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Les
grèves des traminots en Italie
(décembre
2003, janvier 2004)
Cosimo
Scarinzi
Entre
le 1er décembre 2003 et le 30 janvier 2003, les transports urbains
ont connu une série de grèves visant à obtenir dans les faits des augmentations
de salaires déjà inscrites dans les accords entre gouvernement et syndicats institutionnels,
grèves qui ont transgressé les règles de l’exercice du droit de grève. Ce qui
frappe dans ces événements, c’est que cette lutte a placé au coeur du débat politique
y compris officiel la question du salaire, ainsi que la nécessité (le risque,
du point de vue de nos adversaires) de faire échec à la réglementation anti-grève.
De plus, ils offrent l’occasion de réfléchir à la nature du conflit industriel
qui se développe ces dernières années en Italie (et parfois ailleurs) et sur le
lien qui passe entre modalités de prises de décision dans la lutte, capacité à
frapper l’adversaire et rôle du mouvement syndical.
Dans
un de ses derniers écrits intitulé “ Nouveau capitalisme et vieille lutte
de classe ”, Paul Mattick développe une thèse selon laquelle la crise de
l’économie mixte, que beaucoup désignent du terme impropre d’“ État social ”,
engendre un véritable réformisme à rebours qui se traduit par la remise en cause
des acquis et des garanties obtenus par les travailleurs dans l’âge d’or du capitalisme,
à savoir les décennies ayant immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. Ce
réformisme à rebours est appelé, nous dit Mattick, à se heurter à la réactivation
de la vieille lutte de classe fondée sur l’initiative autonome des travailleurs,
que les organisations étatisées du mouvement ouvrier ne seront plus en état d’encadrer.
Si l’on veut juger de la valeur des luttes qu’ont récemment menées les
travailleurs des transports urbains et des aéroports, il faut, je crois, s’arrêter sur certaines questions non contingentes
que je vais tenter d’exposer brièvement.
Jusqu’à
une date relativement récente, les travailleurs des transports constituaient dans
leur grande majorité une aristocratie ouvrière classique. La position stratégique
qu’ils occupent dans la chaîne de la reproduction sociale leur donnait, et leur
donne toujours malgré tout, un pouvoir contractuel qui leur permet d’obtenir de
bons salaires, un emploi garanti et des conditions de travail meilleures que celles
d’autres secteurs de la classe laborieuse. Il s’agit en général de travailleurs
fortement syndiqués, bénéficiant d’une formation culturelle et professionnelle
d’un certain niveau, caractérisés par une culture de groupe que l’on trouve rarement
dans d’autres catégories. Compte tenu de ces caractéristiques, leurs luttes actuelles
peuvent se comprendre comme des luttes contre la prolétarisation.
D’ailleurs, il faut bien admettre, sauf à défendre une conception apologétique
de la naissance du mouvement ouvrier, que les premières organisations de classe
n’étaient pas l’expression des couches les plus pauvres, les plus faibles, les
plus exploitées de la classe laborieuse, mais bien des secteurs semi-artisanaux
de la force de travail qui résistaient à la dégradation de leurs conditions de
vie et de labeur.
La
prolétarisation – bien des témoignages l’ont montré – est un processus
extraordinairement douloureux : c’est comme si l’on vous arrachait la peau,
c’est la perte de son autonomie, de son identité, de ses relations sociales. Les
résistances à cette dynamique ne sont généralement pas assez fortes pour stopper
ce processus, mais elles en déterminent de manière significative les caractères ;
les luttes participent à l’élaboration de la culture, de l’identité, des conditions
matérielles du nouveau prolétariat naissant, comme cela s’est produit pour les
vieilles générations ouvrières.
La
privatisation des services, qui ne touche pas que les transports, loin de là,
est présentée dans le discours dominant comme un moyen de réduire l’empiètement
de l’État sur la société civile et de s’attaquer aux “ intolérables privilèges ”
des travailleurs de ces services – attaque supposée garantir aux citoyens
des services concurrentiels en termes de coûts, et de meilleure qualité. De toute
évidence, il s’agit là d’un double mensonge. Primo, l’État ne se retire pas, mais
gère au contraire ces véritables nouvelles “ enclosures ”,
pour permettre à des groupes de pouvoir de s’approprier à vil prix des parts de
la richesse sociale accumulée grâce au travail et à l’argent des salariés ;
et, pour imposer ces transformations sociales traumatisantes, il joue pleinement
le rôle qui est le sien, à savoir garantir l’ordre social au moyen d’une législation
anti-grève – législation qui, à partir de 1990 (dans le cas de l’Italie la chose est
évidente) a désarmé les travailleurs des services face aux véritables opérations
de boucherie sociale qu’on leur a imposées. Secundo, nos mythiques citoyens abstraits,
définis d’abord comme des usagers puis comme des clients, ont vu les coûts des
services sociaux augmenter et leur qualité diminuer.
Les
États et les entrepreneurs ont, c’est évident, exploité la rancœur de certains
salariés du privé contre ceux du public – rancœur pas toujours infondée si
l’on se réfère à la bureaucratie d’État – pour isoler les travailleurs des
services. Mais les faits ont la vie dure, et les masses travailleuses se sont
bien vite rendu compte que l’on continue à voyager dans des wagons à bestiaux,
que des lignes de chemin de fer ont été supprimées, que le seul “ avantage ”
des privatisations consiste à payer des prix “ européens ” pour des
services équivalents ou de moindre qualité.
Les
luttes des traminots de décembre 2003 et janvier 2004 sont d’une telle importance
qu’elles méritent qu’on y revienne maintenant qu’elles sont sorties des têtes,
car elles peuvent nous servir à comprendre les potentialités et les limites du
conflit industriel dans les années qui viennent. À travers elles en effet, ce
sont toutes les questions essentielles de notre époque qui sont mises à l’ordre
du jour : nature et limites de la lutte syndicale, résistance à la précarisation,
rapports entre différents secteurs de la classe laborieuse.
Milan,
1er décembre
Le
1er décembre 2003, les conducteurs de trams salariés de l’ATM de Milan
ont fait la seule critique pratique qu’il était possible de faire d’une législation
sur le droit de grève qui soumet directement les travailleurs à la pleine expression
du despotisme entrepreneurial, en se lançant dans une série de grèves qui
ont entretenu l’agitation jusqu’au 30 janvier 2004.
En
transformant la grève rituelle lancée par les CGIL-CISL-UIL,
limitée à une plage horaire bien précise, en une grève d’une journée entière et
sans préavis, ils ont montré la vulnérabilité de la structure productive et sociale
de la métropole. En effet, selon la chambre de commerce de Milan, la grève a empêché
150 000 personnes de se rendre à leur travail et fait perdre aux entreprises
140 millions d’euros. Bref, la grève du 1er décembre a atteint ce qui
est l’objectif physiologique des grèves : faire mal à l’adversaire et, en
l’occurrence, à la municipalité de Milan, gérée par l’ineffable Gabriele Albertini,
ainsi qu’à l’ensemble des patrons.
Il
est par ailleurs bien évident que la législation anti-grève a pour seul objectif
de priver les travailleurs qui la subissent (ceux des transports, de l’école,
de la santé…) de la possibilité de s’opposer efficacement à la baisse des salaires
et des effectifs et à l’externalisation d’un nombre croissant de travailleurs.
Les
“ défenseurs ” des intérêts généraux des citoyens – politiciens,
bureaucrates syndicaux, entrepreneurs – se sont scandalisés de la mauvaise
éducation des grévistes milanais, comme ils l’avaient fait quelques mois plus
tôt quand le personnel de bord des avions d’Alitalia avait bloqué le service en
recourant à une “ maladie de masse ”. À l’époque, nos clowns pontifiants
avaient condamné le manque de franchise des travailleurs ; en décembre, ils
ont condamné leur agressivité. Dans un cas comme dans l’autre, la véritable cible
est le retour de l’initiative ouvrière – retour laborieux et compliqué, qui
renvoie au caractère insupportable de la situation actuelle.
Pas
besoin en effet d’être grand clerc pour comprendre que, si des milliers de travailleurs
font, en pleine conscience, une grève interdite par la loi, c’est parce qu’ils
en sont arrivés à la conviction que les règles du jeu en vigueur ne mènent qu’à
la boucherie.
Une
réalité qui, rationnellement, était perceptible depuis des années est ainsi devenue
évidente pour tous : la loi 146/90 est, si l’on me permet cette expression
maoïste, un tigre de papier.
Efficace sans doute pour bloquer des grèves minoritaires, capable de briser l’élan
des syndicats non institutionnels, soumis à de sévères sanctions s’ils appellent
à des grèves illégales, les seules efficaces, elle fonctionne mal, voire pas du
tout, si la situation se radicalise et si apparaissent des grèves de masse qui
ne sont appelées formellement par aucun syndicat.
Le
secteur, qui compte presque 120 000 travailleurs et environ 200 entreprises,
a, entre 2002 et 2003, connu 212 heures de grève à l’occasion du renouvellement
d’un contrat où les syndicats institutionnels réclamaient 106 euros brut d’augmentation,
censés rattraper la différence entre l’inflation programmée et l’inflation effective
pour 2000 et 2001 et l’inflation programmée pour 2002 et 2003 – bref, une
plate-forme revendicative qui n’avait rien d’exaltant ni de radical. (Le syndicalisme
de base, qui pourtant est présent dans ce secteur, avance évidemment d’autres
revendications, mais il ne faut pas oublier que la grève du 1er décembre
n’est pas partie sur la base de celles-ci.)
Et pourtant l’Asstra, l’association qui représente les entreprises du secteur,
n’a pu parvenir à un accord pour la simple raison que le gouvernement central
n’a pas garanti les financements nécessaires. Le problème n’est pas essentiellement
d’ordre technique, bien évidemment. Il y a eu en fait superposition des rôles :
les entreprises et leur association, les régions et les municipalités, le gouvernement
central. Les entreprises négocient mais n’ont pas de budget, le gouvernement ne
négocie pas mais décide des financements, les collectivités locales, en Lombardie
notamment, cherchent à jouer un rôle plus important qu’autrefois mais doivent
tenir compte du fait que leurs ressources et leur pouvoir sont limités. En fait,
plusieurs négociations se sont jouées en même temps : entre l’Asstra et le
gouvernement, entre celui-ci et les collectivités locales et, après la grève du
1er décembre, entre travailleurs et syndicats. La politique du gouvernement
semble facile à comprendre : il réduit la part des recettes qui revient aux
collectivités locales et aux entreprises, à qui il laisse gérer les tensions,
et, parallèlement, il se prépare de fait à abandonner la gestion des relations
salariales aux entreprises et aux régions.
Le
fait est que nous sommes dans une situation de transition, le vieux modèle de
négociation centralisée ne fonctionnant plus et l’éventuel nouveau modèle de négociation
à l’échelle de la région et de l’entreprise n’étant pas au point. Et, comme toujours,
ceux qui font les frais de cette situation, ce sont les travailleurs, qui ne se
voient même pas accorder ce qui a été établi par la négociation.
Fidèles
à eux-mêmes, les principaux dirigeants des CGIL-CISL-UIL se sont empressés de
condamner la grève.
Difficile de dire en quoi consiste le “ être aux côtés des travailleurs ”
de leur déclaration ; en revanche, ce qui est clair, c’est que les centaines d’heures
de grève effectuées selon les “ règles ” en 2002 et 2003 n’ont rien
donné et se sont traduites par une perte sèche pour les travailleurs – d’ailleurs
les “ règles ” en question n’ont pas été, que l’on sache, consignées
par le bon Dieu à Moïse sur le mont Sinaï : chacun sait bien qu’elles ont
été négociées par le gouvernement et par ces mêmes syndicats qui en invoquent
le respect.
Confrontés
à la grève “ sauvage ”, Epifani et ses compères découvrent que les travailleurs
sont exaspérés. S’ils étaient de bonne foi – et nous savons que la bonne
foi ne s’achète pas au kilo sur le marché –, ils ne pourraient que s’interroger
sur les raisons de cette exaspération.
La
municipalité de Milan, le patronat et la droite ont immédiatement exigé que les
grévistes soient sévèrement sanctionnés ; en plus des amendes, il a tout
de suite été question de dénonciations pour “ violence privée ”, la
commission de contrôle de l’exercice du droit de grève a proposé que ses pouvoirs
soient accrus et la gauche réformiste s’est précipitée pour la soutenir, menée
par le bon Pietro Ichino, champion du “ juritravaillisme ”, qui fait
pression sur les CGIL-CISL-UIL pour qu’elles ne manifestent aucune propension
à faire des concessions.
Dans
les jours qui ont immédiatement suivi la grève a circulé une lecture subjective,
bien qu’à mon avis partielle, des faits. Il semble que ce soit l’Asstra elle-même
qui ait suggéré aux syndicats institutionnels, et en particulier à la CISL et
à l’UIL, de faire monter la tension afin d’obtenir du gouvernement des ressources
supplémentaires (les trois centimes de taxe sur l’essence) pour financer le contrat.
En admettant que cela soit vrai, le fait que les cadres CISL et UIL aient été
en position de manipuler les travailleurs et de les pousser à une grève sauvage n’en
reste pas moins d’une vraisemblance douteuse ; tout au plus peut-on se dire que
si certains secteurs de l’appareil syndical se sont comportés différemment qu’ils
en ont l’habitude, cela a pu laisser un peu d’espace à l’initiative autonome des
traminots milanais. D’un autre côté, la Région Lombardie a proposé de conclure
les négociations sur une base régionale et de garantir des financements supplémentaires,
et le fait est que la CISL et l’UIL se sont montrées disponibles à une opération
de ce genre.
La
grève du 15 décembre
La
grève des traminots du 15 décembre, appelée par les CGIL-CISL-UIL pour récupérer
le mouvement et par l’ensemble des syndicats de base pour donner un débouché à
la lutte unitaire qui s’amplifiait chez les travailleurs, était de toute évidence
attendue comme un moyen de prendre le pouls de la situation dans la profession
et au-delà.
Le
11 décembre, les ouvriers d’Alitalia de l’aéroport de Fiumicino s’étaient mis
spontanément en grève contre la menace de 4 100 licenciements et contre le
passage à la trappe d’augmentations contractuelles pourtant bien misérables, et
avaient bloqué pendant deux heures l’autoroute qui mène à Rome, d’où quelques
échauffourées avec la police. Bref, à l’évidence, la grève du 1er décembre
avait frappé l’imagination de bien des travailleurs et le modèle milanais risquait
de faire tache d’huile. Et c’est bien ce qui s’est passé : si la grève sauvage
a été particulièrement forte à Turin et à Brescia,
il s’est produit des faits similaires à Pérouse et à Florence, et ce que l’on
pourrait appeler la “ maladie sauvage ” a refait son apparition. Une
avalanche de certificats médicaux, touchant jusqu’à 60 % du personnel, est
arrivée sur les bureaux des entreprises de transport urbain à Bari, Brescia, Castrovillari,
Cosenza, Foggia, Gênes, Naples et Turin.
Il
ne s’agit pas là, bien sûr, de la forme de lutte la plus noble qui soit, mais
elle exprime très bien la lassitude des travailleurs face à la dégradation des
salaires et des normes et leur volonté de contourner la réglementation anti-grève.
Les
moralistes du syndicalisme feraient bien de se souvenir que le sabotage est une
forme d’action à laquelle les travailleurs tendent à recourir quand la voie de
la lutte franche leur est barrée, et que, dans cette affaire, ce sont à la fois
les entreprises, le gouvernement et les syndicats institutionnels qui ont pris
position contre la grève sauvage. En effet, non seulement des réunions se sont
tenues dans les préfectures avec les syndicats, mais les traminots ont été réquisitionnés
et la police a été mobilisée devant les dépôts. Le plus drôle s’est produit à
Turin, où les traminots ont été réquisitionnés par SMS. Certes, que le préfet
s’adresse aux travailleurs au moyen d’un téléphone portable témoigne de la puissance
de l’innovation technologique ; mais, et ça ce n’est pas une nouveauté, ce
ne sont ni la technique ni les intentions de la bureaucratie syndicale qui commandent,
mais la volonté des femmes et des hommes qui se sont mis en grève.
L’intervention
de la police pour faire lever les piquets était elle-même de peu d’efficacité,
et cela pour deux raisons : bon nombre de travailleurs ont refusé de sortir
des dépôts même là où il n’y avait pas de piquet, et une bonne partie de ceux
qui, par crainte des sanctions, sont sortis ont appliqué le boycott, faisant rouler
leurs trams à toute petite vitesse et appliquant la réglementation à la lettre.
Si,
à Turin, la police s’est présentée devant les dépôts, à Brescia elle a pénétré
à l’intérieur, guidée par un héros des journées de Gênes. Mais cette irruption
n’a servi à rien, pour la simple raison que les travailleurs se sont assis par
terre et ont refusé de sortir. Et la police démocratique et républicaine n’est
pas allée, comme l’ont fait les chemises noires pendant les grèves de 1944, jusqu’à
faire sortir les trams avec les miliciens au volant (d’ailleurs, en 1944, le principal
résultat de cette intervention fut la mise hors service de bon nombre de trams,
du fait de la maladresse des conducteurs).
Quelques
remarques à propos de cette grève du 15 décembre :
-
l’effet domino a fonctionné : bon nombre de travailleurs se sont dit que,
s’il était possible de bloquer la ville de Milan, ça pouvait se faire ailleurs ;
-
le contrôle syndical a mal joué son rôle : à l’évidence, beaucoup de membres et
de délégués des syndicats institutionnels ont fait grève. Du coup, les groupes
dirigeants des CGIL-CISL-UIL ont, disons, quelques problèmes ;
-
la force même de la mobilisation a modifié la perception générale des grèves dans
les transports.
Dans les conversations il est question, évidemment, du fait que les grèves des
transports “ pénalisent d’autres travailleurs ”, mais aussi, et c’est
ce qui est politiquement significatif, des salaires du personnel, des effets de
la précarisation et, surtout, du fait que la réglementation anti-grève a favorisé
le démantèlement des services publics.
Janvier
2004
La
Coordination de lutte des traminots, née de la mobilisation et qui rassemble les
syndicats alternatifs présents dans le secteur du transport urbain ainsi que d’importants
groupes de travailleurs non organisés sur le plan syndical ou qui se réfèrent
encore aux syndicats institutionnels, a organisé deux grèves, le 9 et le 30 janvier,
qui ont été assez bien suivies.
Ce
qui frappe dans les événements de ces semaines, c’est le courant de sympathie
dont bénéficient les grèves.
Laissant à d’autres la prétention douteuse de pouvoir élaborer et exhiber des
sondages fiables, je me contenterai de réfléchir à partir de mon expérience directe
et de celle de plusieurs de mes connaissances. De toute évidence, en dépit du
fait que ces grèves ont créé des problèmes à beaucoup et de la campagne du gouvernement
et des syndicats institutionnels en défense des “ usagers ”, nombreux
sont ceux qui ont vu dans les grèves des traminots un signal de révolte et de
rupture de la cage de fer qui interdit aux travailleurs, à tous les travailleurs,
d’exprimer leur opposition au recul qu’on nous impose.
Les
tentatives de présenter les traminots comme des privilégiés bien payés qui ne
fichent pas grand-chose n’ont elles-mêmes pas eu le succès espéré par l’adversaire
– or nous savons à quel point la mesquine jalousie réciproque entre secteurs
de la classe laborieuse (salariés de l’industrie contre fonctionnaires, précaires
contre salariés stables, jeunes contre vieux...) a contribué à la désagrégation
politique de cette classe. En somme, l’action des travailleurs a réussi à imposer
un nouveau cadre de référence à toute prise de position sur la question sociale,
plus efficacement que ne l’auraient fait dix mille discours, aussi argumentés
et fondés soient-ils. Je ne veux pas par là nier le rôle positif des discours
critiques sur le monde tel qu’il va, mais insister sur le fait que la critique
théorique et les bonnes intentions de la propagande trouvent leur vérité pratique
dans l’action concrète, et sortent de cette mise à l’épreuve de la pratique extraordinairement
enrichies et renforcées.
Il
vaut la peine de s’arrêter sur ce qu’ont ou pas en commun cette lutte et la “ lutte
sale ” – la mobilisation radicale des travailleurs des entreprises de
nettoyage des chemins de fer qui, durant l’hiver et le printemps 2002, ont paralysé
le trafic ferroviaire, donné naissance à des coordinations de lutte et se sont
opposés aux licenciements de masse et à la dégradation de leurs conditions de
vie par tous les moyens dont ils disposaient.
Comme
celle des traminots, leur lutte fut quelque chose d’extraordinaire ; comme
celle des traminots, elle a touché le secteur fragile des transports ; et
elle a réussi à enrayer partiellement le processus d’expulsion du travail de milliers
de personnes, malgré les menaces de sanctions sévères pesant sur les grévistes
– menaces réduites à néant par une mobilisation massive rendant le recours
à la répression impraticable.
Entre
ces deux luttes, il y a cependant une différence importante : les travailleurs
des entreprises de nettoyage, on le sait, sont les ilotes de la société industrielle
moderne, le sous-prolétariat au sein du prolétariat, tant sur le plan du salaire
que des garanties. De ce point de vue, leur révolte, qui a pris immédiatement
un caractère radical, était “ normale ”. À l’inverse, les traminots
sont un secteur central de la classe laborieuse, un segment de la force de travail
qui, du fait de ses compétences, de sa place dans le procès de production, de
sa cohésion interne, a toujours joué un rôle important sur le plan politique et
syndical. (Je me souviens, par expérience personnelle et par ce qu’on m’en a rapporté,
des Comités unitaires de base qui avaient pris forme à l’ATM de Milan en 1969 ;
derrière, il y avait une décennie de lutte et d’organisation, qui elle-même renvoyait
aux grèves de 1944 sous l’occupation allemande, grèves qui s’étaient payées de
la déportation et de la mort de nombreux travailleurs.) La mobilisation des traminots
témoigne donc du fait que le corps central de la classe, cette part de la société
dont le maintien de l’ordre social dépend de la tranquillité relative, ce corps
central lui-même n’en peut plus.
Les
grèves des traminots ont mis à l’ordre du jour la question du salaire. L’appauvrissement
permanent de la masse des travailleurs salariés, cet appauvrissement qui a été
négocié entre patronat et syndicats et présenté comme inévitable, est désormais
intolérable et surtout non toléré.
Depuis
quelques années déjà, il était évident que la question salariale devenait centrale,
mais la lutte des traminots en a révélé le caractère radical et a lancé un signal
précis à l’ensemble de la classe : il est possible de briser la cage de la
concertation et de la législation anti-grève, il est possible de le faire collectivement,
il est possible de gagner.
Parallèlement,
cette lutte met en évidence les effets dévastateurs de la précarisation de la
classe laborieuse. Comme toutes les autres, les entreprises de transport urbain
ont profité impunément des lois qui ont déstructuré le marché du travail – et
de l’impossibilité où se trouvaient les travailleurs de s’y opposer aussi longtemps
qu’ils restaient sur le terrain de la légalité – pour embaucher du personnel
sous contrat de formation, réduisant ainsi le salaire et les droits d’un nombre
croissant de salariés. La lutte a permis de reconstituer un front uni entre travailleurs
stables et travailleurs sous contrat de formation. C’est là un autre indice important
des possibilités de recomposition du front de classe, dont la décomposition a
fait l’objet d’une littérature abondante (trop abondante au regard de la disponibilité
à l’intervention pratique et quotidienne de ses auteurs et, à mes yeux, rarement
à la hauteur des enjeux). Je pense en particulier à ce qui prend forme actuellement
dans l’univers industriel féodal des centres d’appels.
Si
les grèves ont fonctionné, c’est, il faut le dire et le redire, parce qu’elles
ont enfreint la législation anti-grève. Il ne s’agit pas en disant cela, pour
moi tout au moins, de faire une apologie de l’illégalité aussi stupide que source
de diversion : l’illégalité n’est pas une valeur en soi, sinon tous les barmans
qui oublient d’enregistrer les commandes à la caisse peuvent prétendre faire partie
de l’avant-garde de la révolution sociale. Pour le mouvement de classe, la véritable
“ route par l’ouest ” consiste à prendre conscience du fait que seul
l’exercice de la force collective sur des objectifs précis permet d’obtenir des
résultats et que cette force ne s’exerce que si elle est en mesure de renverser
les barrières que l’adversaire veut nous imposer. À ce stade, les règles sont
perçues exactement comme ce qu’elles sont – un outil de despotisme aux
mains des classes dominantes et de l’État – et sont traitées comme telles.
En
faisant grève en dehors des règles, les traminots ont coupé les ponts derrière
eux et imposé, indépendamment de tout projet préconçu, de nouvelles règles du
jeu.
On
peut à l’évidence parler de mouvement spontané, étant entendu que spontané ne
veut pas dire aveugle et irréfléchi. Son développement a certes été favorisé par
les contradictions qui existent entre syndicats institutionnels et gouvernement,
entre collectivités locales et gouvernement central, entre entreprises et classe
politique et jusqu’au sein de celle-ci. Mais en disant cela, nous ne faisons que
prendre acte d’une évidence : les contradictions de l’adversaire sont un
facteur favorable au mouvement de classe. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est
que les contradictions entre dominants ont permis qu’émerge la contradiction radicale,
celle qui oppose travail et capital, dominés et dominants.
La
lutte de décembre-janvier s’est conclue sur un accord général qui garantit aux
travailleurs, au niveau national, une partie des revendications avancées par les
CGIL-CISL-UIL, et au niveau local, dans beaucoup d’entreprises, une somme supplémentaire
en échange de concessions sur l’organisation du travail.
D’un
point de vue syndical, on peut soit considérer que cet accord n’est pas à la hauteur
de la mobilisation dont ont fait preuve les travailleurs, soit penser qu’il est
de toute manière le produit d’une mobilisation qui a débloqué la situation. Si
l’on croit, comme je le crois, qu’il n’y a jamais de “ bons ” accords
mais seulement des accords qui sanctionnent un rapport de forces, plusieurs remarques s’imposent :
1)
L’adversaire a allumé de véritables contre-feux. Certes, si un mouvement surprend
quelque peu jusqu’aux militants les plus radicaux, il ne peut que surprendre plus
encore la partie adverse (gouvernement et patrons) et les appareils syndicaux ;
mais surprise ne signifie pas anéantissement. Les entreprises ont fait en sorte
de segmenter les catégories en concédant des augmentations là où, de leur point
de vue, les conditions l’exigeaient. Ces augmentations n’ont rien d’extraordinaire,
on le sait, mais, par les temps qui courent, elles ne sont sûrement pas négligeables,
loin de là.
2)
Paradoxalement (mais pas tant que ça), la mobilisation des traminots a favorisé
la croissance de la négociation d’entreprise, sur laquelle misaient le patronat
et certains secteurs des syndicats institutionnels, CISL en tête, et poussé l’appareil
syndical institutionnel à prendre des positions plus “ radicales ” face
au gouvernement.
3)
La mobilisation des traminots a amené des secteurs non marginaux de travailleurs
et de militants à adopter des positions critiques vis-à-vis de la négociation.
Il n’est pas impossible que le réseau organisationnel qui s’est construit sur
la base de cette expérience joue un rôle sur le moyen terme.
Au
total, deux approches sont à éviter : celle qui voudrait exalter une expérience
qui n’était pas, et ne pouvait pas être, l’expression d’un tournant radical du
mouvement de classe, et celle qui sous-estimerait ce qui s’est exprimé à travers
et elle et surtout ce qu’elle a anticipé et permis de comprendre des formes modernes
de la lutte de classe.
Article
paru en italien dans Collegamenti-Wobbly n° 5, janvier-juin 2004.
Traduit par Nicole Thé.
Sur la grève des traminots, signalons “ Transports urbains en Italie :
le retour soudain de l’autonomie ouvrière ”, La lettre de Mouvement communiste n° 12, janvier 2004, qui reconstitue le contexte et les éléments marquants de
la grève. Le numéro 13 de cette publication est consacré à une autre grève particulièrement
importante qui a contribué à modifier les rapports de forces entre les classes
en Italie : “ Fiat Melfi : la classe ouvrière contre-attaque ”,
mai 2004. Pour obtenir ces textes, écrire (sans autre mention) à : BP 1666,
Centre Monnaie 1000, Bruxelles I., Belgique.
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