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Quand les patrons sortent les armes...

Nicole Thé

Vous avez remarqué ? Ces derniers temps, on dirait que les patrons ne savent plus composer. La moindre forme de résistance, le plus minime manifestation d’autonomie, et les voilà qui dégainent l’arme du licenciement. C’est vrai que, maintenant qu’ils sont autorisés à s’en servir quasiment sans sommation, ils ont un peu tendance à se laisser aller... À Flammarion, François ose garder les pieds sur la table à l’arrivée de son chef : viré. A Auchan, des caissières réutilisent des bons d’achat abandonnés par les clients : virées. Au Carrefour Le Merlan de Marseille, Florent rachète à prix réduit des produits périmés : viré.

Cette arme, il arrive même de plus en plus souvent qu’elle entre dans la panoplie des outils de gestion des “ ressources humaines ”. Chez Quick, par exemple, on dirait que le turn-over spontané ne leur suffit plus pour parer au risque de révolte des “ équipiers ” : quatre licenciements en un mois au restaurant de Barbès, sous les prétextes les plus divers. Du travail d’amateur, toutefois, à côté de ce que Virgin sait faire : en un an, 120 personnes, soit 10 % des employés, y ont été rayées des listes du personnel, pour “ absence injustifiée ” dans deux cas sur cinq. À ce stade, c’est de dégraissage déguisé qu’il s’agit, avec cet avantage que l’individualisation du licenciement permet de sélectionner les plus abîmés et les plus rebelles...

Inutile de dire, dans ce contexte, que si vous êtes délégué syndical et considérez que votre tâche est d’organiser la défense de vos collègues, et qu’en plus vous prenez cette tâche au sérieux, vous êtes une cible toute désignée. Et quand ils tirent, c’est bien sûr après longue préméditation.

Et la loi ?, direz-vous, la loi qui protège les délégués contre le licenciement. Eh bien on la contourne : au Quick de  Barbès, ils ont tout juste attendu l’expiration du temps légal de protection des délégués pour virer Lotfi et Chloé. Mais on peut aussi faire plus subtil et, par exemple, se faire passer pour victime (mais si, mais si !). Comme à Virgin, encore eux, où  ils ont imaginé de licencier Cédric, délégué CGT en activité, pour “ harcèlement envers son supérieur hiérarchique ”... Et avec succès, s’il vous plaît. Et quand les prud’hommes tranchent encore en faveur du salarié, eh bien on remet ça, jusqu’à ce que ça passe : chez Fi-System puis Transiciel, deux boîtes d’informatique, c’est de quatre procédures de licenciement en treize mois qu’on a fait l’honneur au délégué CGT Claude Besnainou, rien que ça...

Mais le licenciement, c’est aussi de plus en plus souvent aussi l’arme de la vengeance. Si vous les avez obligés à céder, ça leur reste coincé dans la gorge pendant des mois. Alors ils attendent le bon moment, puis tirent en sélectionnant bien leurs cibles... Sans doute vous souvenez-vous de la façon dont, un an après la première grève à Strasbourg-Saint-Denis, McDo a licencié Tino, le vice-directeur, qui avait pris la défense des grévistes. Eh bien, chez Arcade, ils ont fait mieux : ces négriers qui paient leurs femmes de ménage à la tâche pour contourner les lois sur les salaires et les heures supplémentaires et satisfaire ainsi leur donneur d’ordres, la multinationale du sourire Accor, ils ont invoqué un “ dépassement d’heures de délégation ” pour se débarrasser de Faty, celle qui s’était battue en première ligne pendant la grève et ensuite pied à pied, jour après jour, pour faire appliquer concrètement l’accord dans les hôtels du sourire.

Des recours, dites-vous ? Parlez-en un peu à Cédric et à Faty : vous comprendrez vite que, tout en haut de l’échelle des recours hiérarchiques, là-bas, au ministère dit du Travail, la vision du monde aussi a changé, et que flinguer un délégué simplement parce qu’il dérange, ça paraît désormais normal.

D’ailleurs, on aurait tort de croire qu’il n’y a que ces salauds de patrons du privé, et notamment des secteurs sinistres du commerce ou du nettoyage, pour se livrer à ce petit jeu. Dans la fonction publique, le licenciement, c’est vrai, ne fait encore partie que très exceptionnellement des armes à la disposition des hiérarchies ; mais il y en a d’autres. Les sanctions disciplinaires, par exemple, qui pleuvent désormais sur ceux qui osent l’ouvrir – sans que personne, aucun média, ne se soucie de s’en faire l’écho. Et quand il y a eu conflit, on découvre que les hiérarchies d’Ėtat, elles aussi, ont appris à choisir des cibles. Roland Veuillet, vous vous souvenez ? Quand le mouvement des enseignants commençait à prendre forme en 2003 et qu’il fallait faire peur, on l’a muté loin de chez lui, pour l’exemple – c’était, ô hasard !, un militant syndical de base convaincu et actif. Et ils y tenaient vraiment, à le faire trinquer ! Pour les faire revenir finalement sur leur décision, il a fallu qu’il fasse preuve d’une ténacité inouïe : des centaines de kilomètres de course à pied entre rectorat, ministère, Cour européenne des droits de l’homme, puis 35 jours de grève de la faim devant le ministère...

Pourtant le tableau de chasse ne s’arrête pas là. Désormais, en effet, quand ils veulent dégommer ceux qui les gênent, les patrons ne se contentent plus de se jouer des protections de plus en plus faibles encore offertes par le droit du travail : une nouvelle arme commence à circuler chez eux, celle de la condamnation pénale. Pourquoi s’en priver, en effet, puisque le monde de la “ justice ” se laisse de plus en plus facilement réquisitionner ? Et que, de surcroît, le gouvernement vient de les y encourager, en faisant voter les lois Perben, qui permettent désormais de pénaliser d’une manière ou d’une autre tous les conflits sociaux ? Et pourtant, il y a des endroits où l’on n’a pas attendu l’aval gouvernemental pour s’y mettre. En Guadeloupe par exemple, ce bout de France si loin de chez nous : début 2004, c’est juste 27 mois de prison ferme, 75 mois de prison avec sursis et 120.159,50 euros d’amende que l’on a distribué à treize militants du syndicat UGTG, pour participation à des manifestations et à des grèves. Comparé à cela, les 6 mois de prison dont 15 jours ferme et les 2.000 euros d’amende pour subornation de témoin dont le tribunal a gratifié Mohammed Bedhouche, le délégué CGT qui a pris la défense de Florent à Carrefour, ça paraît presque clément...

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que même les patrons ripoux – vous savez, ceux qui ne se contentent pas d’exploiter dans les règles de l’art capitaliste, mais qui jouent avec les subventions publiques puis les faillites pour se remplir les poches vite fait – rien d’étonnant à ce qu’ils trouvent eux aussi, quand ils en ont besoin, la justice de leur côté. Qu’ils parviennent, pour masquer leurs propres turpitudes, à faire condamner le nécessaire bouc émissaire qu’ils ont désigné. Prenez le cas de SCIA, la plus vieille imprimerie de France, près de Lille (dont les cathos de Bayard Presse étaient l’actionnaire principal) : elle a connu deux dépôts de bilan prémédités et un deuxième repreneur qui s’est tiré avec la caisse, mais ceux qu’on a arrêtés, menottés, gardés à vue et inculpés, ce sont six syndicalistes CGT. Coupables, faut-il le préciser ?, d’avoir résisté, en occupant l’usine six mois durant. L’un deux, Dominique Vandevelde, assez coriace pour oser témoigner à la télé, a même recueilli en prime un procès pour diffamation...

Et l’histoire de Daewoo en Lorraine, vous vous souvenez ? Un investisseur vient de Corée sauver le bassin lorrain de sa dépression, il empoche des subventions colossales de la région et de l’Ėtat pour ouvrir trois usines qui, moins de dix ans plus tard, se retrouvent fermées. À Mont-Saint-Martin, quand la liquidation s’annonce, les salariés, soutenus par l’UL-CGT, occupent le poste de garde permettant de contrôler les entrées et sorties, afin de peser dans les négociations tripartites qui s’ouvrent sur le contenu du plan social. Mais au troisième jour de négociation, un incendie se déclare, qui détruit l’usine et le stock de produits finis qui leur sert de trésor de guerre : terminé, la maison Daewoo n’est plus responsable, il n’y a plus rien à négocier. Ont-ils été inquiétés, les patrons mafieux ? Pensez donc, ils sont rentrés chez eux où ils coulent des jours heureux[1]. Mais les salariés, eux, ils ont eu quelques problèmes. Et plus précisément l’un d’entre eux, du nom bizarre de Kamel Belkadi : c’est à lui que le tribunal de Briey a fait endosser la responsabilité de l’incendie. Le témoin à charge est incohérent ? Les preuves de sa présence dans d’autres lieux au moment du départ de l’incendie sont irréfutables ? Qu’importe, il fait trop bien l’affaire : 36 mois de prison dont 18 ferme et 30.000 euros d’amende.

Il devient difficile, décidément, de ne pas percevoir l’odeur de classe de plus en plus prononcée que dégage la “ justice ”... Rien à faire, il va falloir compter sur nos forces à nous, à nous seuls. Mettre la trouille au vestiaire et réagir collectivement. D’ailleurs, c’est très clair, quand il y a réaction collective, ils font machine arrière – sur ce point au moins, ils n’ont pas changé. McDo a reculé sur le licenciement de Tino après avoir eu droit à une nouvelle grève avec occupation, même s’il a fallu tenir un an pour cela. Auchan a supprimé les sanctions quand les caissières d’Auchan ont réagi en alertant les médias. Carrefour a arrêté la procédure de licenciement contre “ Momo ” après que les salariés se sont mis en grève... Alors, un peu de courage : la solidarité, c’est tout ce qui nous reste, mais ça peut beaucoup. Beaucoup plus qu’on veut nous le faire croire, en tout cas.



[1] Il faudra sans doute attendre plusieurs décennies pour avoir quelques détails sur les responsabilités dans cette affaire, comme pour tout ce qui touche au gangstérisme d’Etat. Voir à ce sujet “ Kamel Belkadi est innocent, les coupables sont ailleurs ”, Courant alternatif n° 143, novembre 2004.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009