des entreprises publiques. En 2000, par exemple,
la SNCF accordait 575 postes, Renault près de 600. Les comités d’entreprise trouvent
aussi une source de revenus en passant des marchés : “ Il suffit de
confier à une société amie la gestion des vacances du personnel pour qu’elle ristourne
au syndicat des avantages matériels ou financiers ”, confiait un expert des
relations sociales resté anonyme[40].
La plus grosse somme connue qu’ait à gérer un CE est celle qui revient à la Caisse
centrale des activités sociales d’EDF-GDF, dont le budget, qui correspond à 1 %
du chiffre d’affaires de l’entreprise, est aujourd’hui de 400 millions d’euros[41].
Cette institution employait 3 000 salariés en l’an 2000[42].
Enfin, les institutions paritaires de la protection sociale offrent d’importantes
ressources, parfois occultes, aux confédérations “ représentatives ”
qui participent à leur gestion. En 2000, un rapport de l’Inspection générale des
affaires sociales dénonçait “ un système de financement direct ou indirect ”
*de la Caisse de retraite interentreprises (CRI) des syndicats CFDT, CFTC, CGC,
CGT et FO. Cette affaire mettait en lumière un discret système d’emplois fictifs
de syndicalistes dans ce type d’institutions. Des représentants syndicaux et patronaux
siègent de manière paritaire dans les caisses de retraite complémentaires, d’assurance-maladie
(d’où le Medef s’est retiré en 1986), d’allocations familiales, d’assurance-chômage
(Unedic), de formation professionnelle, etc. Certains d’entre eux siègent, sous
la houlette de l’État, dans les différentes branches de la Sécurité sociale. Le
nombre précis des syndicalistes concernés et le montant de leur rémunération seraient
“ impossibles à chiffrer ” selon Le Monde, qui signale une étude
de 1997 menée notamment par Jean-Paul Jacquier, ex-secrétaire national de la CFDT,
selon laquelle le nombre de mandats nécessaires au fonctionnement de l’ensemble
de ces organismes serait de 70 000, dont 40 000 pour les syndicats et
30 000 pour le patronat[43].
Au moment où l’assurance-maladie et la caisse d’assurance-chômage connaissent
une crise dramatique, le financement des syndicats par les institutions paritaires
devient problématique. Comment à la fois gérer une institution et contester son
assainissement ? En bonne logique gestionnaire, la direction confédérale
de la CFDT avait donné son appui à la réforme des retraites. Cela a provoqué des
milliers de démissions, y compris de ses cadres syndicaux, à la SNCF notamment,
où certains on rejoint la CGT. Il s’en est suivi une perte sèche au niveau des
élections syndicales… À l’heure actuelle, la question d’une réforme du financement
des syndicats est sur la table. Parmi les propositions qui circulent, il y a celle
qui préconise un financement en fonction des résultats électoraux, qui aurait
comme corollaire de faire perdre aux cinq confédérations “ représentatives ”
une grande part de leurs avantages. Gageons qu’elles ne se laisseront pas faire
facilement. Autre proposition, celle d’établir “ un lien entre le financement
et les adhésions aux confédérations ” et dont le mérite possible serait de
les forcer à “ se poser la question de l’alliance, voire de la fusion, entre
elles ”[44]. Enfin, certains
évoquent l’attribution de fonds publics qui seraient accordés aux syndicats “ en
reconnaissance du rôle d’intérêt général joué dans les grandes réformes comme
celle des retraites ou de l’assurance-maladie. Une piste qui ne pourrait que conduire
à réévaluer la représentativité au plan national de chacune des organisations ”[45].
Avec la question du financement, les chantiers de la “ représentativité ”
et de la “ recomposition ” syndicales sont donc ouverts. Cela dit, réformé
ou non, le financement des syndicats témoigne de la volonté du gouvernement et
du patronat de maintenir à flot des partenaires sociaux fiables, afin de limiter
les débordements inattendus de la part des mouvements sociaux. Vers un renouveau
syndical ? Arrivés au terme de ce survol du syndicalisme en crise, nous avons
vu que celui-ci, à force d’institutionnalisation, s’est vidé de sa substance et
qu’il est porté à bout de bras par un système de subventions hétéroclites. Mais,
pour comprendre les largesses dont les syndicats sont bénéficiaires, il faut se
rappeler qu’en France la contestation reste forte et que le système n’est pas
totalement stabilisé. Il n’est pas à l’abri de mouvements sociaux incontrôlés.
La logique capitaliste et le discours libéral ont gagné en surface, mais en profondeur
de larges couches de la population les rejettent. C’est pourquoi le syndicalisme
“ d’accompagnement du changement ” a partiellement échoué, laissant
échapper de ses marges de nouveaux acteurs “ alternatifs ” comme les
syndicats SUD. Il a aussi perdu la confiance de nombreux travailleurs. Comme le
dit Évelyne Perrin, on a vu la CFDT “ successivement défendre, en 1992, un
durcissement des conditions d’accès à l’indemnisation du chômage pénalisant particulièrement
les jeunes et les précaires, puis en 2000 le PARE, plan d’aide au retour à l’emploi
qui accroît les radiations des chômeurs qui refusent un emploi précaire […] ;
puis en 2003 la réforme du statut des intermittents du spectacle, qui exclut du
régime un tiers d’entre eux tout en réduisant leur durées d’indemnisation ”.
Cela a produit “ une grande rancune parmi les chômeurs et les précaires,
qui estiment que ce syndicat, non seulement ne défend par leurs droits mais, pour
conserver sa place de gestionnaire privilégié à l’UNEDIC au côté du patronat,
participe des offensives contre eux… ” [46].
Quand l’adaptation au changement ne passe pas, le pluralisme syndical offre au
patronat et au pouvoir politique des interlocuteurs de rechange peut-être moins
commodes, mais qui, s’ils sont meilleurs rassembleurs, peuvent être tout aussi
utiles pour favoriser, ou laisser passer, des solutions de compromis et éviter
que la situation ne devienne incontrôlable. Ne vaut-il pas mieux avoir des interlocuteurs
difficiles que pas d’interlocuteurs du tout ? René Mouriaux distingue trois
attitudes syndicales différentes. “ Une première attitude consiste à opter
pour le réalisme afin d’assurer un nouveau compromis social, une seconde à combiner
concessions et revendications, une troisième à inventer un contre-projet.[47] ”
Ces trois attitudes se retrouveraient en proportion variable dans chacun des principaux
syndicats. Au réalisme de la CFDT, les experts opposent souvent l’attitude revendicative
“ passéiste ” ou “ corporatiste ” de la CGT (des SUD, voire
de FO). Or la CGT a stoppé sa longue érosion en 2002. Si, selon son secrétaire
général Bernard Thibault, le nombre des nouveaux adhérents ne décolle pas[48],
elle a connu de récents succès électoraux et a accueilli une partie des ex-membres
de l’appareil syndical de la CFDT, ce qui laisse à penser que son image de repoussoir
bureaucratique s’atténue. Les petits syndicats, notamment les SUD, poursuivent
leur avancée. Le syndicalisme ne semble pas avoir dit son dernier mot, malgré
les récentes défaites (assurance-maladie, changement de statut d’EDF, privatisation
de France Télécom, etc.). Bien qu’elle ait annoncé depuis plusieurs années la
fin de sa “ culture d’opposition ”, la CGT garde une aura de combativité
dans l’opinion publique. Cette organisation sait jouer sur plusieurs tableaux,
associant, suivant les secteurs et les périodes, trois modèles : le
“ syndicat-mouvement ” (qui s’appuie sur des mobilisations et la recherche
d’un rapport de force), le “ syndicat-recours ” (qui repose sur des
actions défensives, souvent juridiques) et le “ syndicat-institution ”[49] (sur lequel nous avons insisté tout au long de cet article). Cette “ flexibilité ”
lui permet d’accompagner (et souvent de contrôler et désamorcer) les mouvements
sociaux qui émergent de la base. Pour le patronat, mieux vaut la CGT que l’inconnu.
Comme le dit le directeur général d’un grand hôtel de la Côte d’Azur : “ La
CGT, je sais faire ; ce que je ne sais pas faire, c’est quand un comité de
chômeurs menace d’envahir l’hôtel le soir du réveillon.[50] ”
Nous ne serions pas étonnés de voir se profiler une recomposition syndicale dans
laquelle la CGT jouerait un rôle central. Sera-t-il possible d’inventer un contre-projet ?
Mais de quelle nature et à partir de quels acteurs ? Celles et ceux qui se
revendiquent du syndicalisme alternatif ou révolutionnaire sauront-ils éviter
les deux écueils que sont l’intégration (même conflictuelle) à la logique du système
ou le sectarisme et la marginalisation ? Seront-ils en mesure de diffuser
les expériences des luttes qui sont parvenues à créer un rapport de forces favorable
aux travailleurs ? Et de tirer la leçon de celles qui ont échoué ? À
différents moments de son histoire, le syndicalisme s’est inscrit dans un projet
universel qui a porté différents noms : l’Internationale, la lutte des classes,
la sociale, le socialisme, l’autogestion… D’autre part, l’“ autre monde possible ”
a aussi été, sous la forme du “ socialisme réel ”, la plus grande mystification
du xxe siècle. Il n’en
reste pas moins que l’absence de projet collectif crédible et de valeurs explicites
communes constitue un frein à l’inscription des luttes sociales dans la durée.
Mais c’est un autre chapitre, sur lequel nous espérons avoir l’occasion de revenir.
Cité par Le Monde, 6 avril 1999.
Alain Lebaube, “ Peut-on se passer de syndicats ? ”, Le Monde Initiatives,
mai 2004.
René Mouriaux, Crises du syndicalisme français, Paris, Montchrestien, 1998,
p. 100. Cette remarque rappelle que, bien souvent, les travailleurs recourent
aux syndicats pour obtenir une aide juridique, domaine dans lequel leur savoir-faire
est reconnu. Il serait intéressant d’évaluer les succès et les échecs de ces démarches
et de réfléchir aux alternatives possibles, y compris dans les cas où l’employeur
est clairement dans l’illégalité.
René Mouriaux, ibid., p. 11.
Ce concept et les considérations sur l’intérim sont notamment inspirés par le
livre de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière.
Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999, p.
355 et suivantes.
Selon Roland Guillon, Les Syndicats dans les mutations et la crise de l’emploi,
Paris, L’Harmattan, 1997, p. 49.
Déclaration d’une militante de la CGT, citée in Guy Groux, René Mouriaux, La
CGT. Crises et alternatives, Paris, Economica, 1992, p. 182.
Pour la gauche non communiste, le fait que la disparition de l’URSS n’ait pas
été suivie par la mise en place d’un socialisme autogéré mais par des régimes
où l’idéologie libérale et le capitalisme sauvage règnent en maîtres a fait s’envoler
bien des certitudes.
Jacques Ion, La Fin des militants ?, Paris, L’Atelier-Éditions ouvrières,
1997. Après avoir insisté sur l’individualisme et le militantisme à la carte,
l’auteur évoque brièvement le développement inverse des mouvements sectaires et
fusionnels, un phénomène résiduel selon lui…
Pour une critique en règle de cette approche, voir les travaux du Mouvement anti-utilitariste
dans les sciences sociales (MAUSS), publiés dans la revue du même nom.
Mancur Olson, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.
Albert Otto Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
On trouve une présentation de sa théorie et de celle de M. Olson dans Les Grandes
Questions de la société française, Paris, Nathan, 2000, pp. 270-271.
Une loi datant de 1950 et un arrêté de 1966 accordent aux cinq confédérations
syndicales que sont la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC une présomption de
représentativité. Les critères retenus à l’époque étaient les effectifs, l’indépendance,
l’expérience, l’ancienneté et l’attitude patriotique pendant l’Occupation. Prévue
à l’origine pour interdire la reconstruction de syndicats ayant collaboré avec
l’occupant nazi ou la création de syndicats “ maison ” à la botte des
patrons, cette loi est discriminatoire pour les confédérations qui n’ont pas été
reconnues comme représentatives à l’époque (CNT), les syndicats autonomes et les
nouveaux syndicats (SUD, etc.).Les syndicats appartenant aux confédérations “ représentatives ”
n’ont pas besoin de faire la preuve de leur représentativité pour constituer une
section syndicale reconnue dans une entreprise. Autre avantage, dans une partie
de la fonction publique, le premier tour des élections syndicales est réservé
à leurs candidats. Enfin, ce système permet à un syndicat appartenant à ces confédérations
de signer seul un accord, indépendamment de son implantation réelle dans une branche
ou une entreprise. Depuis peu (loi Fillon), la notion d’accord majoritaire a été
introduite, mais la possibilité d’accords minoritaires subsiste si une majorité
de syndicats “ représentatifs ” ne s’y oppose pas. Selon Emmanuelle
Heidsieck (Le Monde Initiatives, mai 2004), ce nouveau “ système ”
“ revient à perpétuer le rôle des petites organisations (CFTC, CGC, FO) ”
à qui il donne, de fait, un droit de veto.
La FEN a exclu, en 1992, son aile “ radicale ” regroupée au sein
du de la tendance “ Unité et action ” de sensibilité communiste. Les
exclus ont constitué la FSU, dont la composante la plus puissante est le SNES.
De son côté, la “ nouvelle ” FEN a créé, avec d’autres syndicats, l’UNSA.
Michel Cointepas, “ Les règles de droit et le déclin syndical en France ”, Droit Social, n°3, mars 1992, p. 250.
Ces informations et celles qui suivent proviennent de Le Monde Initiatives,
mai 2004.
D’autres comités liés au CE existent en fonction notamment de la taille des entreprises,
c’est le cas du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT),
élu par le CE ou les DP, qui remplace, depuis 1982, le comité d’hygiène et de
sécurité, créé en 1947. En 1994, le gouvernement Balladur a créé la délégation
unique du personnel (DUP), qui permet aux entreprises entre 50 et 200 salariés
de regrouper les fonctions de DP, de CE et de CHSCT. La DUP permet de diminuer
les sièges de délégués, donc les crédits d’heures alloués aux élus du personnel.
Ces désignations sont souvent contestées, soit par l’employeur, soit par certains
syndicats confédérés dits “ représentatifs ”, qui attaquent ceux qui
ne le sont pas.
Hugues Puel, économiste du travail, cité par Alain Faujas in Le Monde-Emploi,
25 septembre 2001.
Dominique Gallois, “ Les comités d’entreprise négligent leur rôle économique ”, Le Monde-Emploi, 25 septembre 2001.
Il n’a pas de montant obligatoire, mais peut être fixé par un accord ou une convention
collective.
Gérard Desseigne, L’Évolution du comité d’entreprise, Paris, PUF, 1995,
p. 27.
Cité par Muriel Rozelier, “ La formation au dialogue social ”, Le
Monde Initiatives, mai 2004.
Le Monde-Emploi, 25 septembre 2001.
Hubert Landier, Daniel Labbé, Les Organisations syndicales en France, éd.
Liaisons, Rueil-Malmaison, 1998, p. 55.
Chiffre donné par Jean Becquart-Leclercq, Innovations managériales. Un défi
au syndicalisme, Politique et management public, 1989, n° 3, cité par Georges
Ubbiali, La Professionnalisation des directions syndicales à la CGT et à la
CFDT, thèse pour le doctorat de sociologie, université de Paris I, 1996-1997,
p. 346. Ce chiffre global déjà ancien (1989) a peut-être diminué du fait de l’introduction
de la DUP et de la diminution du nombre des entreprises de plus de 50 salariés,
mais c’est le seul que nous ayons trouvé. Il correspondait à environ 16 %
de la population active.
Selon Bruno Escalere et Michel Cointepas, “ De la faiblesse de la protection
juridique dont bénéficient les représentants du personnel dans l’ordre du licenciement
économique et des moyens d’y porter remède ”, Travail, n° 35, automne-hiver
95-96.
Georges Ubbiali, dans La Professionnalisation des directions syndicales…, op.
cit. p. 313 et s., explique qu’à la CFDT il existe désormais des “ secrétaires
permanents ” qui se distinguent des traditionnels “ secrétaires confédéraux ”.
À la différence des seconds qui ont été plusieurs années sur le “ terrain ”,
les secrétaires permanents n’ont pas d’expérience syndicale particulière et sont
recrutés dans le “ vivier ” des étudiants qui font leur stage de fin
d’études dans cette confédération. Mais après trois ans, “ si on juge que
c’est des gens solides ”, ils peuvent passer “ secrétaires confédéraux ”.
Ce mode de recrutement ressemble à celui qu’on observe dans d’autres pays (Allemagne,
Hollande, Suisse, etc.) où, depuis longtemps, des secrétaires syndicaux, universitaires
en règle générale, sont recrutés par les petites annonces.
“ La sanction des urnes constitue l’étape inaugurale d’un parcours syndical ”,
Georges Ubbiali, op. cit., p. 327.
Hubert Landier, Daniel Labbé, op. cit., p. 58.
Matthieu Croissandeveau, “ Dossier : La vérité sur l’argent des syndicats ”, Le Nouvel Observateur, 15-21 juin 2000, pp. 84-89.
Le Monde, 20 novembre 2001.
Informations trouvées dans Le Monde, 26 septembre 2000.
Matthieu Croissandeveau, dossier cité.
Au travers des commissions administratives paritaires, les syndicats sont associés
à la gestion des carrières des personnels. Cette situation qui produit du clientélisme
explique le plus fort taux de syndicalisation dans la fonction publique.
M. Croissandeveau, dossier cité.
M. Croissandeveau, dossier cité.
Voir Le Monde, 18 mai 2004, qui rappelle notamment que “ les trois
caisses de Sécurité sociale du régime général des travailleurs salariés sont des
organismes de droit privé remplissant une mission de service public. La Caisse
nationale d’assurance-maladie (CNAM) […] est présidée par la CFDT depuis 1996.
Les caisses nationales d’assurance-vieillesse (CNAV) et nationales d’allocations
familiales (CNAF) sont présidées par la CGC et la CFTC ”.
Idée émise par Jean-François Amadieu, professeur à l’université de Paris I, in : Le Monde, 14 avril 2004.
Emanuelle Heidsieck, Le Monde Initiatives, mai 2004.
Evelyne Perrin, Syndicats et collectifs face à la précarité, communication
au colloque “ Syndicats et associations en France, concurrence ou complémentarité ”,
CNRS-Centre d’histoire sociale du xxe siècle, novembre 2004.
René Mouriaux, op. cit., p. 140.
Selon Bernard Thibault, Le Monde, 2 octobre 2004.
Ces trois types sont empruntés à Guy Groux et René Mouriaux, La CGT. Crises
et alternatives, Paris, Economica, 1992.
Cité par Hubert Landier, Situation de crise : se préparer à l’imprévisible,
“ Point de vue ”, n° 613, 8 octobre 2001 (http://www.management-social.com/Lettre_Landier.html#613)
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