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Edito

 

Au printemps dernier, la société française a été fortement agitée, non par une vague de luttes d'ampleur, mais par la perspective du référendum sur la Constitution européenne. Une question que d'autres pays avaient prudemment choisi de résoudre par la voie parlementaire a pris chez nous, par le miracle de la mégalomanie d'un président en mal de légitimité, la forme de la sanction populaire - sorte de remake du scénario qui nous avait débarrassés de Juppé en 1996 après dissolution de l'Assemblée nationale.
À cette occasion nous avons pu voir à l'œuvre tout l'arsenal de la propagande d'Etat. Les partis de pouvoir - qu'ils soient au gouvernement ou dans l'opposition - ont occupé l'essentiel des temps d'antenne et joué sur tous les registres de la culpabilisation, avec la suffisance qui caractérise ceux qui se croient portés par " le sens de l'histoire ", pour contrer ce que tous les sondages faisaient apparaître comme une vague de fond : le désir de sanctionner, par l'acte même qui symbolise leur démocratie, non seulement le pouvoir en place, mais toute la logique de régression sociale imposée par les gouvernements successifs au nom de leur Europe. Pour une fois, des tendances et des volontés diverses, voire contradictoires, ont trouvé un point de convergence, par la négative.
Derrière ce " non ", on peut certes relever bien des tendances peu sympathiques : un fond de nationalisme persistant (dans sa version souverainiste), une volonté de revaloriser le vieux modèle étatiste " républicain ", supposé contrer le modèle " libéral " américain... Mais, derrière ces tendances, on peut aussi entrevoir un monde paysan qui se refuse à disparaître totalement, une classe moyenne qui redoute de se faire laminer par la tendance à la polarisation sociale, un prolétariat qui se transforme dans la douleur et tente de préserver des conditions matérielles de vie acquises à une époque moins cruelle... bref, un contexte qui permet de dire que, si cette société se montre incapable d'un élan révolutionnaire d'envergure, elle est pourtant loin d'être pacifiée. Et qu'elle est encore porteuse de contradictions sur lesquelles s'appuyer pour remettre en cause le mode dominant de production et de distribution.
Ajouté aux épisodes électoraux antérieurs, ce " non " massif invite en outre à ce constat : sanctionner les gouvernements en place semble être la seule expression d'une volonté collective encore praticable dans le cadre de cette " démocratie " représentative[1]. Il n'empêche, c'est une expression pauvre, qui laisse les mains libres aux gouvernants. Force est de constater, en effet, que le désaveu massif des choix de la classe politique qu'exprime ce " non ", s'il s'est traduit par un changement de gouvernement, n'a en revanche rien changé à la direction de marche du pouvoir en place. Après les " réformes " des retraites, de la Sécurité sociale, de l'enseignement supérieur, de l'enseignement secondaire, après l'élimination d'un jour chômé payé, voici qu'arrivent, dans la même droite ligne, leur " plan de cohésion sociale" et leur " contrat nouvelle embauche ", autre machine de guerre contre les pauvres, les chômeurs, les précaires et l'ensemble du salariat ; que se multiplient les privatisations et leurs lots de licenciements ; que fleurissent les mesures en faveur des patrons et des spéculateurs en tout genre. Tout cela à peine recouvert d'un léger vernis social... de moins en moins crédible, car qui est encore prêt à croire que toutes ces mesures sont faites pour servir " l'emploi " et " la croissance "?
Dans l'autre camp, les spéculations sur les effets probables d'une victoire du " non " ont encore une fois entretenu leur lot d'illusions. Car la " victoire " n'a rien changé non plus au climat général de dépression : les secteurs qui ont lutté en 2003 n'ont pas surmonté leur sentiment d'échec et le monde du travail, confronté à un rapport de forces décidément trop défavorable, semble en général paralysé par le sentiment d'impuissance, ou simplement résigné. Rien changé non plus à l'attitude des grands syndicats, tellement compromis dans la logique de concertation qu'ils ne savent opposer que des protestations de principe, ou, au mieux, une " journée d'action " forcément sans lendemain, aux attaques successives subies par ceux dont ils sont censés défendre les intérêts - pour ne pas parler de la chasse ignoble aux sans-papiers, qui doivent rappeler à certains les pires heures de la colonisation, et des expulsions sous prétexte d'insalubrité qui font le bonheur des spéculateurs immobiliers.
La bataille pour le " non ", qui a mobilisé tant d'énergies militantes, n'a-t-elle pas été au fond qu'une bataille pour la défense du statu quo, défense qui semble constituer peu à peu le seul véritable programme de l'extrême gauche...? Et n'a-t-elle pas aussi, en mobilisant les énergies autour d'elle, poussé les militants à déserter le terrain de la lutte ? Les seuls qui aient osé mener une lutte soutenue dans cette période électorale, à savoir les lycéens - qui, par la radicalité de leurs actions et de leur réflexion, méritaient un soutien bien plus large qu'une simple addition de signatures en bas des tracts - ont été abandonnés à leur isolement. Mais cette bataille a aussi fait l'impasse sur ce qui serait la seule réponse cohérente à opposer à l'Europe des bureaucraties et du capital tant dénoncée, à savoir l'Europe des luttes. Avec ou sans Constitution, la construction d'un espace européen continuera en effet à se poursuivre, parce que c'est dans l'intérêt des capitalistes, et de la classe politique qui les sert, que se constitue un pôle concurrent des Etats-Unis d'Amérique. C'est donc à l'échelle européenne que se dessine de fait la nouvelle configuration de la lutte de classes, et si l'on veut échapper aux dangereux réflexes protectionnistes de salariés mieux lotis subissant la concurrence de salariés " étrangers " moins bien lotis, il est indispensable de trouver des réponses en termes de lutte à l'échelle européenne.
Dans cette phase, les réactions des salariés sont en fait restées faibles et éparses. D'une manière générale, c'est le secteur des transports qui continue à être le plus conflictuel. Malgré les accords de paix sociale passés avec les syndicats institutionnels, plusieurs conflits en France - et notamment celui de la RTM et de la SNCM à Marseille - ont montré que ce secteur particulièrement sensible pour les intérêts capitalistes est encore loin d'être " normalisé ". En Italie, la grève des transports publics appelée fin mai par la coordination du syndicalisme de base a été suivie à près de 70 % (ce dont la presse s'est bien gardée de parler). Si l'on peut espérer voir se constituer un pôle de syndicalisme radical à l'échelle européenne, c'est donc bien dans ce secteur. Ces grèves, en revanche, ont été vouées à l'échec, victimes à la fois d'un rapport de forces défavorable et d'une culture syndicale incapable d'ouvrir la lutte à d'autres que les seuls salariés concernés en posant publiquement les problèmes de société qu'elles soulevaient. Malgré la combativité dont ont fait preuve les traminots et les marins, elles nous montrent surtout de quelles impasses doit sortir la lutte de classe si elle ne veut pas se transformer définitivement en une succession de défaites.
C'est sur un autre terrain que sont venues les secousses profondes : les banlieues, ce monde qui n'était plus regardé que comme un lieu de régression sociale, ont soudain montré qu'elles pouvaient produire à nouveau une réaction collective. On peut déplorer la forme qu'elle a prise, regretter qu'elle ait condamné ses acteurs à l'isolement puis à la répression, et fourni du coup l'occasion d'un tour de vis supplémentaire au gouvernement et à la justice. Il n'en reste pas moins qu'elle a fait reculer l'arrogance de la classe dirigeante et provoqué des remous dans tout le corps social. Et, pour ce qui nous concerne, montré combien il est vital de réactiver l'espoir et de faire reculer le sentiment d'impuissance. Non, ce système qui nous broie n'est pas invincible, toute réaction collective d'ampleur le déstabilise, l'obligeant à réactiver le consensus dont il a besoin pour sa stabilité. Et un consensus fondé sur la peur est un consensus fragile.
La conjoncture internationale, elle, est surtout marquée par la multiplication des difficultés pour la principale puissance dominante. En Irak, il n'est plus désormais question pour les troupes américaines que de savoir quand et comment elles vont pouvoir sortir du bourbier. Dans les pays de l'Est européen et soviétique, l'exportation du modèle " démocratique " (pour lequel l'action des services de renseignements ou des officines de formation des élites comme la fondation Soros, s'est avérée bien plus efficace que celle des militaires), après une brève période de réussite flamboyante, montre déjà ses limites, les nouvelles élites promues ne faisant pas forcément acte durable d'allégeance. La " guerre contre le terrorisme ", si commode pour faire marcher les populations occidentales derrière leurs gouvernants et justifier les mesures liberticides, est une recette de moins en moins fonctionnelle au fil du temps. En tant que technique d'embrigadement des esprits, elle ne suffit plus à masquer les manigances du pouvoir, au point que c'est la clique conservatrice au pouvoir qui aujourd'hui semble directement menacée par la montée de la contestation. Et en tant que méthode pour enrayer le terrorisme " islamiste ", elle n'a fait qu'élargir l'abcès.
Mais, paradoxalement, c'est une calamité " naturelle " qui a fait le plus pour mettre à nu les contradictions du modèle américain : en dévastant La Nouvelle-Orléans, le cyclone Katrina a dévoilé l'effrayant niveau de polarisation sociale atteint par cette société, montré que la destruction des liens sociaux inscrite dans la dynamique du capitalisme rend difficile la solidarité face à l'adversité (contrairement à ce qu'on a vu dans les pays touchés par le tsunami, par exemple), et mis en lumière le rôle antisocial de l'Etat plus radicalement qu'aucun groupe subversif aurait pu le faire. Difficile de dire quel sursaut pourra naître de pareil constat, mais une chose est sûre : le modèle " libéral " américain n'a plus le vent en poupe (même le nouveau maître de la Californie, l'ultralibéral Schwarzenegger, a dû faire marche arrière sur tous les points de son programme).
En attendant, tout est fait, du côté des médias comme du pouvoir, pour éviter d'engager une réflexion sérieuse sur les raisons des dérèglements climatiques qui multiplient les catastrophes " naturelles " et de reconnaître que ce modèle de société est une impasse dans laquelle l'humanité est engagée malgré elle et où elle va se trouver laminée. La réflexion sur les moyens d'en sortir est une urgence, mais elle ne peut venir que de nous, le camp des prolétaires, qui avons intérêt non pas à ce que " tout change pour que rien ne change ", mais que renaissent dans la lutte d'authentiques solidarités, afin que nous puissions prendre en main les outils de production et repenser de fond en comble quoi et comment produire. Cela dans l'optique de répondre aux stricts besoins fondamentaux de tous, sur la base d'un principe d'égalité des conditions matérielles et dans le respect des équilibres qui ont permis l'épanouissement de la vie sur Terre.

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Ce troisième numéro de La Question sociale a connu un accouchement particulièrement difficile, qui explique le retard pris dans sa publication (dont nous nous excusons auprès de nos lecteurs déjà fidèles). Le nécessaire approfondissement du débat au sein du petit groupe rédactionnel qui avait commencé à prendre forme dans le travail d'élaboration des deux premiers numéros, s'est avéré difficile, ce qui a conduit à une situation de délitement plutôt que de consolidation. Et la mort de Karim, qui avait contribué à l'élargissement de ce petit groupe et participé à nos discussions, a donné une tonalité dramatique, puis insensiblement dépressive, à cette phase de la vie de la revue qui est peut-être surtout une première crise de croissance (compliquée, il est vrai, par une série noire en matière d'appareillage informatique).
Une bonne nouvelle toutefois : notre site Web est enfin né ! A l'adresse http://www.laquestionsociale.org vous pouvez trouver l'ensemble des articles des numéros 1 et 2. Nous espérons l'enrichir peu à peu de textes ayant un lien avec les préoccupations de la revue mais ne peuvent y trouver une place.

Dans ce numéro nous nous sommes d'abord attachés à mener à bien la réflexion sur la nature du syndicalisme d'aujourd'hui amorcée dans le numéro 2, en complétant le premier dossier sur le " syndicalisme institutionnel " par un autre sur le " syndicalisme alternatif ".
Sur ce sujet, qui, plus encore que le premier, nous touche de très près, nous avons été amenés à recourir, du moins pour ce qui concerne les expériences françaises, à des transcriptions d'interviews ou de débats entre militants. Nombreux, en effet, sont les (ex-)syndicalistes qui ont développé sur leur pratique syndicale un regard critique dont il est utile de recueillir les fruits, mais rares sont ceux qui ont choisi d'en passer par l'écriture pour en faire part. Si l'on ajoute à cela les témoignages sur le vif d'acteurs des luttes que nous avons sélectionnés pour la rubrique " Luttes sociales ", on notera que ce numéro fait, dans l'ensemble, une part très importante au vécu militant - à la satisfaction, nous l'espérons, de ceux que le caractère ardu de certains articles précédents a pu rebuter. Il est aussi moins copieux que les deux premiers, en raison d'un double choix technique : un caractère plus gros et plus gras - pour faire suite à une revendication d'une bonne part de nos lecteurs - et une limitation à 176 pages - pour réduire le poids de l'exemplaire et bénéficier ainsi du tarif postal économique.
Dans la rubrique " Luttes sociales ", nous avons, par le hasard des choses, associé deux luttes dont les acteurs sont socialement les mêmes, mais aux caractéristiques quasiment opposées : l'une, celle des lycéens français, sectorielle mais de dimension nationale, qui s'est développée, sur plusieurs mois, dans une logique minoritaire et un grand isolement ; l'autre, celle de lycéens d'une ville du sud du Brésil, contre une mesure concernant toutes les couches populaires, qui s'est déroulée sur dix jours autour d'un objectif concret très restreint et qui, tout en restant locale, a su gagner à elle l'ensemble de la population concernée. L'une a été condamnée à l'échec et à essuyer une répression d'une dureté inhabituelle, tout en poussant ses acteurs à développer en peu de temps une critique sociale radicale, remarquable dans le contexte actuel de sclérose des esprits, et qui pèsera sans doute dans les luttes à venir. L'autre a débouché sur une victoire franche, confirmée l'année suivante, qui n'a pu que faire évoluer positivement le rapport de forces entre les classes au niveau local.
Alors que nous étions en train de travailler à la mise pages de ce numéro, les banlieues se sont soudain mises à flamber. L'importance de ces événements tout autant que le grand remue-méninges qu'elles ont provoqué nous ont amenés à prendre le risque de réagir à chaud, en proposant, dans la rubrique " Leur paix sociale ", un texte de réflexion sur le sujet, suivi d'une première réponse critique. Il va de soi que ce n'est qu'une amorce pour la réflexion sur un sujet qui n'a pas fini, sans doute, de nous faire sentir sa dimension sociale brûlante.
Huit mois plus tôt, la candidature de Paris aux JO de 2012 nous avait amenés à retenir pour cette même rubrique un texte portant sur les transformations urbaines, et de fait sociales, induites par " les méga-événements dans la ville capitaliste ". L'échec de cette candidature n'enlève rien à l'importance de cette analyse, qui, tout en s'appuyant surtout sur les exemples espagnols, a, dans un contexte de mondialisation, valeur quasi universelle. En confrontant les discours justificateurs des décideurs et la réalité des faits, elle montre comment les premiers servent à masquer sous une rhétorique de développement des intérêts très privés et l'expropriation des couches populaires des centres-villes. C'est là une première contribution à la réflexion sur l'organisation de l'espace en système capitaliste, que nous avons choisi de faire suivre d'un court article proposant une analyse plus générale des raisons et de la nature de la crise urbaine que traverse le monde contemporain.
Le centenaire de la naissance des I.W.W., en 1905 aux Etats-Unis, et le sujet de notre dossier nous ont pour ainsi dire imposé le sujet de notre rubrique " Histoire " : nous y reprenons (sous une version largement retouchée) le texte que cette organisation syndicale " mondiale " a diffusé en son temps à travers le monde, en de multiples langues, pour faire comprendre ses objectifs, ses principes et plus généralement l'état d'esprit qui anime ses militants. Façon pour nous de reconnaître notre dette envers cette expérience et de montrer qu'une certaine forme de " syndicalisme alternatif " a pu, à un moment donné de l'histoire du capitalisme, servir de puissant support à une volonté de rupture avec ce système.
La rubrique " Lire et relire " a particulièrement souffert des difficultés internes évoquées plus haut. Nous espérons lui refaire toute la place qu'elle mérite dans les numéros suivants.
Tout en vous souhaitant bonne lecture, nous vous invitons à nous faire part de vos réactions et remarques, positives ou négatives, voire à nous proposer des contributions, car c'est aussi le rapport avec les lecteurs qui peut donner du sens à notre effort. De notre côté, nous tenons à vous dire que, même si notre désir de poursuivre sur la voie sur laquelle nous nous sommes engagés est sorti indemne de ce moment de crise, nous ne pouvons garantir aucun rythme de parution : celui-ci dépendra avant des énergies que nous saurons mobiliser.

[1] Ce que Perry Anderson, dans La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française (Paris, Gallimard, 2005, p. 66), exprime ainsi : " En vingt ans, cela fait sept gouvernements ayant duré en moyenne de moins de trois ans chacun. Tous se vouèrent, à quelques différences mineures près, à la même politique. Aucun n'a été réélu. "

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009