Le
12 décembre 1969, à 16 h 37, une bombe explose à la Banque nationale de l’agriculture,
située sur la piazza Fontana à Milan. Commis à un moment de l’année et à une heure
où les rues sont particulièrement animées, l’attentat visait à tuer le plus de
monde possible : avec un bilan de 16 morts et une centaine de blessés, ses
responsables peuvent se flatter d’y être parvenus. Si, trois jours après, l’opinion
publique croit savoir le nom de l’auteur de la tuerie, il y a une chose, en revanche,
qu’elle ne peut pas savoir : c’est que l’Italie vient d’entrer dans une période
de dix ans de violences qui ne prendra fin qu’avec le carnage (85 morts et des
dizaines de blessés) de la gare de Bologne en 1980.
Bien
que la nature des attentats du 12 décembre – il y a en eu un autre à Milan
et deux à Rome, qui ont fait peu de dégâts –, les moyens opérationnels et
la froide organisation dont ils témoignent auraient dû conduire les enquêteurs
vers d’autres milieux, les objectifs visés accréditent, à leurs yeux, l’hypothèse
de la “ piste rouge ”, qui va les mener très vite sur les traces de
l’anarchiste Pietro Valpreda. Quand celui-ci est interpellé et conduit à Rome
pour y être “ reconnu ” par le chauffeur de taxi Cornelio Rolandi, qui
pense avoir chargé le 12 décembre le responsable de l’attentat, la police a déjà
procédé à de nombreuses arrestations dans le milieu libertaire. Le jour même où
la presse annonce, à la une, l’arrestation de Valpreda, “ le monstre à visage
humain ”, on apprend que les bombes du 12 décembre viennent de causer une
victime de plus en la personne du cheminot libertaire Giuseppe Pinelli, trouvé
mort dans la cour de la préfecture de Milan, où il était interrogé par les services
du commissaire Calabresi : dans sa pièce Mort accidentelle d’un anarchiste,
Dario Fo réduira en un petit tas de cendres ridicules les diverses et pittoresques
versions policières de la “ chute ” du cheminot du quatrième étage de
la questura de Milan.
Quant
aux charges contre Valpreda, elles vont bientôt se retourner contre la police
elle-même : contradictions du “ super-témoin ” Cornelio Rolandi,
séance d’identification truquée, production à retardement de prétendues pièces
à conviction, tout a été fait pour incriminer cet ex-délinquant juvénile, danseur
de variétés sans engagements, anarchiste marginalisé dans son propre milieu, en
qui les inspirateurs de l’obscure “ stratégie de
la tension ” qui commence à faire sentir ses effets en cette fin d’année
1969 ont vu l’homme le plus approprié pour jouer, à son insu, le rôle du coupable
idéal. Belle opération, en vérité, bien utile pour égarer les recherches et rendre
d’autant plus difficile l’accès à la vérité, qui n’a d’égale que la fabrication
de la “ piste bulgare ” au moment de l’affaire de la tentative d’assassinat
du pape Jean-Paul II (13 mai 1981).
Toutefois,
malgré les efforts des services passés maîtres dans l’art du depistaggio (la fabrication de fausses pistes), l’enquête va s’orienter peu à peu vers les
groupes nazis-fascistes Ordine nuovo et Avanguardia nazionale. Elle permet, en
1972, au juge Giancarlo Stiz de mettre Giovanni Ventura et Franco Freda en examen,
tant et si bien que, quand commence, en 1975, le deuxième jugement pour les faits
du 12 décembre 1969, Valpreda doit partager le banc des accusés avec quelques
distingués fascistes, au rang desquels figurent Guido Giannettini, journaliste
et agent du SID (les services secrets), et Stefano Delle Chiaie, dont on saura
plus tard qu’il a toujours été en contact avec D’Amato, directeur des affaires
réservées du ministère de l’Intérieur et membre de la loge P2.
On
va assister alors à un incroyable rodéo judiciaire qui, s’étalant sur plus de
trente ans, verra les acquittements succéder invariablement aux condamnations.
Condamnés à la prison à vie en 1979 pour l’attentat de la piazza Fontana, Freda
et Ventura sont acquittés en mars 1981 au motif d’insuffisance de preuves. Fidèle
à sa ligne de conduite, la justice continue imperturbablement d’associer Valpreda
aux procès sur les faits du 12 décembre, jusqu’en janvier 1986, quand elle le
fait sortir définitivement de la scène judiciaire, en compagnie de Freda et Ventura.
En 2001, ce sont trois autres fascistes (Delfo Zorzi, Carlo Maria Maggi et Giancarlo
Rognoni) qui sont condamnés à la prison perpétuelle pour ces mêmes faits. Puis,
le 12 mars dernier, alors que l’attention de l’opinion publique est occupée par
les informations en provenance de Madrid, la cour d’appel de Milan annule les
peines prononcées contre les trois fascistes, une sentence qui met le point final
à l’affaire de la piazza Fontana.
Fait
surprenant, au moment même où, sur la foi des “ aveux ” du repenti Pietro
Mutti, l’Italie demande l’extradition de Cesare Battisti, la justice du pays acquitte
Delfo Zorzi – ce même Zorzi qui, depuis de très longues années, coule des
jours paisibles au Japon et y est devenu milliardaire – et ses amis au motif
que leur accusation repose sur… les dénonciations d’un repenti, Carlo Digilio.
La justice italienne applique, à l’évidence, le principe du “ deux poids,
deux mesures ” : le fléau de la balance qu’elle tient penche toujours
du même côté, et son bandeau ne lui couvre qu’un œil. En veut-on une preuve de
plus ? Alors que des indices concordants accusent les fascistes impliqués
dans les faits du 12 décembre, ils ont tous été absous, et les seules personnes
emprisonnées aujourd’hui encore pour des faits liés à la tuerie de la piazza Fontana
sont Adriano Sofri et deux autres ex-dirigeants de l’organisation d’extrême gauche
Lotta continua, désignés par un autre repenti comme les commanditaires de l’assassinat
en 1972 du commissaire Calabresi.
Venant
après d’autres extraditions, l’affaire Battisti a certes réveillé le souvenir
des “ années de plomb ” italiennes, mais cette exhumation a tendu très
souvent à éclipser le souvenir des événements antérieurs au choix des armes opéré
par une partie de l’extrême gauche du pays. Il est clair pourtant que la violence
de ces groupes n’aurait pas atteint le niveau auquel il toucha à partir du milieu
des années 70 si, avant, les artificiers de l’autre terrorisme – et aussi
les putschistes de décembre 1970 et de l’opération Rose des Vents d’avril 1973 –
n’avaient ouvert toute grande la boîte de Pandore et plongé l’Italie dans ce que
Francesco Cossiga n’hésita pas à qualifier de “ guerre de basse intensité ”.
Les chiffres montrent que, dans cette guerre, le terrorisme noir, adepte des attentats
de masse – et ce n’est pas par hasard s’il s’en est pris tout particulièrement
aux gares et aux trains –, a frappé plus fort que le rouge, qui ne visa jamais
que des individus particuliers. Mais le désir affiché des autorités italiennes
de poursuivre en tous lieux les responsables, ou prétendus tels, du terrorisme
rouge met d’autant plus en évidence l’étonnante inaptitude de la police à faire
la lumière sur les massacres causés par le terrorisme noir et la surprenante indulgence
dont la justice a fait montre à son égard. Les enquêtes sur les attentats contre
les trains Freccia del Sud et Italicus, sur la tuerie de la piazza
della Loggia à Brescia ou celle de la gare de Bologne se sont toutes perdues dans
les sables. Et plus la justice et les faiseurs d’opinion du pays donnent de la
voix contre le “ monstre ” Battisti – en retrouvant, au passage,
quelques-uns des qualificatifs dirigés naguère contre Pietro Valpreda – et
plus assourdissant est leur silence sur les morts de la piazza Fontana, et plus
manifeste le désir d’une partie du peuple italien de ne rien savoir de ce que
la “ mère de tous les massacres ” (Luciano Lanza, La Ténébreuse Affaire
de la piazza Fontana) pourrait lui apprendre sur sa propre société, sur ses
institutions, sa justice, sa classe politique, sa police, ses services secrets.
Et
il ne faut certainement pas compter sur les responsables politiques d’aujourd’hui,
ex-membres de la loge P2 ou héritiers du néo-fascisme, pour faire en sorte que
les noms des auteurs et des commanditaires de l’opération de décembre 1969 sortent
enfin à la lumière du jour.
Une
version abrégée de ce texte a paru dans Le
Monde daté des 11-12 décembre 2004.