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Fauteurs
de troubles et facteurs de troubles
Jean-Pierre
Garnier
Trois
ans après une campagne présidentielle dominée par le thème de l’insécurité, Jean-Pierre
Garnier s’attache à mettre en évidence les limites des critiques de “ gauche ”
de l’idéologie sécuritaire, incapables de voir que le problème n’est pas dans
les comportement dits “ délinquants ”, mais dans le type de société
dans lequel ils s’inscrivent. Et s’il insiste sur la nécessité de remonter des
fauteurs de trouble aux facteurs des troubles, il met aussi en lumière la véritable
nature du comportement des jeunes délinquants qui ne traduit pas, selon lui, un
refus instinctif des valeurs du système dominant, mais, tout au contraire, une
profonde acceptation de ce qu’elles ont de pire.
Le
procès contre le sécuritarisme n’est plus à faire. Bien que minoritaires aux yeux
de “ l’opinion ”, les procureurs se pressent depuis le vote de la loi
LSQ, passée en force à la faveur du vent de panique provoqué par les déflagrations
du 11 septembre, à laquelle a fait suite, dans la foulée, la loi LSI. Chercheurs
en sciences sociales, magistrats, avocats, sans compter les travailleurs sociaux
et les militants politiques ou associatifs, c’est à qui dénoncera avec le plus
de virulence ces textes “ liberticides ”. Moins nombreux que par le
passé, des intellectuels que leur fréquentation plus ou moins assidue des allées
du pouvoir n’a pas définitivement acquis aux vues de ce dernier ont joint leurs
voix à cette réprobation, et quelques journalistes, encore soucieux de sauver
l’honneur de leur profession, s’en sont fait l’écho. Mis à part un noyau dur d’“
experts ” partisans d’une pénalisation plus dure encore, tels l’affairiste franc-maçon
Alain Bauer ou le sociologue médaillé du CNRS Sébastien Roché, l’unanimité règne
dans les rangs de ceux que l’on pourra qualifier, au choix, pour les distinguer
des précédents, d’ “ humanistes ” ou de “ progressistes ”.
Tous s’élèvent, contre ce qui, après avoir été tour à tour une “ tentation ”
puis une “ dérive ” et enfin une “ surenchère ”, est devenu
“ frénésie ” voire “ hystérie ” sécuritaire.
Cette
mobilisation des esprits ne va évidemment pas sans confusion dans les interprétations
ni contradiction dans les propositions. Cependant, par-delà leur diversité, presque
toutes reposent sur un même postulat, généralement implicite quand il n’est
pas inconscient : celui du caractère indépassable du système capitaliste. Pétri
de bon sens et de bons sentiments, le reproche commun adressé à la furia répressive
qui a saisi les gouvernants tient en six mots : “ On va droit dans le
mur. ” Le mur des prisons surpeuplées, d’abord, “ écoles du crime ”
d’où, de toute façon, les délinquants sortent plus
endurcis et qui, malgré les “ programmes immobiliers ” annoncés, risquent
d’ “ exploser ” sous le double effet de la saturation des cellules
et de l’exaspération de leurs occupants. Le “ mur d’incompréhension ”,
ensuite, plus métaphorique mais aussi plus inquiétant, que l’intensification du
harcèlement judiciaire et policier ne peut que rendre plus épais encore entre
une jeunesse rebelle et une société qu’elle rejettera d’autant plus qu’elle trouvera
des raisons supplémentaires de se sentir rejetée par elle. Du “ mur d’argent ”,
en revanche, infiniment plus haut qu’à l’époque où les propagandistes du Front
populaire se proposaient de l’abattre, personne, parmi ces fins analystes, ne
s’avise de dire mot.
Autant
dire que, pour sévères que puissent être les jugements portant sur les orientations
et les mesures prises pour lutter contre la ou les “ violence(s) urbaine(s) ”
et l’insécurité, “ urbaine ” elle aussi, qui en résulte, la plupart
relèvent de la “ critique interne ”. Certes, tous les experts, spécialistes
et autres “ professionnels ”, ou prétendus tels, s’accordent à discerner
dans les phénomènes rangés sous les rubriques mentionnées ci-dessus l’indice ou
le symptôme d’un “ problème de société ”. Beaucoup s’évertuent d’ailleurs
à identifier la nature de ce problème. Rares, en revanche, sont ceux qui s’aventurent,
du moins, publiquement, à poser la question tabou : ne serait-ce pas ce type
de société qui, en termes civilisationnels et non pas fonctionnels, pose problème ?
Dans
une problématique en forme de quadrature du cercle, le sociologue Philippe Robert,
qui fait autorité en matière d’étude de la petite délinquance – il dirige,
entre autres activités, un “ réseau scientifique européen ” traitant
de ce phénomène – pointe, à son insu, l’aporie sur laquelle viennent buter
les flicologues de toutes obédiences.
“ Le problème n’est pas simple : comment faire respecter la règle du
jeu par ceux qui sont convaincus d’être exclus du jeu ? ” Problème d’autant moins simple qu’il s’agit là d’un faux problème. Qu’attend,
en effet, cet éminent spécialiste qui se plaint si souvent de la “ pauvreté
du débat français ” pour s’interroger sur le bien-fondé de cette “ règle ”
et, au-delà, du “ jeu ” dont elle participe ? Mais ce serait là,
sans doute, retomber dans ces “ questionnements philosophiques et politiques ”
superfétatoires qui, si l’on en croit un des collaborateurs de Philippe Robert
que nous retrouverons plus loin, causèrent tant de dommages aux sciences sociales
en raison du “ rapport consubstantiel aux idéologies ” que lesdits
questionnements induisaient pour elles.
Comme si le discours “ scientifique ” de ces deux auteurs était lui-même
à l’abri de toute contamination ! À les voir truffer leurs propos de
notions aussi imprégnées d’idéologie que “ société de consommation ”,
“ quartiers sensibles ”, “ sécurité intérieure ”, pour
ne rien dire du pseudo-concept, mystificateur entre tous, de “ violence urbaine ” (qu’ils ont tout de même consenti, sous le feu de la critique, à placer entre
guillemets),
il semble qu’il est plus difficile qu’ils ne l’imaginent de “ tenir un langage
neutre, descriptif et non interprétatif ”.
Bref, on l’aura compris : pour une critique radicale du sécuritarisme, il
faudra repasser.
On
connaît, pour l’avoir souvent entendue, la réponse que s’attirent inévitablement
les attardés qui, à contre-courant, s’entêtent à vouloir jeter les bases d’une
telle critique. Dans le meilleur des cas, ils auront droit à la remarque ironique
habituelle : “ On ne va pas attendre le Grand Soir pour régler les problèmes
du jour. ” Mieux vaut donc, comme on le fait depuis déjà plus d’un quart
de siècle, “ réguler ” leur non-solution, avec, comme il se doit, le
concours de ces chercheurs qui se targuent de “ comprendre sans chercher
à juger ” pour se poser en conseillers compétents auprès du Prince. Une compétence
qui n’a pas empêché, au fil des années, les policiers et gendarmes de se multiplier,
les caméras de vidéosurveillance de proliférer, les sanctions de s’alourdir et
les prisons de se remplir. Ni les jeunes trublions de sévir.
Comment
pourrait-il en aller autrement, tant que l’on braquera le projecteur sur ces fauteurs
de troubles, en faisant le black-out sur les facteurs de troubles ? Ou, plus
subtilement, en recherchant ceux-ci là où il ne se trouvent pas. Est-ce à dire,
pour autant, qu’on doive faire preuve d’une complaisance quelconque à l’égard
des premiers ? Nullement. D’autant que leurs mentalités et les comportements
qui en découlent portent souvent l’empreinte, aussi irrécusable que détestable,
de la prégnance des seconds.
Mais
n’anticipons pas, et commençons par ces approches qui passent pour “ critiques ”
de l’idéologie sécuritaire, alors qu’elles ne font, tout bien pesé, que contribuer
à son ravalement.
En
terrain de méconnaissance
La
place manque, évidemment, pour passer ici en revue, détaillée de surcroît, les
principales interprétations mise sur le marché pour “ dédramatiser ”
l’approche de la “ violence urbaine ”. Ce qui vaudra, sans nul doute,
aux lignes qui suivent d’être taxées de superficialité. Les supputations du sociologue
Laurent Mucchielli méritent, en tout cas, que l’on s’y arrête. Outre que, grâce
à ses accointances avec les médias qu’il fustige par ailleurs pour leur sensationnalisme
et leurs simplifications abusives, il a réussi a faire beaucoup parler de lui,
ce qu’il écrit ou dit, sous le sceau de la “ scientificité ”, pour “ clarifier
le débat public sur l’insécurité ” offre un bon condensé de la doxa “ antisécuritaire ”. Ne s’est-il
pas fait fort, d’ailleurs, d’exposer dans un ouvrage collectif qu’il a co-dirigé
avec Philippe Robert, l’ “ état des savoirs ” sur “ le
crime et l’insécurité ” ?
Des savoirs qui, comme tous ceux déjà publiés sous ce label, sont avant tout des
savoirs d’État. Avec la vision et les visées que cette sujétion implique.
Partisan
des méthodes soft de contrôle social, il ne répugne pas, malgré tout, à
recommander un quadrillage renforcé de l’espace public par la police (“ de
proximité ”, quand même, et en “ coopération ” avec la population
puisque “ la sécurité est l’affaire de tous ”) ou le recrutement de
juges professionnels supplémentaires (pour éviter l’ “ abattage ” et l’ “ amateurisme ”). Féru de criminologie, ce sociologue
s’est acquis une réputation “ de gauche ” en s’opposant bruyamment au
“ tout sécuritaire ” et aux “ pseudo-experts ” qui le cautionnent.
À ses yeux, le premier serait “ inopérant ” et les seconds, des
“ charlatans ”. L’aversion de Mucchielli à l’égard des tenants
de tendance dure du socio-flicage s’explique moins par des divergences politiques
de fond – tous sont des défenseurs convaincus de l’ordre établi et ne s’opposent
que sur la manière de le défendre – que par un souci d’efficacité, sans oublier
la concurrence acharnée entre vrais-faux chercheurs en quête de contrats et de
notoriété.
“ Critique
interne ”, disions-nous plus haut. Le propos de Mucchielli est, à cet égard,
sans ambiguïté : l’objectif est de “ pacifier durablement les relations
sociales ”…
sans remettre en cause les rapports de production/domination capitalistes qui
sont largement à l’origine de leur détérioration. Cela reviendrait, en effet,
à prendre pour cadre d’analyse l’un de ces “ paradigmes globaux ” – en
lesquels, on aura reconnu, pour peu que l’on sache décrypter, le marxisme ou les
théorisations de Bourdieu – dont Mucchielli prône l’abandon au profit de
“ paradigmes locaux ”, moins ambitieux mais plus aptes, selon lui, à
cerner le réel. On ne sera donc pas étonné d’apprendre que tout est affaire de
“ réforme politique ”.
Parmi
les domaines concernés, retenons celui de l’école, car c’est là, paraît-il, que
“ la question des inégalités se joue fondamentalement ”. Mucchielli
ne nie pas, en effet, qu’elles puissent engendrer des frustrations, elles-mêmes
source d’une légitime rébellion parmi les jeunes générations issues des milieux
“ défavorisés ”. Mais la façon dont il entend réduire les inégalités
entre établissements, filières et classes est pour le moins paradoxale. Il faudrait,
au préalable, selon lui, mettre fin au “ monopole scolastique de l’excellence
intellectuelle qui hiérarchise dès l’enfance la valeur individuelle et le destin
social de chacun ”.
Nul besoin d’“ excellence intellectuelle ”, effectivement, pour occuper
les emplois non qualifiés, mal payés et instables dont la majorité des enfants
des couches populaires devront désormais se contenter. Dûment “ revalorisé ”,
à la fois “ symboliquement et financièrement ” (Mucchielli pousse l’audace
jusqu’à suggérer une augmentation du salaire minimum !), l’apprentissage
de “ savoir-faire ” suffira à les pourvoir, en y incluant le savoir-vivre,
de plus en plus indispensable avec l’inflation des “ métiers ” où prime
le “ service au client ”.
À
mettre ainsi entre parenthèses, sous couvert de refus des “ grands systèmes
explicatifs ”, le lien entre système scolaire et système capitaliste, Mucchielli
finit par oublier que celui-ci ne pourrait se reproduire si l’ “ égalité
des chances ” n’était pas un mythe. “ Car ”, ainsi que le font
remarquer deux de ses confrères, adeptes, il est vrai, des théories globalisantes
honnies, “ là où il y a égalité, par définition il n’y a pas besoin de chance ;
et là où il y a chance, il n’y a pas égalité mais hasard, gros lot ou lot de consolation ”.
À l’image du monde social réel où quelques-uns gagnent et où la plupart perdent.
Beaucoup
de ces derniers, précisément, se montrent mauvais perdants. Laurent Mucchielli
tient toutefois en réserve à leur intention d’autres propositions pour les dissuader
de semer la perturbation. La plus cocasse est la solution “ politique ”.
Le qualificatif “ politicien ” eût été, comme on va le voir, plus indiqué.
L’une des raisons des “ violences urbaines ” serait le “ déficit
d’offre politique ”. Une formulation aux connotations mercantiles,
en vogue parmi les marchands de sondages que Mucchielli pourfend par ailleurs.
Par chance, le remède réside dans le mal : le comblement dudit déficit pourrait
constituer “ une des voies principales de leur possible prévention ”.
Pour ce faire, il faudrait que “ les forces politiques de gauche ” aident
la jeunesse déshéritée à se constituer en “ acteur politique local d’importance ”.
Ainsi pourrait-elle apprendre à “ exprimer sa révolte légitime autrement
que par la violence ”.
Il
reviendrait donc aux militants du PS, de ce qui subsiste du PCF et d’une LCR passée
de l’extrême gauche antiparlementaire au “ 100 % à gauche ” électoraliste,
secondés par une myriade d’associations noyautées par ces partis (LDH, Attac,
Ras l’Front, etc.), de rééditer ce qui fut tenté et partiellement réussi dans
les années 80. À savoir la récupération de la “ marche des Beurs ”,
dont les participants devaient s’apercevoir par la suite que la gauche au pouvoir
les avait surtout fait marcher, suivie du lancement très médiatisé et cornaqué
depuis l’Élysée de SOS-Racisme avec son slogan (“ Touche pas à mon pote ”)
et son logo (la petite main). Objectif : casser un mouvement revendicatif
autonome en gestation, neutraliser ses leaders en les notabilisant et canaliser
le reste vers la voie royale, c’est-à-dire “ citoyenne ” menant à l’isoloir.
Sauf que les “ grands frères ”, échaudés, ont passé, depuis lors, la
consigne aux “ petits frères ” : gare à la manipulation et l’instrumentalisation !
C’est pourquoi, malgré leur “ inscription automatique ” sur les listes
électorales, le battage “ civique ” les appelant aux urnes et la mobilisation
“ antifasciste ” de l’entre-deux-tours de 2002, le “ déficit d’offre
politique ” reste encore bien inférieur à celui de la demande.
Pour
peu que l’on prenne la peine d’interroger ces citoyens à la manque sur leur perception
du rôle et de l’action des élus locaux ou nationaux de la gauche ex-“ plurielle ”,
ces derniers se voient le plus souvent rangés dans la catégorie des “ enculés ”,
tandis que les électeurs qui votent pour eux reçoivent l’étiquette de “ bouffons ”.
Classification rudimentaire, assurément, à qui les chercheurs, “ critiques ”
ou non, sont en droit de dénier toute pertinence. Mais, outre qu’elle confirme
que la “ fracture civique ” entre le peuple et ses représentants supposés
n’est pas près de se résorber, elle est surtout révélatrice d’une évolution. Certains
préféreront parler d’involution.
Des
“ produits dérivés ” du capitalisme sauvage
Quelques
nostalgiques d’une époque où le communisme passait encore pour un idéal généreux
et non pour une utopie mortifère ont cru dénicher, non plus dans les usines, mais
dans les “ cités ”, le nouveau sujet collectif révolutionnaire susceptible
de prendre le relais de la défunte classe ouvrière. Omniprésent, le discours sécuritaire
semble a priori leur donner raison : ces garçons rétifs au salariat précaire
auquel est destinée la majeure partie de la jeunesse populaire, surtout si elle
est d’origine étrangère, ne font-ils pas figure, depuis une vingtaine d’années,
de nouvelle “ classe dangereuse ”, voire d’ “ ennemi intérieur ” d’un
genre inédit ? Pour qui en douterait, il suffit de rappeler la dénomination
choisie pour baptiser le centre de recherche et de formation dont ils demeurent,
depuis son inauguration en 1988, la raison d’être et l’objet d’étude privilégiés,
si l’on peut dire : Institut des hautes études sur la sécurité intérieure.
Reste à savoir, cependant, s’il est avisé de considérer ces jeunes gens comme
des alliés potentiels, sinon comme le fer de lance, dans le combat pour l’émancipation,
sous prétexte que, conformément au dicton, ils seraient “ les ennemis de
nos ennemis ”. D’autant que, vus sous un certain angle, les uns et les autres
ne sont pas sans avoir quelques traits de ressemblance.
Sans
doute les “ lascars ” qui tiennent les murs dans les “ quartiers
sensibles ” comptent-ils parmi les victimes, ne serait-ce que par la situation
de leurs parents, de la précarisation, de la paupérisation et de la marginalisation
de masse provoquées par le passage du capitalisme au stade de l’accumulation dite
“ flexible ”. Sans doute subissent-ils en sus les humiliations du racisme
et de la discrimination, s’ils sont “ issus de l’immigration ”, comme
on dit (pour ne pas avoir à dire de quelle provenance, non désirée, il s’agit).
Néanmoins, tout cela n’en fait pas pour autant des insurgés contre l’ordre établi.
On
a coutume de présenter les jeunes gens issus des couches populaires qui ont maille
à partir avec les “ forces de l’ordre ” comme des individus “ sans
repères ” ou, au mieux, imprégnées d’une “ culture de rue ” sans
rapport aucun avec les “ valeurs ” qui régissent cet ordre. Or, à y
regarder de près, c’est-à-dire sans les lunettes ou les œillères judiciaro-policières,
il semble que les “ sauvageons ”, bien que socialement non intégrés,
ont parfaitement intégré les valeurs dominantes de notre civilisation. Non pas
celles que l’on enseigne dans les cours d’éducation civique, mais celles qui gouvernent
effectivement les comportements dans “ nos sociétés démocratiques ” :
argent, consommation, individualisme, compétition, réussite…
La
“ culture de rue ”, pour reprendre une appellation scientifiquement
peu contrôlée sinon par des sociologues ou des politologues à courte vue, est,
certes, moins policée que celle enseignée dans les établissements huppés du genre
HEC ou Sup’ de Co. Mais elle obéit aux même finalités. Sans doute les méthodes
employées par les “ voyous ” pour parvenir à leurs fins peuvent-elles
apparaître frustes et artisanales au regard des techniques sophistiquées enseignées
en “ gestion ”. Il n’en reste pas moins que, dans l’un et l’autre cas,
les logiques sociales à l’œuvre présentent d’indéniables analogies : concurrence
exacerbée, recours à la force et à la ruse pour s’imposer, conquête et contrôle
de territoires, c’est-à-dire de “ parts de marché ”... Et le succès
en “ affaires ” devra, pour les heureux gagnants dans cette course au
profit, se manifester de manière visible autant que possible : une paire
de Weston, par exemple, pour le “ broker ” qui aura réussi un “ joli
coup ” en Bourse, et de Nike pour le petit caïd de quartier qui y aura écoulé
un “ bon arrivage de dope ”. Ou encore, pour tous les deux cette fois-ci,
une BMW, acquise à prix d’or par l’un, rachetée plus ou moins légalement par l’autre
ou même volée.
Autant
dire que diagnostiquer une jeunesse “ sans repères ” à propos de la
progéniture turbulente des familles populaires relève de la plaisanterie. Leurs
“ repères ” ne sont autres que ceux inculqués par la publicité, en y
incluant celle dont bénéficient les hauts faits de quelques délinquants notoires
en col blanc ou avec écharpe tricolore. Les “ modèles ” que véhicule
à foison le matraquage médiatique sont parfaitement intériorisés par les enfants
des couches “ défavorisées ”. Seuls font défaut à ces derniers les moyens
de s’y conformer sans enfreindre la loi ou les codes de bonne conduite. Autant
dire que les “ sauvageons ” portent bien mal le nom dont le ministre
de l’Intérieur “ républicain ” Jean-Pierre Chevènement avait cru bon
de les affubler. Surgeons, caricaturaux peut-être, de ce “ capitalisme sauvage ”
que le même ministre se plaisait à vilipender, ne sont-ils pas les doublons juvéniles
et désargentés des “ prédateurs ”, “ dépeceurs ” et autres
“ tueurs ” de haut vol rituellement dénoncés à l’occasion du énième
“ plan social ” consécutif à une énième fusion-acquisition ? Encore
qu’entre les “ voyous ”, petits ou grands, et les certains patrons,
“ voyous ” ou non, qui en prennent à leur aise avec la légalité, la
frontière tende à s’estomper. Ne sont-ils pas, les uns et les autres, mus par
les mêmes ambitions, pour ne pas parler de pulsions ?
Recouvrant
les petits trafics qui alimentent l’ordinaire des jeunes habitants des “ cités ”
comme substitut ou complément au salariat précaire et à l’assistance, le terme
de “ bizness ” n’a pas été choisi par hasard. Emprunté, comme le “ deal ”,
au langage courant de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, ont fait du monde
une marchandise, il résume précisément ce qui constitue l’alpha et l’oméga de
la vie sociale dans la “ civilisation occidentale ”. De ce point de
vue, se vérifie, là encore, l’intériorisation profonde par la voyoucratie du credo
mercantile de la “ démocratie de marché ”.
Contrairement
à ce qu’imaginait Jean-Pierre Chevènement, selon lequel les jeunes excités des
cités n’ont “ pas grand-chose dans la tête ”, beaucoup d’entre eux en
ont suffisamment pour saisir les règles élémentaires du “ jeu social ”
sur lequel Philippe Robert préférait ne pas s’attarder. Voici ce qu’en pense,
par exemple, Rabah Ameur-Zaïmeche, un ancien délinquant devenu cinéaste, après
avoir purgé une “ double peine ”, pour filmer le vécu de ses “ potes ”
et essayer de les inciter à renouer avec l’action collective pour sortir, ensemble
et non individuellement, de la galère. “ Souvent, à l’extérieur des cités,
on a l’impression que ceux qui y vivent sont décérébrés, qu’ils n’ont pas conscience
de leur position sociale. En réalité, ils savent pertinemment qu’ils sont les
dominés dans les rapports sociaux. ”
Et ils en ont tiré la conclusion : “ […] ils n’ont pas besoin de vendre
leur force de travail pour être intégrés. Maintenant, pour être intégré, il faut
consommer. ”
Autant dire qu’ils ont assimilé l’idéologie consumériste ou, plutôt, qu’ils ont
été assimilés, c’est-à-dire absorbés et digérés par celle-ci. Il ne faut donc
pas se méprendre sur le sens de leurs affrontements répétés avec les “ forces
de l’ordre ” : les “ troubles à l’ordre public ” que celles-ci
leur imputent, à tort ou à raison, n’impliquent de la part des “ intéressés ”
aucune remise en cause de l’ordre social. En dépit de son engagement politique,
Ameur-Zaïmeche ne nourrit, sur ce point, guère d’illusions : “ Les mecs
s’en battent les couilles des idéologies contestataires. ”
Il
faut dire que la situation des sous-prolétaires, jeunes ou vieux, du système productif
“ post-fordiste ” est très différente de celle des prolétaires d’antan.
Le tort subi par ces derniers s’appelait “ exploitation ”, mais ils
trouvaient une puissante légitimation compensatrice dans l’existence des organisations
qui les représentaient, auxquelles ils adhéraient éventuellement, dans celle d’une
contre-société qui structurait leur sentiment d’appartenance et même, pour les
plus politisés d’entre eux, dans le projet, dont leur classe était supposée porteuse,
d’une société meilleure voire radicalement différente. Or, ce qui distingue les
“ désaffiliés ” d’aujourd’hui des exploités d’hier, c’est l’absence,
savamment entretenue par les gouvernants de droite comme de gauche, de problématisation
et de subjectivation politique – à ne pas confondre avec la récupération
et l’instrumentalisation politiciennes évoquées plus haut – du tort qu’ils
subissent.
La
sorte de non-être social auquel les inutiles au monde (capitaliste) semblent ainsi
voués constitue une forme d’atteinte à leur dignité humaine au moins aussi insupportable
que la déshumanisation propre au travail aliéné. Dépourvus de toute incarnation
valorisante, contrairement aux prolétaires de naguère, ils ne sauraient être ce
“ rien ” appelé à devenir “ tout ” que prophétisait la dialectique
du Manifeste communiste mise en musique dans L’Internationale. Néanmoins,
beaucoup ne se résignent pas à végéter dans ce néant sans perspective. Les plus
âgés vont exprimer leur rancœur d’être traités comme des moins que rien par la
“ grève civique ”, c’est-à-dire par l’abstention, ou par un vote que
les approbateurs patentés du monde tel qu’il va auront vite fait de qualifier
de “ protestataire ”. Pour leur part, les plus jeunes vont s’efforcer
de trouver un substitut à leur dignité déniée : le “ respect ”.
Un ersatz, plutôt, importé comme le rap ou certaines tenues vestimentaires des
ghettos des États-Unis, et qui vient confirmer qu’à côté des formes de révolte
libératrices, il peut en exister d’aliénées.
La
tyrannie du “ respect ”
Compensation
illusoire à l’inexistence sociale, le “ respect ” devient essentiel
lorsque l’être, privé de consistance sociale, en est réduit à ne plus pouvoir
s’affirmer que dans le paraître. D’où cet attachement névrotique de nombre de
jeunes des “ cités ” à une “ réputation ” qu’ils vont bâtir
puis préserver avec les moyens du bord. Ceux, tout d’abord, qu’“ offre ”,
si l’on peut dire, la “ société de consommation ”. Car il en va des
“ voyous ” comme de la majorité des gens demeurés dans le droit chemin,
celui du Droit : “ […] Ce qui prime, c’est l’argent pour s’acheter les
objets qui permettent de correspondre aux images que l’on voit dans la pub. ”
Et cela vaut encore plus pour ceux qui ne valent rien, au sens propre du terme.
Totalement démunis de savoir et de pouvoir reconnus, ils vont devoir compter sur
l’avoir pour se sentir exister aux yeux des autres : une paire de Reebok
ou de Rayban, ou encore un blouson Chevignon, dérobés ou non, pour échapper à
l’invisibilité sociale et donc au non-être. La “ Marque ”, mondialement
connue, leur tiendra lieu de Nom. En l’arborant sur eux, ils auront l’impression
d’être “ comme tout le monde ”. Le trafic, le vol, le recel, le racket
ou la prostitution leur permettront, dès lors, d’acquérir les signes extérieurs
de cette appartenance au monde, sans lesquels ils s’en sentiraient exclus. Un
concept désigne ce mimétisme délinquant : le conformisme déviant.
Couplé
avec cet affichage grégaire des symboles les plus grossiers de la modernité, le
“ respect ” s’acquiert aussi avec les moyens qu’offre, gratuitement
cette fois-ci, ce qui subsiste d’une culture traditionnelle, une fois déconnectée
du contexte socio-historique qui en faisait une civilisation. La fierté de soi
recouvrée passe alors par une réactivation des stéréotypes les plus archaïques
de cette culture. Le machisme, le sexisme et la misogynie, par exemple, dont la
culture “ occidentale ” n’est évidemment pas totalement délivrée, mais
qui ont dû reculer sous les effets conjugués de la modernisation capitaliste et
du mouvement de libération des femmes. Au nom de la préservation d’une “ identité
culturelle ” menacée par la suprématie “ céfran ”, de jeunes mâles
s’autorisent à faire peser une véritable oppression quotidienne sur les “ meufs ”
de leur “ territoire ”, converti en chasse gardée. Sans doute
cette soumission qu’ils imposent à un genre renvoyé à sa faiblesse et son infériorité
postulées les aide-t-elle à supporter le poids de la domination à laquelle ils
doivent eux-mêmes se plier dans les autres sphères de la société.
On
pourrait aussi mentionner la montée d’un racisme et d’un ethnicisme réactifs,
legs tardif de l’héritage colonial, ou encore le retour de l’esprit de clan, du
culte du chef et de la brutalité physique. Ou encore, favorisé par des apprentis-sorciers
qui misent sur les vertus pédagogiques d’un islam rigoriste pour encadrer une
jeunesse que l’école publique n’arrive plus à “ tenir ”, l’essor d’un
obscurantisme religieux dont il n’est pas prouvé qu’il ne puisse pas à l’occasion
virer au fanatisme.
Nourri
de ces ingrédients régressifs, le souci obsessionnel de “ l’honneur ”
parmi les jeunes déshérités peut conduire à des horreurs, comme l’ont montré des
faits divers récents : lynchage à mort d’un jeune garçon par une bande en
représailles à un “ manque de respect ”, jeune fille brûlée vive par
un ancien petit ami pour l’avoir “ traité ”…. Contrairement à ce que
soutiennent les adeptes de la “ pacification ” douce qui le jugent “ alarmiste ”
– pour beaucoup, il s’agit de “ calmer le jeu ”… pour ne pas faire
celui du Front national –, le qualificatif de “ barbare ” s’applique
parfaitement à ce genre d’exactions. Mais, surtout, ces tenants d’une “ gauche
citoyenne ” se refusent à l’employer parce cela reviendrait à corroborer
l’alternative formulée par Rosa Luxemburg il y a presque un siècle.
Parler
de barbarie, en effet, oblige à envisager ces actes odieux, ainsi que les mœurs
et les mentalités dépravés auxquels ils renvoient, et, au-delà, le processus de
dé-civilisation dont ils participent, pour ce qu’ils sont : l’envers ou le
revers de ce qui est présenté d’ordinaire, pour des raisons faciles à deviner,
comme son opposé. Comme si la “ fièvre identitaire ” qui peut pousser
au crime ceux qui n’ont rien n’était pas le pendant de la fièvre affairiste, aussi
dévastatrice et à une bien plus grande échelle, de ceux qui ont tout ! Ces
“ bêtes fauves ” que les médias et les démagogues dénoncent à la vindicte
publique ne sont pas des extraterrestres ou des monstres venus de quelque contrée
exotique. Au même titre que la “ jungle des villes ” où elles vaguent
entre débrouille et embrouille, ces créatures sont les créations reconnaissables,
pour peu que la peur ou la prudence n’incitent pas à se boucher les yeux, d’un
capitalisme qui donne désormais libre cours à sa sauvagerie intrinsèque dès lors
qu’a disparu l’adversaire, réel ou potentiel, qui, en lui faisant contrepoids,
l’avait contraint à se civiliser.
“ Nous
voici condamnés à vivre dans le monde où nous sommes ”, augurait l’historien
François Furet dans Le Passé d’une illusion, entre une partie de tennis
et une conférence aux États-Unis. Un monde encore agréable, toutefois, pour les
gens de son espèce, pour ne pas dire de sa classe. Mais qu’en est-il de la vision
“ réaliste ” qui a remplacé l’“ illusion ” de la possibilité
d’un monde émancipé, et que l’on nommera comme on voudra – socialiste, communiste
sinon libertaire – mais débarrassé, en tout cas, du capitalisme ?
N’est-il pas tout aussi illusoire de croire que les gens les plus dominés accepteront
sans broncher l’idée d’être éternellement condamnés – le mot, dans leur cas,
n’est pas trop fort – à la survie à perpétuité ? Vision chimérique,
car une société qui n’a plus d’idéal à se mettre sous la dent en vient, tôt ou
tard, à se dévorer elle-même. Pour désigner ce moment, qui peut d’ailleurs prendre
des années voire plusieurs décennies, on use parfois de la métaphore de l’“ implosion ”.
À distinguer des “ explosions sociales ” de jadis, fruits de la violence
orientée de la lutte des classes. C’est à la violence erratique des
déclassés, dont la “ violence urbaine ” ne donne qu’un avant-goût,
qu’il va falloir de plus en plus faire face aujourd’hui. Personne ne peut dire
que l’on ait gagné au change.
Flicologues (ou socio-flics) : variété de chercheurs – ou de chercheuses,
car les professions à visées répressives suscitent de plus en plus de vocations
parmi les femmes – qualifiés de tels non parce qu’ils prennent la police,
au sens large du terme, comme objet d’étude, encore que certains se soient également
attelés à cette tâche, mais parce qu’ils ont fait leur la finalité policière,
au sens large du terme, c’est-à-dire normalisatrice, fréquemment impartie aux
recherches en sciences sociales.
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