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Les grèves des traminots en Italie
(décembre 2003, janvier 2004)


Cosimo Scarinzi

Entre le 1er décembre 2003 et le 30 janvier 2003, les transports urbains ont connu une série de grèves visant à obtenir dans les faits des augmentations de salaires déjà inscrites dans les accords entre gouvernement et syndicats institutionnels, grèves qui ont transgressé les règles de l’exercice du droit de grève. Ce qui frappe dans ces événements, c’est que cette lutte a placé au coeur du débat politique y compris officiel la question du salaire, ainsi que la nécessité (le risque, du point de vue de nos adversaires) de faire échec à la réglementation anti-grève. De plus, ils offrent l’occasion de réfléchir à la nature du conflit industriel qui se développe ces dernières années en Italie (et parfois ailleurs) et sur le lien qui passe entre modalités de prises de décision dans la lutte, capacité à frapper l’adversaire et rôle du mouvement syndical.



Dans un de ses derniers écrits intitulé “ Nouveau capitalisme et vieille lutte de classe ”, Paul Mattick développe une thèse selon laquelle la crise de l’économie mixte, que beaucoup désignent du terme impropre d’“ État social ”, engendre un véritable réformisme à rebours qui se traduit par la remise en cause des acquis et des garanties obtenus par les travailleurs dans l’âge d’or du capitalisme, à savoir les décennies ayant immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. Ce réformisme à rebours est appelé, nous dit Mattick, à se heurter à la réactivation de la vieille lutte de classe fondée sur l’initiative autonome des travailleurs, que les organisations étatisées du mouvement ouvrier ne seront plus en état d’encadrer[1].

Si l’on veut juger de la valeur des luttes qu’ont récemment menées les travailleurs des transports urbains[2] et des aéroports, il faut, je crois, s’arrêter sur certaines questions non contingentes que je vais tenter d’exposer brièvement.

Jusqu’à une date relativement récente, les travailleurs des transports constituaient dans leur grande majorité une aristocratie ouvrière classique. La position stratégique qu’ils occupent dans la chaîne de la reproduction sociale leur donnait, et leur donne toujours malgré tout, un pouvoir contractuel qui leur permet d’obtenir de bons salaires, un emploi garanti et des conditions de travail meilleures que celles d’autres secteurs de la classe laborieuse. Il s’agit en général de travailleurs fortement syndiqués, bénéficiant d’une formation culturelle et professionnelle d’un certain niveau, caractérisés par une culture de groupe que l’on trouve rarement dans d’autres catégories. Compte tenu de ces caractéristiques, leurs luttes actuelles peuvent se comprendre comme des luttes contre la prolétarisation[3]. D’ailleurs, il faut bien admettre, sauf à défendre une conception apologétique de la naissance du mouvement ouvrier, que les premières organisations de classe n’étaient pas l’expression des couches les plus pauvres, les plus faibles, les plus exploitées de la classe laborieuse, mais bien des secteurs semi-artisanaux de la force de travail qui résistaient à la dégradation de leurs conditions de vie et de labeur.

La prolétarisation – bien des témoignages l’ont montré – est un processus extraordinairement douloureux : c’est comme si l’on vous arrachait la peau, c’est la perte de son autonomie, de son identité, de ses relations sociales. Les résistances à cette dynamique ne sont généralement pas assez fortes pour stopper ce processus, mais elles en déterminent de manière significative les caractères ; les luttes participent à l’élaboration de la culture, de l’identité, des conditions matérielles du nouveau prolétariat naissant, comme cela s’est produit pour les vieilles générations ouvrières.

La privatisation des services, qui ne touche pas que les transports, loin de là, est présentée dans le discours dominant comme un moyen de réduire l’empiètement de l’État sur la société civile et de s’attaquer aux “ intolérables privilèges ” des travailleurs de ces services – attaque supposée garantir aux citoyens des services concurrentiels en termes de coûts, et de meilleure qualité. De toute évidence, il s’agit là d’un double mensonge. Primo, l’État ne se retire pas, mais gère au contraire ces véritables nouvelles “ enclosures ”[4], pour permettre à des groupes de pouvoir de s’approprier à vil prix des parts de la richesse sociale accumulée grâce au travail et à l’argent des salariés ; et, pour imposer ces transformations sociales traumatisantes, il joue pleinement le rôle qui est le sien, à savoir garantir l’ordre social au moyen d’une législation anti-grève[5] – législation qui, à partir de 1990 (dans le cas de l’Italie la chose est évidente) a désarmé les travailleurs des services face aux véritables opérations de boucherie sociale qu’on leur a imposées. Secundo, nos mythiques citoyens abstraits, définis d’abord comme des usagers puis comme des clients, ont vu les coûts des services sociaux augmenter et leur qualité diminuer.

Les États et les entrepreneurs ont, c’est évident, exploité la rancœur de certains salariés du privé contre ceux du public – rancœur pas toujours infondée si l’on se réfère à la bureaucratie d’État – pour isoler les travailleurs des services. Mais les faits ont la vie dure, et les masses travailleuses se sont bien vite rendu compte que l’on continue à voyager dans des wagons à bestiaux, que des lignes de chemin de fer ont été supprimées, que le seul “ avantage ” des privatisations consiste à payer des prix “ européens ” pour des services équivalents ou de moindre qualité.

Les luttes des traminots de décembre 2003 et janvier 2004 sont d’une telle importance qu’elles méritent qu’on y revienne maintenant qu’elles sont sorties des têtes, car elles peuvent nous servir à comprendre les potentialités et les limites du conflit industriel dans les années qui viennent. À travers elles en effet, ce sont toutes les questions essentielles de notre époque qui sont mises à l’ordre du jour : nature et limites de la lutte syndicale, résistance à la précarisation, rapports entre différents secteurs de la classe laborieuse.

Milan, 1er décembre

Le 1er décembre 2003, les conducteurs de trams salariés de l’ATM de Milan ont fait la seule critique pratique qu’il était possible de faire d’une législation sur le droit de grève qui soumet directement les travailleurs à la pleine expression du despotisme entrepreneurial, en se lançant  dans une série de grèves qui ont entretenu l’agitation jusqu’au 30 janvier 2004.

En transformant la grève rituelle lancée par les CGIL-CISL-UIL[6], limitée à une plage horaire bien précise, en une grève d’une journée entière et sans préavis, ils ont montré la vulnérabilité de la structure productive et sociale de la métropole. En effet, selon la chambre de commerce de Milan, la grève a empêché 150 000 personnes de se rendre à leur travail et fait perdre aux entreprises 140 millions d’euros. Bref, la grève du 1er décembre a atteint ce qui est l’objectif physiologique des grèves : faire mal à l’adversaire et, en l’occurrence, à la municipalité de Milan, gérée par l’ineffable Gabriele Albertini, ainsi qu’à l’ensemble des patrons.

Il est par ailleurs bien évident que la législation anti-grève a pour seul objectif de priver les travailleurs qui la subissent (ceux des transports, de l’école, de la santé…) de la possibilité de s’opposer efficacement à la baisse des salaires et des effectifs et à l’externalisation d’un nombre croissant de travailleurs.

Les “ défenseurs ” des intérêts généraux des citoyens – politiciens, bureaucrates syndicaux, entrepreneurs – se sont scandalisés de la mauvaise éducation des grévistes milanais, comme ils l’avaient fait quelques mois plus tôt quand le personnel de bord des avions d’Alitalia avait bloqué le service en recourant à une “ maladie de masse ”. À l’époque, nos clowns pontifiants avaient condamné le manque de franchise des travailleurs ; en décembre, ils ont condamné leur agressivité. Dans un cas comme dans l’autre, la véritable cible est le retour de l’initiative ouvrière – retour laborieux et compliqué, qui renvoie au caractère insupportable de la situation actuelle.

Pas besoin en effet d’être grand clerc pour comprendre que, si des milliers de travailleurs font, en pleine conscience, une grève interdite par la loi, c’est parce qu’ils en sont arrivés à la conviction que les règles du jeu en vigueur ne mènent qu’à la boucherie.

Une réalité qui, rationnellement, était perceptible depuis des années est ainsi devenue évidente pour tous : la loi 146/90 est, si l’on me permet cette expression maoïste, un tigre de papier[7]. Efficace sans doute pour bloquer des grèves minoritaires, capable de briser l’élan des syndicats non institutionnels, soumis à de sévères sanctions s’ils appellent à des grèves illégales, les seules efficaces, elle fonctionne mal, voire pas du tout, si la situation se radicalise et si apparaissent des grèves de masse qui ne sont appelées formellement par aucun syndicat.

Le secteur, qui compte presque 120 000 travailleurs et environ 200 entreprises, a, entre 2002 et 2003, connu 212 heures de grève à l’occasion du renouvellement d’un contrat où les syndicats institutionnels réclamaient 106 euros brut d’augmentation, censés rattraper la différence entre l’inflation programmée et l’inflation effective pour 2000 et 2001 et l’inflation programmée pour 2002 et 2003 – bref, une plate-forme revendicative qui n’avait rien d’exaltant ni de radical. (Le syndicalisme de base, qui pourtant est présent dans ce secteur, avance évidemment d’autres revendications, mais il ne faut pas oublier que la grève du 1er décembre n’est pas partie sur la base de celles-ci[8].) Et pourtant l’Asstra, l’association qui représente les entreprises du secteur, n’a pu parvenir à un accord pour la simple raison que le gouvernement central n’a pas garanti les financements nécessaires. Le problème n’est pas essentiellement d’ordre technique, bien évidemment. Il y a eu en fait superposition des rôles : les entreprises et leur association, les régions et les municipalités, le gouvernement central. Les entreprises négocient mais n’ont pas de budget, le gouvernement ne négocie pas mais décide des financements, les collectivités locales, en Lombardie notamment, cherchent à jouer un rôle plus important qu’autrefois mais doivent tenir compte du fait que leurs ressources et leur pouvoir sont limités. En fait, plusieurs négociations se sont jouées en même temps : entre l’Asstra et le gouvernement, entre celui-ci et les collectivités locales et, après la grève du 1er décembre, entre travailleurs et syndicats. La politique du gouvernement semble facile à comprendre : il réduit la part des recettes qui revient aux collectivités locales et aux entreprises, à qui il laisse gérer les tensions, et, parallèlement, il se prépare de fait à abandonner la gestion des relations salariales aux entreprises et aux régions.

Le fait est que nous sommes dans une situation de transition, le vieux modèle de négociation centralisée ne fonctionnant plus et l’éventuel nouveau modèle de négociation à l’échelle de la région et de l’entreprise n’étant pas au point. Et, comme toujours, ceux qui font les frais de cette situation, ce sont les travailleurs, qui ne se voient même pas accorder ce qui a été établi par la négociation.

Fidèles à eux-mêmes, les principaux dirigeants des CGIL-CISL-UIL se sont empressés de condamner la grève[9]. Difficile de dire en quoi consiste le “ être aux côtés des travailleurs ” de leur déclaration ; en revanche, ce qui est clair, c’est que les centaines d’heures de grève effectuées selon les “ règles ” en 2002 et 2003 n’ont rien donné et se sont traduites par une perte sèche pour les travailleurs – d’ailleurs les “ règles ” en question n’ont pas été, que l’on sache, consignées par le bon Dieu à Moïse sur le mont Sinaï : chacun sait bien qu’elles ont été négociées par le gouvernement et par ces mêmes syndicats qui en invoquent le respect.

Confrontés à la grève “ sauvage ”, Epifani et ses compères découvrent que les travailleurs sont exaspérés. S’ils étaient de bonne foi – et nous savons que la bonne foi ne s’achète pas au kilo sur le marché –, ils ne pourraient que s’interroger sur les raisons de cette exaspération.

La municipalité de Milan, le patronat et la droite ont immédiatement exigé que les grévistes soient sévèrement sanctionnés ; en plus des amendes, il a tout de suite été question de dénonciations pour “ violence privée ”, la commission de contrôle de l’exercice du droit de grève a proposé que ses pouvoirs soient accrus et la gauche réformiste s’est précipitée pour la soutenir, menée par le bon Pietro Ichino, champion du “ juritravaillisme ”, qui fait pression sur les CGIL-CISL-UIL pour qu’elles ne manifestent aucune propension à faire des concessions[10].

Dans les jours qui ont immédiatement suivi la grève a circulé une lecture subjective, bien qu’à mon avis partielle, des faits. Il semble que ce soit l’Asstra elle-même qui ait suggéré aux syndicats institutionnels, et en particulier à la CISL et à l’UIL, de faire monter la tension afin d’obtenir du gouvernement des ressources supplémentaires (les trois centimes de taxe sur l’essence) pour financer le contrat. En admettant que cela soit vrai, le fait que les cadres CISL et UIL aient été en position de manipuler les travailleurs et de les pousser à une grève sauvage n’en reste pas moins d’une vraisemblance douteuse ; tout au plus peut-on se dire que si certains secteurs de l’appareil syndical se sont comportés différemment qu’ils en ont l’habitude, cela a pu laisser un peu d’espace à l’initiative autonome des traminots milanais. D’un autre côté, la Région Lombardie a proposé de conclure les négociations sur une base régionale et de garantir des financements supplémentaires, et le fait est que la CISL et l’UIL se sont montrées disponibles à une opération de ce genre.

La grève du 15 décembre

La grève des traminots du 15 décembre, appelée par les CGIL-CISL-UIL pour récupérer le mouvement et par l’ensemble des syndicats de base pour donner un débouché à la lutte unitaire qui s’amplifiait chez les travailleurs, était de toute évidence attendue comme un moyen de prendre le pouls de la situation dans la profession et au-delà.

Le 11 décembre, les ouvriers d’Alitalia de l’aéroport de Fiumicino s’étaient mis spontanément en grève contre la menace de 4 100 licenciements et contre le passage à la trappe d’augmentations contractuelles pourtant bien misérables, et avaient bloqué pendant deux heures l’autoroute qui mène à Rome, d’où quelques échauffourées avec la police. Bref, à l’évidence, la grève du 1er décembre avait frappé l’imagination de bien des travailleurs et le modèle milanais risquait de faire tache d’huile. Et c’est bien ce qui s’est passé : si la grève sauvage a été particulièrement forte à Turin et à Brescia[11], il s’est produit des faits similaires à Pérouse et à Florence, et ce que l’on pourrait appeler la “ maladie sauvage ” a refait son apparition. Une avalanche de certificats médicaux, touchant jusqu’à 60 % du personnel, est arrivée sur les bureaux des entreprises de transport urbain à Bari, Brescia, Castrovillari, Cosenza, Foggia, Gênes, Naples et Turin.

Il ne s’agit pas là, bien sûr, de la forme de lutte la plus noble qui soit, mais elle exprime très bien la lassitude des travailleurs face à la dégradation des salaires et des normes et leur volonté de contourner la réglementation anti-grève.

Les moralistes du syndicalisme feraient bien de se souvenir que le sabotage est une forme d’action à laquelle les travailleurs tendent à recourir quand la voie de la lutte franche leur est barrée, et que, dans cette affaire, ce sont à la fois les entreprises, le gouvernement et les syndicats institutionnels qui ont pris position contre la grève sauvage. En effet, non seulement des réunions se sont tenues dans les préfectures avec les syndicats, mais les traminots ont été réquisitionnés et la police a été mobilisée devant les dépôts. Le plus drôle s’est produit à Turin, où les traminots ont été réquisitionnés par SMS. Certes, que le préfet s’adresse aux travailleurs au moyen d’un téléphone portable témoigne de la puissance de l’innovation technologique ; mais, et ça ce n’est pas une nouveauté, ce ne sont ni la technique ni les intentions de la bureaucratie syndicale qui commandent, mais la volonté des femmes et des hommes qui se sont mis en grève.

L’intervention de la police pour faire lever les piquets était elle-même de peu d’efficacité, et cela pour deux raisons : bon nombre de travailleurs ont refusé de sortir des dépôts même là où il n’y avait pas de piquet, et une bonne partie de ceux qui, par crainte des sanctions, sont sortis ont appliqué le boycott, faisant rouler leurs trams à toute petite vitesse et appliquant la réglementation à la lettre.

Si, à Turin, la police s’est présentée devant les dépôts, à Brescia elle a pénétré à l’intérieur, guidée par un héros des journées de Gênes. Mais cette irruption n’a servi à rien, pour la simple raison que les travailleurs se sont assis par terre et ont refusé de sortir. Et la police démocratique et républicaine n’est pas allée, comme l’ont fait les chemises noires pendant les grèves de 1944, jusqu’à faire sortir les trams avec les miliciens au volant (d’ailleurs, en 1944, le principal résultat de cette intervention fut la mise hors service de bon nombre de trams, du fait de la maladresse des conducteurs).

Quelques remarques à propos de cette grève du 15 décembre :

- l’effet domino a fonctionné : bon nombre de travailleurs se sont dit que, s’il était possible de bloquer la ville de Milan, ça pouvait se faire ailleurs ;

- le contrôle syndical a mal joué son rôle : à l’évidence, beaucoup de membres et de délégués des syndicats institutionnels ont fait grève. Du coup, les groupes dirigeants des CGIL-CISL-UIL ont, disons, quelques problèmes ;

- la force même de la mobilisation a modifié la perception générale des grèves dans les transports[12]. Dans les conversations il est question, évidemment, du fait que les grèves des transports “ pénalisent d’autres travailleurs ”, mais aussi, et c’est ce qui est politiquement significatif, des salaires du personnel, des effets de la précarisation et, surtout, du fait que la réglementation anti-grève a favorisé le démantèlement des services publics.

Janvier 2004

La Coordination de lutte des traminots, née de la mobilisation et qui rassemble les syndicats alternatifs présents dans le secteur du transport urbain ainsi que d’importants groupes de travailleurs non organisés sur le plan syndical ou qui se réfèrent encore aux syndicats institutionnels, a organisé deux grèves, le 9 et le 30 janvier, qui ont été assez bien suivies.

Ce qui frappe dans les événements de ces semaines, c’est le courant de sympathie dont bénéficient les grèves[13]. Laissant à d’autres la prétention douteuse de pouvoir élaborer et exhiber des sondages fiables, je me contenterai de réfléchir à partir de mon expérience directe et de celle de plusieurs de mes connaissances. De toute évidence, en dépit du fait que ces grèves ont créé des problèmes à beaucoup et de la campagne du gouvernement et des syndicats institutionnels en défense des “ usagers ”, nombreux sont ceux qui ont vu dans les grèves des traminots un signal de révolte et de rupture de la cage de fer qui interdit aux travailleurs, à tous les travailleurs, d’exprimer leur opposition au recul qu’on nous impose.

Les tentatives de présenter les traminots comme des privilégiés bien payés qui ne fichent pas grand-chose n’ont elles-mêmes pas eu le succès espéré par l’adversaire – or nous savons à quel point la mesquine jalousie réciproque entre secteurs de la classe laborieuse (salariés de l’industrie contre fonctionnaires, précaires contre salariés stables, jeunes contre vieux...) a contribué à la désagrégation politique de cette classe. En somme, l’action des travailleurs a réussi à imposer un nouveau cadre de référence à toute prise de position sur la question sociale, plus efficacement que ne l’auraient fait dix mille discours, aussi argumentés et fondés soient-ils. Je ne veux pas par là nier le rôle positif des discours critiques sur le monde tel qu’il va, mais insister sur le fait que la critique théorique et les bonnes intentions de la propagande trouvent leur vérité pratique dans l’action concrète, et sortent de cette mise à l’épreuve de la pratique extraordinairement enrichies et renforcées.

Il vaut la peine de s’arrêter sur ce qu’ont ou pas en commun cette lutte et la “ lutte sale ” – la mobilisation radicale des travailleurs des entreprises de nettoyage des chemins de fer qui, durant l’hiver et le printemps 2002, ont paralysé le trafic ferroviaire, donné naissance à des coordinations de lutte et se sont opposés aux licenciements de masse et à la dégradation de leurs conditions de vie par tous les moyens dont ils disposaient.

Comme celle des traminots, leur lutte fut quelque chose d’extraordinaire ; comme celle des traminots, elle a touché le secteur fragile des transports ; et elle a réussi à enrayer partiellement le processus d’expulsion du travail de milliers de personnes, malgré les menaces de sanctions sévères pesant sur les grévistes – menaces réduites à néant par une mobilisation massive rendant le recours à la répression impraticable.

Entre ces deux luttes, il y a cependant une différence importante : les travailleurs des entreprises de nettoyage, on le sait, sont les ilotes de la société industrielle moderne, le sous-prolétariat au sein du prolétariat, tant sur le plan du salaire que des garanties. De ce point de vue, leur révolte, qui a pris immédiatement un caractère radical, était “ normale ”. À l’inverse, les traminots sont un secteur central de la classe laborieuse, un segment de la force de travail qui, du fait de ses compétences, de sa place dans le procès de production, de sa cohésion interne, a toujours joué un rôle important sur le plan politique et syndical. (Je me souviens, par expérience personnelle et par ce qu’on m’en a rapporté, des Comités unitaires de base qui avaient pris forme à l’ATM de Milan en 1969 ; derrière, il y avait une décennie de lutte et d’organisation, qui elle-même renvoyait aux grèves de 1944 sous l’occupation allemande, grèves qui s’étaient payées de la déportation et de la mort de nombreux travailleurs.) La mobilisation des traminots témoigne donc du fait que le corps central de la classe, cette part de la société dont le maintien de l’ordre social dépend de la tranquillité relative, ce corps central lui-même n’en peut plus.

Les grèves des traminots ont mis à l’ordre du jour la question du salaire. L’appauvrissement permanent de la masse des travailleurs salariés, cet appauvrissement qui a été négocié entre patronat et syndicats et présenté comme inévitable, est désormais intolérable et surtout non toléré.

Depuis quelques années déjà, il était évident que la question salariale devenait centrale, mais la lutte des traminots en a révélé le caractère radical et a lancé un signal précis à l’ensemble de la classe : il est possible de briser la cage de la concertation et de la législation anti-grève, il est possible de le faire collectivement, il est possible de gagner.

Parallèlement, cette lutte met en évidence les effets dévastateurs de la précarisation de la classe laborieuse. Comme toutes les autres, les entreprises de transport urbain ont profité impunément des lois qui ont déstructuré le marché du travail – et de l’impossibilité où se trouvaient les travailleurs de s’y opposer aussi longtemps qu’ils restaient sur le terrain de la légalité – pour embaucher du personnel sous contrat de formation, réduisant ainsi le salaire et les droits d’un nombre croissant de salariés. La lutte a permis de reconstituer un front uni entre travailleurs stables et travailleurs sous contrat de formation. C’est là un autre indice important des possibilités de recomposition du front de classe, dont la décomposition a fait l’objet d’une littérature abondante (trop abondante au regard de la disponibilité à l’intervention pratique et quotidienne de ses auteurs et, à mes yeux, rarement à la hauteur des enjeux). Je pense en particulier à ce qui prend forme actuellement dans l’univers industriel féodal des centres d’appels.

Si les grèves ont fonctionné, c’est, il faut le dire et le redire, parce qu’elles ont enfreint la législation anti-grève. Il ne s’agit pas en disant cela, pour moi tout au moins, de faire une apologie de l’illégalité aussi stupide que source de diversion : l’illégalité n’est pas une valeur en soi, sinon tous les barmans qui oublient d’enregistrer les commandes à la caisse peuvent prétendre faire partie de l’avant-garde de la révolution sociale. Pour le mouvement de classe, la véritable “ route par l’ouest ” consiste à prendre conscience du fait que seul l’exercice de la force collective sur des objectifs précis permet d’obtenir des résultats et que cette force ne s’exerce que si elle est en mesure de renverser les barrières que l’adversaire veut nous imposer. À ce stade, les règles sont perçues exactement comme ce qu’elles sont – un outil de despotisme aux mains des classes dominantes et de l’État – et sont traitées comme telles.

En faisant grève en dehors des règles, les traminots ont coupé les ponts derrière eux et imposé, indépendamment de tout projet préconçu, de nouvelles règles du jeu.

On peut à l’évidence parler de mouvement spontané, étant entendu que spontané ne veut pas dire aveugle et irréfléchi. Son développement a certes été favorisé par les contradictions qui existent entre syndicats institutionnels et gouvernement, entre collectivités locales et gouvernement central, entre entreprises et classe politique et jusqu’au sein de celle-ci. Mais en disant cela, nous ne faisons que prendre acte d’une évidence : les contradictions de l’adversaire sont un facteur favorable au mouvement de classe. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est que les contradictions entre dominants ont permis qu’émerge la contradiction radicale, celle qui oppose travail et capital, dominés et dominants.

La lutte de décembre-janvier s’est conclue sur un accord général qui garantit aux travailleurs, au niveau national, une partie des revendications avancées par les CGIL-CISL-UIL, et au niveau local, dans beaucoup d’entreprises, une somme supplémentaire en échange de concessions sur l’organisation du travail.

D’un point de vue syndical, on peut soit considérer que cet accord n’est pas à la hauteur de la mobilisation dont ont fait preuve les travailleurs, soit penser qu’il est de toute manière le produit d’une mobilisation qui a débloqué la situation. Si l’on croit, comme je le crois, qu’il n’y a jamais de “ bons ” accords mais seulement des accords qui sanctionnent un rapport de forces, plusieurs remarques s’imposent :

1) L’adversaire a allumé de véritables contre-feux. Certes, si un mouvement surprend quelque peu jusqu’aux militants les plus radicaux, il ne peut que surprendre plus encore la partie adverse (gouvernement et patrons) et les appareils syndicaux ; mais surprise ne signifie pas anéantissement. Les entreprises ont fait en sorte de segmenter les catégories en concédant des augmentations là où, de leur point de vue, les conditions l’exigeaient. Ces augmentations n’ont rien d’extraordinaire, on le sait, mais, par les temps qui courent, elles ne sont sûrement pas négligeables, loin de là.

2) Paradoxalement (mais pas tant que ça), la mobilisation des traminots a favorisé la croissance de la négociation d’entreprise, sur laquelle misaient le patronat et certains secteurs des syndicats institutionnels, CISL en tête, et poussé l’appareil syndical institutionnel à prendre des positions plus “ radicales ” face au gouvernement[14].

3) La mobilisation des traminots a amené des secteurs non marginaux de travailleurs et de militants à adopter des positions critiques vis-à-vis de la négociation. Il n’est pas impossible que le réseau organisationnel qui s’est construit sur la base de cette expérience joue un rôle sur le moyen terme.

Au total, deux approches sont à éviter : celle qui voudrait exalter une expérience qui n’était pas, et ne pouvait pas être, l’expression d’un tournant radical du mouvement de classe, et celle qui sous-estimerait ce qui s’est exprimé à travers et elle et surtout ce qu’elle a anticipé et permis de comprendre des formes modernes de la lutte de classe.

Article paru en italien dans Collegamenti-Wobbly n° 5, janvier-juin 2004.
Traduit par Nicole Thé.



[1] Bien que cette idée me paraisse par trop unilatérale – il accorde à l’évolution des salaires et des garanties sociales une importance qu’il faudrait tout au moins relativiser au regard d’autres facteurs, comme l’évolution des mentalités, des cultures politiques, des modes d’organisation formelle et informelle des classes subalternes –, je continue, pour l’essentiel, à considérer qu’elle n’est pas sans fondement.

[2] Sur la grève des traminots, signalons “ Transports urbains en Italie : le retour soudain de l’autonomie ouvrière ”, La lettre de Mouvement communiste n° 12, janvier 2004, qui reconstitue le contexte et les éléments marquants de la grève. Le numéro 13 de cette publication est consacré à une autre grève particulièrement importante qui a contribué à modifier les rapports de forces entre les classes en Italie : “ Fiat Melfi : la classe ouvrière contre-attaque ”, mai 2004. Pour obtenir ces textes, écrire (sans autre mention) à : BP 1666, Centre Monnaie 1000, Bruxelles I., Belgique.

[3] Loin de vouloir attribuer un imaginaire caractère de “ classe moyenne ” aux travailleurs des transports, je fais référence par là à un processus typique du mode de production capitaliste, à savoir la pression permanente qui vise à ôter à la classe travailleuse les marges d’autonomie qu’elle a conservées ou conquises. Dans cette phase de réformisme à rebours que nous vivons aujourd’hui, le processus de démantèlement des garanties sociales engendre une détérioration des conditions de vie et de travail d’importants secteurs de la classe travailleuse qui, à l’époque de l’âge d’or du capitalisme, avaient obtenu des conditions de survie décentes.

[4] Comparables à celles qui, dans les siècles qui ont précédé la véritable révolution industrielle en Grande-Bretagne, ont provoqué l’expulsion des terres de grandes masses de paysans, destinés à devenir des ouvriers d’industrie.

[5] Il est incontestable que l’entrée en grève de certains services essentiels fait apparaître de vrais problèmes de rapports entre les grévistes et le reste des travailleurs ; et qu’un syndicalisme indépendant, sachant placer les luttes d’entreprise et de catégorie dans une perspective plus large, est nécessaire, comme il est nécessaire de réfléchir sérieusement aux moyens de mobiliser et d’associer les usagers à la lutte.

Les luttes radicales de certains secteurs du monde du travail paient aujourd’hui le prix de la bureaucratisation des relations sociales, de l’absence d’un mouvement de classe indépendant capable d’inventer des pratiques de solidarité à la hauteur des enjeux et de dépasser durablement la fragmentation du mouvement ouvrier à laquelle travaillent depuis des décennies gouvernements, patronat et dirigeants de droite comme de gauche.

Mais c’est là notre problème, et nous ne déléguerons certes pas aux gouvernements et aux bureaucrates syndicaux la tâche de décider de ce que doivent être des relations correctes entre les différents secteurs du monde du travail.

Disons aussi sans aucune ambiguïté que le premier obstacle à abattre, si l’on veut avancer dans cette direction, c’est précisément la législation anti-grève. En effet, si les travailleurs sont contraints, pour faire grève, de jouer sur l’effet de surprise sous peine de voir leur grève sans effet, cela ne peut évidemment que créer des désagréments supplémentaires pour les citoyens. Paradoxalement, ce sont les ennemis de la liberté de faire grève qui rendent les grèves sauvages si ravageuses.

[6] Les trois syndicats institutionnels (NdT).

[7] Il suffit à ce sujet de se référer à l’exemple des traminots de Trieste d’il y a deux ans, absous par le tribunal de l’accusation de comportement illégal, et à la maladie de masse des travailleurs d’Alitalia d’il y a un an, qui a laissé l’adversaire désarmé sur le plan légal. Cela dit, il ne faut pas sous-estimer le risque d’un net durcissement, à brève échéance, de la législation anti-grève.

[8] Encore une fois, le mouvement réel de la lutte de classe, avec toutes ses limites et contradictions, pose aux organisations formelles du mouvement des travailleurs des problèmes importants et met à mal les stratégies élaborées au fil des ans. Le syndicalisme alternatif, notamment, défend certes des positions correctes sur le fond quand il critique durement la législation anti-grève, mais fait preuve, à mon avis, d’une trop faible capacité d’initiative. Il faut dire que le schéma sur lequel il s’est structuré, à savoir la prise de distance par rapport à la plate-forme revendicative de CGIL-CISL-UIL, est nécessaire mais pas suffisant. Il ne suffit pas de se fixer des objectifs corrects d’un point de vue syndical pour vaincre les syndicats institutionnels et surtout les patrons. Les propositions du syndicalisme de base doivent être immédiatement connectées à des formes de lutte et d’initiative à la hauteur des revendications avancées. Entre indépendance dans la définition des objectifs, capacité à porter des coups à l’adversaire et pratiques assembléaires, il faut qu’il y ait des interactions efficaces, d’où puisse naître une identité forte et claire.

[9] Deux millénaires plus tard, Guglielmo Epifani, de la CGIL, a finalement fait mieux que Ponce Pilate en déclarant : “ Nous ne soutenons pas cette grève et nous la condamnons, le personnel est exaspéré par deux années de retard, mais quand on fait grève, il faut respecter les règles. Le syndicat est aux côtés de ces travailleurs et comprend leur exaspération. Mais il faut être très clair : ceux qui ne respectent pas les règles ont tort, ce qu’ils font est inadmissible car ils prennent d’autres travailleurs en otages. ” (Il Manifesto, 2 décembre 2003).

[10] Quand on lit dans le Corriere della Sera du 2 décembre des titres comme “ La ville crie : licenciez-les ” et quand, en première page de La Stampa du même jour, la pourriture de fasciste Forattini présente les grévistes comme des violeurs, l’enjeu de la bataille est on ne peut plus clair : c’est de la liberté syndicale et de la possibilité même de mener des luttes efficaces qu’il s’agit.

[11] Les citations suivantes illustrent bien les tensions provoquées par les grèves sauvages du 15 décembre : “ De deux choses l’une : ou bien nous avons affaire à un fossé qui se creuse de façon visible entre dirigeants syndicaux et une base qui ne suit plus leurs indications, ou bien il y en a qui, à la réunion de dimanche, ont triché en nous présentant volontairement la réalité sous un faux jour ” (Sergio Chiamparino, maire de Turin, dans La Repubblica du 16 décembre 2003). “ J’aimerais que le maire vienne dans les dépôts pour chercher à calmer les esprits (...). S’il veut m’accuser d’avoir organisé les blocages en sous-main, il s’est trompé de numéro de téléphone. (...) Nous, nous sommes intervenus dès l’aube pour garantir le respect de la loi. Mais l’exaspération est telle qu’il suffit de quelques travailleurs pour convaincre les autres d’opter pour des formes de lutte illégales ” (Franco Badii, secrétaire de branche de la CGIL de Turin, sur le même journal).

[12] À présent, un très grand nombre de citadins italiens savent ce qui s’est passé dans le conflit des traminots. Ils savent que les termes de leur contrat n’ont pas été respectés pendant deux ans, et que l’entreprise devait plusieurs milliers d’euros à chaque traminot. Ils savent aussi que les traminots, malgré l’augmentation arrachée par les syndicats (et qui n’a pas été acceptée par tous) reçoivent un salaire fort léger, sûrement pas à la hauteur de la pénibilité de la tâche. Ils savent que beaucoup de familles de traminots vivent avec 800 ou 1 000 euros par mois pour disons 4 personnes, dont la moitié ou plus s’en va en loyer. Qu’ils sont donc en dessous du seuil de pauvreté, même s’ils ont un emploi stable et d’une certaine importance. “ Comment se fait-il que bon nombre d’Italiens, qui jusqu’à il y a un mois ignoraient tout du contrat des traminots, le connaissent aujourd’hui si bien ? Parce que les traminots milanais (puis d’autres villes) ont, par un acte subversif et illégal, paralysé les villes, créant d’énormes complications pour les gens ” (Piero Sansonetti, “I lavoratori fantasma”, L’Unità, décembre 2003).

[13] “ Autrefois, on utilisait un terme dont je suis orgueilleuse et qui fait partie de mon enfance : prolétariat. Aujourd’hui, malheureusement, plus personne ne l’utilise. (...) C’est le prolétariat qui a toujours nourri la nation. Il devrait y avoir plus de respect. Si cette classe sociale se croise les bras, la nation s’écroule. Ces jours-ci, tout le monde s’en est pris aux traminots, mais on ne s’est rendu compte de leur existence que lorsqu’ils se sont croisé les bras ” (Carla Fracci, La Repubblica, 5 décembre 2003).

[14] “ Jusqu’à il y a dix ans, le risque que l’on courait était d’avoir un tiers d’exclus. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Aujourd’hui il semble que cette pyramide se soit renversée et qu’il n’y ait qu’un tiers de la population qui vive bien, tandis qu’un autre tiers est pauvre et que le troisième est en passe de le devenir.  De surcroît, dans les dix dernières années, l’écart des salaires entre le Nord et le Sud s’est élargi. ” “ La lutte est une réalité, elle est déjà en cours. (...) Face aux difficultés des familles, la mobilisation croît. D’autant plus que le gouvernement n’apporte pas de réponses. Il y a bel et bien un malaise social. Ou le syndicat en prend les rênes, ou bien cela finira dans le jusqu’au-boutisme ou le corporatisme ” (Guglielmo Epifani, dans Il Corriere della Sera du 2 février 2004).

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009