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France
CNT-F,
CNT-AIT : les convictions libertaires à l'épreuve du terrain
Fernando,
Bernard (CNT-F), Jipé et Nadine (CNT-AIT)
Trois
interviews de quatre militants libertaires racontant trois expériences
syndicales différentes : la première peint une fresque historique
de la CNT-F de 1985 à 2000, la deuxième (p. 51) évoque vingt
ans de présence ultraminoritaire à EDF, la troisième (p.
56) raconte le rôle significatif joué par la CNT-AIT de Pau dans
trois grands moments de lutte sociale. Se dessinent ainsi trois façons
d'articuler la " propagande " libertaire aux nécessités
de la lutte.
CNT-F,
CNT-AIT: Libertarian Convictions Tested in the Field
In three interviews, four
libertarian union activists discuss their experience. The first interview offers
a historic fresco of the CNT-F from 1985 to 2000, the second (p. 51) covers 20
years of libertarian presence as a tiny minority at Electricité de France,
and the third (p. 56) discusses the significant role played by the Pau chapter
of the CNT-AIT in three major struggles. The article thus brings to light three
different approaches to adjusting libertarian "propaganda" to the requirements
of struggle.
CNT-F, CNT-AIT : las convicciones
libertarias ante la realidad de los hechos
Tres entrevistas con cuatro militantes
libertarios que relatan tres experiencias sindicales diferentes : la primera esboza
un fresco histórico de la CNT-F de 1985 al año 2000, la segunda
(p. 51) refiere veinte años de una presencia ultraminoritaria en EDF (Electricidad
de Francia), la tercera (p. 56) da fe del significado papel desempeñado
por la CNT-AIT de Pau en tres momentos de lucha social. Estas entrevistas revelan
tres formas de articular la " propaganda " libertaria con las necesidades
de la lucha.
CNT-F, CNT-AIT : le convinzioni
libertarie alla prova dei fatti
Tre interviste di quattro militanti libertari
che raccontano tre esperienze sindacali differenti: la prima dipinge un affresco
storico della CNT-F dal 1985 al 2000, la seconda (p. 51) venti anni di permanenza
ultraminoritaria a EDF, la terza (p. 56) il ruolo significativo giocato dalla
CNT-AIT di Pau in tre grandi momenti di lotta sociale. Si delineano così
tre modi di articolare la "propaganda" libertaria rispetto alle necessità
della lotta.
FERNANDO
(CNT-F Paris) *
* Interview enregistrée le 21 mai 2005
Je
suis entré dans les milieux libertaires, à la FA, en 1968, alors
que j'avais 17 ans et que j'étais en LEP. Jusque-là j'avais baigné
dans une ambiance coco. J'ai suivi le mouvement sans tout comprendre, mais l'effervescence
et l'espoir de ces années-là palliaient tout. Ma formation militante
s'est faite très (peut-être trop) rapidement, car ces années
ont été très riches en luttes et en mouvements de toutes
sortes. J'ai été impliqué dans les coordinations libertaires
et dans l'expérience du Jargon libre.
Avec l'arrivée de la gauche
au pouvoir en 1981, l'extrême gauche et les mouvements associatifs se sont
retrouvés anesthésiés - en tête d'affiche il ne restait
qu'Action directe, c'est dire qu'on avait touché le fond… Avec quelques
camarades on a alors voulu réagir et repartir sur une base large. Ça
a donné le COJRA, une utopie du genre : on veut rassembler les anti-autoritaires
autour d'une table pour discuter. La discussion a été possible,
mais ça n'a pas eu d'aboutissement concret.
À l'époque
où le COJRA touchait à sa fin, vers 1984-1985, j'ai entendu parler
de la CNT et je suis allé voir. Jusque-là j'avais pris ma carte
tantôt à la CGT, tantôt à la CFDT, en fonction des entreprises
où j'étais passé - il fallait lutter là où
j'étais, avec les moyens qui s'y trouvaient (comme beaucoup à l'époque,
j'avais choisi la précarité, ce qui m'amenait à faire toutes
sortes de boulots différents).
À la CNT, c'était sympa,
très chaleureux, ça ronronnait. La CNT espagnole en exil, composée
de vieux militants réfugiés, partageait les locaux avec nous, et
il était facile de voir qu'elle comptait plus d'adhérents que la
CNT-F. La CNT-F, c'était une sorte de nébuleuse, avec quand même
une structure de syndicat. On y trouvait plusieurs sortes de militants : les historiques,
qui rêvaient de remonter la fameuse CNT française qui avait eu ses
heures de gloire à la fin des années 40 ; les fils de réfugiés
espagnols, qui gardaient le flambeau et perpétuaient la mémoire
; les multicartes, des anarchistes qui collectionnaient les appartenances (espérantisme,
Ligue des droits de l'homme…) et n'avaient pas grand-chose à voir avec
le syndicalisme. Ça fonctionnait dans le cadre de sections syndicales,
mais ces sections comptaient très peu de militants. C'était très
organisé mais la coquille était vide. La CNT avait des militants
aux PTT et à EDF, mais aucun dans le secteur privé, ce qui fait
qu'elle restait ultraminoritaire.
Je m'étais intéressé
à la CNT parce que je voulais quelque chose de plus concret, or je m'apercevais
que ça n'avait aucune réalité d'entreprise. Je voulais rencontrer
des prolos, et je n'en rencontrais pas. J'étais alors sur le point de quitter
la CNT.
Le décollage
Et puis tout à coup, vers
la fin des années 1980, il s'est passé quelque chose qui m'y a fait
rester, et pour longtemps : l'histoire de la Comatec. En fait, il s'agissait au
départ d'un concours de circonstances : un fils de réfugiés
espagnols était chauffeur intérimaire et travaillait alors dans
cette entreprise de nettoyage qui intervenait notamment dans le métro.
Les salariés y étaient syndiqués CGT ou FO, sur des bases
ethniques. Mais, à l'époque, certains d'entre eux n'étaient
pas contents de leurs syndicats, et quand ce fils de réfugié leur
a parlé de l'existence de la CNT, ils ont pris contact et ont adhéré.
La direction de la Comatec a laissé faire car elle a cru pendant quelque
temps que le sigle CNT cachait un syndicat de droite… Deux contremaîtres
ont même participé à une réunion avec l'aval de la
direction. Mais quand elle a compris qui on était, elle a réagi
très vite : contestation en représentativité, convocation
au tribunal…
Et voilà qu'une grève se déclenche à
la Comatec à laquelle prennent part les adhérents. Les militants
cénétistes apportent alors leur soutien, on se met à tourner
dans le métro avec les grévistes. Des nervis fachos interviennent,
donc bagarre avec les grévistes (on n'a pas vraiment l'habitude de gérer
ce genre de situation…). Une manifestation est organisée boulevard de Charonne
en plein après-midi, où les drapeaux noir et rouge se mettent à
flotter. Alors je me dis : ça devient intéressant, c'est pas le
moment de s'en aller. Autre chose que des discussions sur Marx et Bakounine… ça
commençait à vibrer.
Ces événements ont projeté
la CNT sur le devant de la scène, avec une section syndicale faite exclusivement
d'immigrés travaillant dans le nettoyage et le métro : le gros truc,
quoi, y compris sur le plan symbolique. Et avec les émissions qu'on faisait
sur Radio Libertaire, des gens nous téléphonaient qui voulaient
rentrer à la CNT : ils nous voyaient un peu comme le syndicat qui s'occupait
de tous les immigrés travaillant dans des conditions précaires.
Il en est venu qui travaillaient dans la confection, dans d'autres boîtes…
pas mal de monde, au total.
Un syndicalisme de soutien
On a dû
passer sur pas mal de choses... En cours de réunion, par exemple, certains
se tournaient vers La Mecque et faisaient leurs prières. Et il n'y en avait
que deux ou trois qui prenaient la parole - puis venait un moment où ils
se parlaient entre eux, et le mec revenait en disant : " On s'est concertés.
" Tout un truc bizarre lié à des traditions, d'autres cultures.
Au fond, on ne savait pas trop comment s'y prendre, mais on a laissé faire,
on était si contents de voir des ouvriers venir vers nous ! Et c'était
assez intelligent, car si on les avait braqués, c'était foutu. Or
c'était très bien, ce qui nous arrivait, c'était inattendu
et formidable.
Mais il y a eu aussi beaucoup de conneries de faites. Car on
n'avait pas les reins très solides sur le plan financier et on était
légers sur le droit social - c'était pas comme à la CGT :
personne chez nous n'était payé pour prendre les dossiers en main.
Et comme on n'était pas représentatifs au niveau national, le patron
n'a pas fait de détail, il a foncé dedans. Il contestait à
chaque fois. C'était toujours l'intimidation. Ces boîtes, c'est particulier,
c'est pas comme la fonction publique… Je me souviens d'avoir assisté comme
observateur aux élections des délégués du personnel
de la SPES à Gennevilliers, une boîte de ramassage d'ordures de la
banlieue nord où la CNT s'était implantée après avoir
été contactée par deux travailleurs marocains. C'était
assez dingue : ils avaient placé les urnes face au directeur du personnel,
qui matait tous ceux qui venaient voter. Je me souviens en particulier d'un cadre
qui nous provoquait. D'ailleurs on était allé occuper le siège
boulevard de Wagram pour leur montrer que nous aussi, on savait parler ce langage-là.
Les cadres, c'était tous des Européens, et les travailleurs,
tous des immigrés : des Maghrébins d'abord, souvent de la deuxième
génération - c'était les plus anciens et les plus combatifs
- puis des Sud-Américains, qui, eux, voyaient la CNT comme un obstacle
à leur besoin frénétique de travailler et de gagner du pognon
à envoyer à la famille restée là-bas, car elle contestait
la pratique du double service en une journée - on était très
mal vus par certains immigrés, en fait…
C'était une expérience
assez fascinante, au fond, car ça n'avait rien à voir avec le syndicalisme
" tranquille ". Et c'était très enrichissant. Mais c'est
vrai que par moments j'avais des doutes ; je me demandais si on n'envoyait pas
des gens au casse-pipe ; s'ils n'auraient pas été mieux à
la CGT ou ailleurs… - sauf qu'on ne les y accueillait pas, à la CGT.
Deux
camarades ont été nommées par la CNT pour s'occuper du nouveau
syndicat des transports (elles ne travaillaient pas elles-mêmes dans les
transports, ça se décidait en fonction de la disponibilité
des individus), et en renfort venaient tous ceux qui pouvaient donner des coups
de main. Dès que tu avais cinq minutes, tu t'occupais de la Comatec. Et
il fallait tout faire. Comme la plupart des Comatec ne savaient ni lire ni écrire
le français, il fallait non seulement rédiger tous les tracts, mais
aussi remplir les papiers pour leur permettre de toucher les allocs… faire l'assistante
sociale, presque - et si on ne l'avait pas fait, ils seraient allés voir
ailleurs.
La grève de la Comatec, ça a été la grève
fondatrice : on a prouvé qu'on pouvait les aider, qu'on pouvait être
avec eux (même si c'était surtout eux qui allaient à l'affrontement
physique). On les a aidés au niveau financier, en faisant des collectes
(lorsqu'on faisait appel à la solido, les papys espagnols, malgré
leurs maigres retraites, filaient de grosses sommes ; en revanche, nos jeunes
radicaux n'avaient jamais une tune pour la solido - mais ils ne crachaient ni
sur le resto ni sur le bar du coin !). Bref, on était crédibles.
Et puis c'est surtout le contact humain qui leur a plu. Le fait de rencontrer
des gens qui sympathisent et qui t'aident. On était disponibles, je recevais
des coups de téléphone à toute heure, à minuit parfois,
et c'était souvent pour te dire des banalités…
Enfin, c'était
toute une activité ludique, intéressante, et valorisante aussi.
Quand je me comparais à d'autres militants, je me disais : moi, au moins,
je fais quelque chose de concret, je mets les mains dans le cambouis… Et on s'attache
aux gens qui sont dans la merde et qui se battent. Peut-être parce qu'on
ne peut pas le faire dans sa propre boîte… Certains, c'est sûr, se
battaient par délégation. Car à EDF ou à l'Éducation
nationale, le combat syndicaliste, c'est pas comme à la Comatec : prise
de parole à la cantine et puis au revoir, panneaux d'affichage en bonne
et due forme… alors qu'à la Comatec, pour les avoir, ces panneaux, c'était
la guerre. Et puis il y avait de la curiosité, l'envie de voir jusqu'où
ça pouvait aller…
La question des élections syndicales
Après
il y a eu des élections, des délégués, le procès
en représentativité qu'on a gagné… Car il fallait avoir des
délégués : si tu n'avais pas d'heures de délégation,
tu ne pouvais pas faire de boulot syndical. La Comatec, c'est des chantiers éclatés,
et si tu ne venais pas sur tes heures syndicales, tu ne pouvais pas rentrer dans
le métro le soir à l'heure où les nettoyeurs travaillaient,
les vigiles ne te laissaient pas passer. Sans compter qu'après avoir fait
leurs heures, les nettoyeurs partaient faire un deuxième boulot, donc il
n'y avait pas moyen de faire des réunions. C'était ça, la
réalité, tu ne pouvais pas faire autrement. D'ailleurs, au début,
on a tourné la difficulté grâce à des heures syndicales
données par la CFDT-Rail (aujourd'hui SUD-Rail).
- Mais la question
de la participation aux élections, c'est tout de même une question
politique.
- On était convaincus que si on n'allait pas aux élections,
les travailleurs des boîtes comme la Comatec seraient partis, car ils n'avaient
pas d'états d'âme, eux, ils n'avaient pas d'idéologie anarcho-syndicaliste.
(Il est d'ailleurs arrivé que la Comatec essaie d'acheter les délégués
CNT en leur proposant un logement - c'est la technique habituelle pour neutraliser
un délégué syndical dans les boîtes de nettoyage. Il
a fallu les désavouer, car ceux qui se faisaient acheter conservaient leur
mandat syndical… Ça a failli mal tourner.) Bref, on allait aux élections
par opportunisme, car sinon il n'y avait plus personne et on se retrouvait à
quatre chats comme avant.
Pareil pour les prud'hommes. Est-ce qu'il fallait
y aller, aux prud'hommes ? Si on n'y allait pas, les mecs partaient. Donc la question,
c'était bien : est-ce qu'on fait un vrai syndicat, mais avec un plus, ou
est-ce qu'on reste un groupe affinitaire ? Beaucoup voulaient que ça devienne
un syndicat, mais plus beau, plus fort, plus combatif… Et pour ça il fallait
être capabled'aller aux élections, d'aller aux prud'hommes… Fallait
être capable de tout, comme les autres, mais en mieux…
- Oui, mais ça
veut dire que le syndicalisme de combat dont on parlait alors beaucoup, c'était
un syndicalisme tributaire des élections syndicales.
- Oui, à
cause de la répression, qui était terrible. Être élu,
c'était être protégé.
- Et pour les simples salariés
?
- Il n'y avait en général que trois ou quatre personnes combatives,
les autres suivaient. Les élections, c'était comme une photocopie
de la réalité : il y a toujours deux ou trois meneurs, deux ou trois
grandes gueules qui arrivent à parler face à la direction, et le
reste suit. C'est d'ailleurs intéressant de voir comment ceux-là
deviennent des spécialistes, tandis que les autres restent dans leur rôle.
Mais au moment des luttes, il fallait aller au plus pressé, donc protéger
ceux qui étaient le plus en vue : une fois élus, ils devenaient
invirables (mais achetables, par contre)… Maintenant c'est en train de changer,
ça aussi, mais dans les années 1990 c'était encore vrai :
il y avait des inspecteurs du travail sur lesquels tu pouvais compter. Du coup,
pour la direction, c'était plus facile d'acheter le délégué
que de le virer.
Donc, si on a participé aux élections - des
délégués du personnel d'abord, puis des délégués
au comité d'entreprise (alors que la CNT n'était censée se
présenter qu'aux élections des délégués syndicaux)
- ce n'était pas par conviction, mais pour pouvoir protéger un maximum
de salariés en leur faisant gagner un statut d'élu. Et puis participer
au CHSCT, c'était important quand même, quand on voit les produits
qu'ils manipulaient sans aucune protection, notamment dans les sections anti-graffitis.
Bref, on faisait du " real-syndicalisme "… C'était la réalité
de la chose qui commandait. On décidait au coup par coup si c'était
valable ou pas, sans idéologie préconçue.
La scission
de 1993
Et ça, évidemment, c'est très mal passé
dans beaucoup d'endroits. En province surtout, mais aussi parfois dans la région
parisienne, chez ceux qui venaient de l'Union anarchiste notamment, qui fonctionnaient
comme un club et qui étaient antisyndicalistes (!) : quand tout ça
s'est développé, ils se sont sentis trahis, on touchait aux fondements
de l'anarchie… Ils n'ont pas su comprendre qu'on suivait le mouvement, simplement,
qu'on faisait une expérience. (Sur la région parisienne, il y avait
un certain accord, mais on ne s'est jamais réuni pour décider d'une
stratégie, ça s'est fait comme ça : ça nous plaisait,
au moins on faisait quelque chose de concret, on aidait les gens, on était
dans les luttes.)
Ces tensions ont donc fini par éclater, au fameux
congrès de Paris, en 1993, où les gens de Toulouse, notamment, se
sont opposés à toutes nos " compromissions ". Ça
a été assez dingue, cette scission. Sur Paris, ça n'a pas
porté tellement à conséquence, mais ailleurs ça a
été dur. Il y a eu des affrontements verbaux, presque physiques.
C'étaient des luttes de pouvoir auxquelles on ne comprenait pas grand-chose.
Il y a eu aussi des conflits de personnes : entre les historiques il y avait des
inimitiés, et certains en ont profité pour régler des comptes.
En
gros, les arguments d'en face, c'était : il y a des statuts, il faut les
respecter. Mais on ne comprenait pas trop, parce que ces statuts sont à
la fois rigides et assez flous, il y a donc une marge d'interprétation.
Et c'étaient des statuts qui dataient des années 1950, de l'époque
où la CNT était une organisation syndicale qui comptait un peu,
et où entraient en ligne de compte des questions de pureté, des
références à 1936… La scission, ça a été
comme un petit remake de ce qui s'est passé en Espagne après la
mort de Franco.
C'est vrai que plus tard je me suis dit : j'ai participé
à toutes ces saloperies… Mais à l'époque, ce n'était
pas vécu comme ça, parce qu'il y avait un enjeu. Même si les
choses n'étaient pas claires, on se disait : faut pas se laisser faire
parce qu'il y a la Comatec, la SPES, d'autres sections d'entreprise qui ont besoin
de nous, on ne peut pas les lâcher comme ça. À nos yeux, ça
justifiait les magouilles qu'on faisait pour écarter ceux qui n'étaient
pas d'accord avec nous. Eux utilisaient des arguments bizarres, mais nous aussi,
au fond, sauf qu'on avait le sentiment d'être du bon côté.
Les statuts, on s'en foutait (moi, je m'en foutais, en tout cas).
Certains,
en revanche, faisaient des calculs, je m'en suis aperçu plus tard : ils
ont laissé faire les choses parce que ça servait la CNT, par tactique
- je parle surtout de fils d'Espagnols qui étaient des " historiques
", qui ne voyaient qu'une chose : que survive la CNT. Et comme ils voyaient
que la CNT se développait… Au fond, ils ressemblaient à ceux d'en
face - à l'époque, ceux de Toulouse étaient même moins
figés que certains d'entre eux - mais ils ont fait le choix de participer
aux élections par opportunisme : perdre quelques militants " politiques
", ce n'était pas grave par rapport à la publicité que
la Comatec faisait à la CNT (à l'époque on en parlait un
peu partout dans le milieu, il suffisait d'une émission de radio pour que
ça téléphone, donc ils imaginaient que ce serait bientôt
un raz de marée). Et je crois que, s'ils avaient été à
notre place, beaucoup des " Toulousains " auraient fait la même
chose… Simplement ils n'étaient pas à notre place. Les entorses
que l'on faisait aux principes de la CNT, ils n'en jouissaient pas : sans arrêt
on entendait parler de la Comatec, et jamais de ce qui se passait à Toulouse
ou à Albi… Parce que ça se résume souvent à ça
: des problèmes d'amour-propre. Alors on invoque les dogmes, les statuts…
-
Mais il y avait aussi autre chose : le fait que la CNT de Paris avait investi
dans le combat dans les entreprises et les autres plutôt dans les interco.
Ce qui s'est vérifié au moment du mouvement des chômeurs,
où la CNT-AIT a réussi à être plus présente
que la CNT-F.
- Oui, c'est vrai, dans les interco, les militants étaient
plus disponibles, et elles étaient composées de pas mal de chômeurs.
Mais le choix de se développer dans les entreprises s'était fait
comme ça, ce n'était pas délibéré. Il faut
dire qu'à la fin des années 1980, début des années
1990, on n'avait pas encore appréhendé l'importance du problème
des précaires, le phénomène n'était pas encore très
évident. On considérait que l'entreprise restait l'endroit privilégié
pour se battre. Mais il n'y avait pas de débat.
- Il y a pourtant eu
une scission sur ces questions-là…
- Oui, mais c'était fumeux.
Les débats qui ont eu lieu autour de la scission n'étaient pas des
débats nobles, où l'on s'écoute. Il s'agissait surtout de
fourbir ses armes pour enfoncer l'autre, en gros.
L'absence de débats
-
Cette absence de débats n'était-elle pas une caractéristique
de la CNT telle que tu l'as connue ? S'il n'y avait pas de débat sur une
chose aussi centrale que le type de syndicalisme que l'on veut développer,
sur quoi y en avait-il ?
- Sur rien, pourrait-on dire. Avant l'histoire de
la Comatec, il y en avait bien eu, mais sur des généralités,
des théories, qui n'étaient jamais quasiment appliquées.
Et pour les frustrés de la lutte comme moi, une chose importait avant tout
: la lutte.
- Oui, mais pour gagner il faut débattre, il faut avoir
les idées claires...
- Il y avait des tas de choses qui pressaient.
On était dans une spirale activiste, on vivait toujours dans l'urgence…
Il faut dire qu'en tant que militants, on était resté assez peu
nombreux. Ces luttes avaient fait grossir la CNT en nombre de cartes, mais ils
n'avaient pas amené de militants. Il y avait bien des mecs qui arrivaient
du milieu anar parce que " ça vibrait " à la CNT, mais
de véritables militants, il y en avait très, très peu, finalement.
Donc le noyau militant qu'on était devait s'occuper de tout. Et ça,
c'était dur. D'autant qu'on n'était pas très formés.
On était très peu à avoir des connaissances en droit du travail,
et les travailleurs qui venaient nous posaient tout de suite des tas de questions.
Car, en général, tu ne viens pas voir un syndicat quand tout va
bien, tu te décides quand tout va mal. D'autant qu'au début on n'exigeait
même pas qu'ils prennent leur carte. (Ensuite ça a changé,
on leur a demandé de commencer par prendre leur carte, parce qu'ils venaient
demander de l'aide comme si on était financés par l'État
et puis après, ciao ! Mais monter un dossier prudh'ommes, c'est du boulot
!)
- L'idée de l'interprofessionnalisme, ça suppose une discussion,
des contacts entre les métiers. Ça correspondait à quoi,
concrètement, dans la CNT ?
- Il n'y avait pas tellement de contacts
entre les gens. On avait besoin d'aide dans tel ou tel secteur, et voilà,
ça s'arrêtait là. Quand il y avait des réunions, c'était
pour s'occuper des problèmes particuliers des uns ou des autres. Ça
marchait comme ça : les syndicats faisaient ce qu'ils voulaient, souverains,
et puis, tous les mois, il y avait une réunion régionale où
tous les représentants des syndicats venaient et discutaient. Mais on ne
pouvait pas avoir de débat parce que 90 % du temps était bouffé
par les problèmes pratiques. Le papier chiottes qui manque, le balai qu'est
usé, la photocopieuse en panne… (C'est comme dans un couple : à
force de gérer le quotidien, on ne sait plus pourquoi on est ensemble…)
Et une fois qu'on avait répondu à tout ça, on votait vite
fait, bien fait. Et comme les ordres du jour étaient fantaisistes, car
il y avait toujours une urgence liée à l'actualité, le mec
qui venait mandaté par son syndicat sur deux ou trois questions votait
au bout du compte sans avoir consulté son syndicat. Ça se passait
d'une manière très, très amateur… - c'est sans doute souvent
le cas ailleurs aussi, mais avec des gens plus formés, plus costauds, alors
que là il y avait beaucoup de gens qui débarquaient sans expérience
syndicale.
À un moment donné, on a pourtant vu apparaître
des débats du genre : anarchosyndicalime ou syndicalisme révolutionnaire
? En fait, c'étaient les prémices d'une évolution à
laquelle je n'ai pas assisté, puisque j'ai quitté la CNT il y a
cinq ans : les anarchistes étaient de plus en plus mal vus à la
CNT, et parallèlement on voyait entrer des militants venus d'autres horizons,
beaucoup de jeunes aussi…
Les arcanes du pouvoir
Tu pouvais prendre
tous les pouvoirs que tu voulais là-dedans, c'était d'une grande
facilité. D'ailleurs, il y en avait qui s'étaient ramenés
en courant quand ils avaient vu que la CNT grossissait, qu'il y avait un rôle
à prendre qui donne de l'importance. En revanche, on ne se battait pas
pour prendre les postes de responsabilité. Car les postes qui étaient
élus étaient assez ingrats : tu te tapais tout le boulot et en plus
tu devais rendre des comptes… Donc il était plus facile de ne pas être
élu, tout en ayant un rôle important au sein de l'organisation de
façon parallèle.
Moi, je me suis retrouvé un temps responsable
du courrier. C'était galère, on envoyait 500 ou 600 enveloppes aux
syndiqués plus 2 000 enveloppes aux sympathisants. (Il y avait un gâchis
énorme, c'étaient des noms récupérés à
droite à gauche, qu'on abreuvait de littérature cénétiste
parce que c'était gratos. Cette manne des enveloppes CNT fournies par les
PTT, c'était une forme de financement, quoi qu'on en dise…)
Le problème
aussi, c'était que c'était portes ouvertes : à tous les nouveaux
venus qui débarquaient, on ne donnait rien, et ceux qui les accueillaient
n'étaient pas forcément des gens représentatifs. Au début,
c'était différent (j'ai d'ailleurs été un moment secrétaire
régional : quand il y avait un contact, on m'appelait, et je leur donnais
rendez-vous), mais au bout d'un moment on s'est trouvé dépassé.
Ceux qui accueillaient les nouveaux venus rue des Vignoles n'étaient pas
nécessairement des gens élus ou nommés pour représenter
la CNT, c'était le clampin qui se trouvait là, qui avait du temps
libre et pas grand-chose à faire. Du coup, on a vu des individus s'incruster,
ils étaient tout le temps sur place. Et comme ça ils sont devenus
des espèces de permanents qui n'étaient ni nommés ni appointés.
Ils pouvaient dire ce qu'ils voulaient, puisqu'ils n'avaient de comptes à
rendre à personne…
Ça a quand même fait un peu débat.
Alors, à un moment donné, on a fait appel à un objecteur
de conscience, qu'on a bombardé responsable de la CNT pour la Comatec -
une sorte de permanent caché. Mais c'était un étudiant de
20 ans qui s'occupait de travailleurs de 50 ans avec enfants et des tas de problèmes
: il vivait dans un autre monde, c'était un peu irresponsable de notre
part. Et de fait il faisait un peu ce qu'il voulait, car c'est très difficile
de contrôler ce qui se fait, en réalité.
Tout ça
c'est très ambigu, car ces faux permanents, ils ont un pouvoir entre les
mains, puisqu'ils savent beaucoup de choses que les autres ne savent pas, puisqu'ils
peuvent suivre au quotidien ce qui se passe. Quand tu es désigné,
tu as des comptes à rendre ; mais comme ils n'étaient pas désignés,
ils faisaient ce qu'ils voulaient, en fonction de leurs sympathies ou de leurs
antipathies. Et surtout c'étaient des jeunes, parce qu'à partir
d'un certain âge tu es pris par le boulot. Et qui dit jeune dit absence
d'expérience, absence de formation.
Le poids croissant des étudiants
Tous
ces jeunes venaient à la CNT parce que c'était l'endroit où
on luttait (ils ne l'auraient d'ailleurs jamais fait si la Comatec n'avait pas
été médiatique). Pas étonnant : dans le paysage libertaire,
à part la FA où il n'y a que des vieux, il ne restait guère
que la CNT. Elle était devenue à la fois un syndicat, une organisation
politique et un lieu culturel (on organisait des concerts néopunks). Elle
avait bouffé les SCALP, avait vomi sur la FA, elle était devenue
le pôle de référence. Alors les gens arrivaient, arrivaient…
Ces
jeunes ont pris une importance énorme, d'abord parce qu'ils avaient beaucoup
de temps, ensuite parce qu'ils faisaient de l'agitation dans les facs, ce qui
faisait de la pub pour la CNT. Dans le microcosme universitaire, la CNT se retrouvait
tout à coup très haut placée. C'était une vitrine,
un peu comme la Comatec.
Du coup, les quelques débats sur quoi faire
se sont effacés : pour laisser se développer ce qui faisait de la
pub à la CNT, on s'asseyait sur les principes libertaires. Ceux que ça
dérangeait avaient peu de temps disponible et ne savaient pas trop comment
s'y prendre avec des jeunes en effervescence, qui en plus ne se caractérisaient
pas par leur tolérance, qui étaient arrogants comme on peut l'être
quand ça marche, et qui, pour la plupart, n'avaient aucune culture libertaire.
La culture libertaire, ça s'acquiert au contact du milieu, ça te
permet d'intégrer certains principes. Eux, ces principes, ils ne les connaissaient
pas. Certains venaient de l'OCI, par exemple - ils se sont montrés très
forts dans l'organisation du service d'ordre, en revanche… car ils avaient trimballé
leur culture OCI à la CNT.
La question de savoir s'il fallait un service
d'ordre a d'ailleurs été posée, mais elle a été
vite balayée, parce qu'on avait toujours des ennemis partout, soi-disant
- c'est vrai que dans les manifs il y avait toujours la CGT qui nous bastonnait,
ce qui a servi ceux de la CNT qui voulaient devenir militaros. Donc on a eu notre
service d'ordre sans avoir de vrai débat. Et tout de suite il y a eu de
l'entraînement pour avoir un service d'ordre efficace. Les dérives,
ça vient petit à petit, tranquillement, naturellement. Il y en a
qui le voient mais qui laissent faire. Parce qu'il n'y a jamais de débat.
À l'époque de la guerre de Bosnie, sur Paris il y avait entre 600
et 700 adhérents, mais pour discuter il y avait dix personnes dans la salle…
Les
vieux piliers de la CNT étaient tellement contents que ça se développe
qu'ils laissaient tout faire. Ils ne se sont pas aperçus que ça
finissait par les dépasser. Car, même sans vouloir tout contrôler,
il faut quand même un minimum d'organisation. Quand tu vois que la cour
des Vignoles, c'était encore les vieux Espagnols qui la balayaient, et
qu'après les réunions personne ne vidait les gobelets remplis de
mégots… Et aux concerts, les mecs qui venaient se comportaient en simples
consommateurs de musique : ils se défonçaient, ils pissaient sur
les portes des voisins, puis ils se barraient. Et nous on était contents
parce qu'on avait fait du fric… Mais avec les voisins, ça coinçait,
on commençait à nous haïr.
Chacun vivait dans son coin,
finalement. Les jeunes dans leur monde, les autres dans le leur. Au cours de formation
qu'on avait fini par organiser pour tenter de former des militants, il n'y avait
que quelques pelés. Du coup, la fatigue s'est installée chez certains
des plus militants. À l'époque de la Comatec, il y avait un copain
pâtissier qui allait au CNAM le soir après le boulot pour apprendre
le droit du travail. Eh bien il a fini par partir, par fatigue… Arriver à
dégoûter un mec comme ça, c'est une perte énorme !
Le
feu d'artifice de mai 2000
Mai 2000, c'est la continuité de tout
ça. Ce qui s'est passé alors, ça n'a pu avoir lieu que parce
qu'il y avait tout ce laisser-aller. On a fait du spectacle, de l'esbroufe. On
a caressé le grand rêve : devenir une organisation de masse, contrôlée
par des mecs qui " savent ".
Concrètement : quelques individus,
cinq ou six (dont un patron - " un copain "… - qui s'était fait
admettre au syndicat de la communication, où il s'était retrouvé
dans la même section syndicale que ses salariés !…), ont créé
une commission " mai 2000 " complètement autonome, mandatée
par personne, qui a monté un projet mégalomane, en engageant financièrement
la CNT : louer le Zénith et y faire venir quelques artistes vedettes. Au
fond, ils ont fait comme Berlusconi, ils ont fait rêver : on allait devenir
encore plus forts, encore plus grands ! Et comme la CNT ne demandait déjà
plus qu'à rêver… Mais les artistes, ce n'était que du vent
: on a été à deux doigts de prendre une claque financière
monstrueuse, et c'est le Jésus de Robert Hossein qui nous a sauvés…
(Tout ça a été raconté en détail par Antonio
Martin dans un rapport qui a été envoyé à toutes les
sections, mais qui n'a pas fait un rond dans l'eau : apparemment les sections
s'en foutaient, elles continuaient à vivre leur vie…)
Ensuite la commission
a appelé quelques journalistes sympathisants, au Monde notamment, à
qui elle a raconté que la CNT, c'était 10 000 personnes… Mensonge
? " Pas grave, les journalistes sont faits pour être manipulés…
- Et les copains de province, qui ne peuvent pas juger de la réalité
des choses ? - Ça ne fait rien, ça va les stimuler… " Je me
souviens aussi d'une réunion publique d'appel à l'AGECA : il y avait
sur l'estrade une tribune avec une banderole " Un autre futur " et des
drapeaux noir et rouge partout dans la salle. Je me suis senti mal à l'aise,
ça puait l'orga stalinienne.
Au total, mai 2000, ça a été
surtout une grosse manif, qui a fait le plein des libertaires parisiens grâce
à un peu d'agitation médiatique (je me souviens d'" historiques
" qui répétaient sur un mode hystérique : " On
est 5 000 ! On est 5 000 ! "). Puis le soufflé est retombé.
C'est
vrai que sur la question de l'appel aux vedettes, ça a fait débat
quand même : est-ce qu'il était juste de faire appel au vedettariat
? Mais ceux qui n'étaient pas d'accord se sont barrés. En fait,
peu à peu les gens de qualité sont partis. Mais la plupart sans
foutre le bordel. Sans rien dire…
Encore quelques questions
-
Est-ce que la structure syndicale t'a semblé apporter quelque chose de
plus que ce qu'aurait permis une structure informelle de soutien aux luttes ?
-
Non, je ne crois pas. Mais il faut que ceux qui se battent acceptent une structure
informelle. Or, à l'époque, ceux de la Comatec voulaient être
protégés.
- Les statuts, est-ce que ce n'était pas un
obstacle à des pratiques plus spontanément démocratiques
?
- C'était un double obstacle. C'était un carcan très
rigide, qui t'interdisait à la fois de faire des trucs spontanés,
larges, avec des gens de tous bords, mais aussi de faire du syndicalisme à
la manière des syndicats traditionnels. Ces statuts étaient un héritage
de la CGT-SR, de la CNT d'après-guerre, et un peu aussi de la CGT espagnole
; ils voulaient peut-être dire quelque chose dans les années 1950,
quand la CNT française avait un peu d'importance, qu'elle était
implantée chez Renault, dans le bâtiment, dans le textile, qu'elle
était présente dans les Bourses du travail, en banlieue… Mais quand
les anars purs et durs y ont pris le pouvoir, ils ont fait régresser le
travail syndical. L'histoire ne fait que se répéter, finalement.
-
La chute du Mur, ça a pesé dans l'évolution de la CNT, à
ton avis ?
- Oui, ça a joué un rôle. Le communisme qui
passe à la trappe, la CGT qui commence à avoir de gros problèmes…
du coup, la CNT allait être l'avenir du monde ! Il y a des mecs qui rêvaient
tout haut d'être la nouvelle CGT. Moi, j'étais trop vieux pour croire
à des lendemains qui chantent, mais tous ces jeunes, ils y croyaient, ou
tout au moins ils jouaient à y croire. Et les vieux qui ne pouvaient pas
y croire, ils faisaient semblant, parce que tout ça, c'était bon
Oui, ça a joué un rôle. Le communisme qui passe à la
trappe, la CGT qui commence à avoir de gros problèmes… du coup,
la CNT allait être l'avenir du monde ! Il y a des mecs qui rêvaient
tout haut d'être la nouvelle CGT. Moi, j'étais trop vieux pour croire
à des lendemains qui chantent, mais tous ces jeunes, ils y croyaient, ou
tout au moins ils jouaient à y croire. Et les vieux qui ne pouvaient pas
y croire, ils faisaient semblant, parce que tout ça, c'était bon
pour la CNT. De ce point de vue, il n'y a rien de pire que les fils d'Espagnols
héritiers de la CNT : la CNT, pour eux, c'était la nourrice, c'était
Dieu… Pour la voir grandir, ils étaient prêts à toutes les
magouilles...
- Quelle différence vois-tu entre la CNT et SUD ?
-
La grande différence, c'est que SUD, ce n'est que des militants syndicaux,
puisque SUD s'est monté avec des ex-CFDT. À la CNT, il n'y avait
quasiment pas de militants ayant déjà une pratique d'entreprise.
Et puis SUD ne cherchait pas à monter un syndicat révolutionnaire
prêt à casser la baraque. S'ils ont créé un nouveau
syndicat, c'est parce qu'ils y ont été contraints.
- Peut-on
parler de projet de société dans la CNT ?
- Le projet de société,
il est là depuis 1936 ! La grande épopée ! C'est bien le
problème de la CNT, d'ailleurs, de vivre sur le mythe de 1936 (pour les
jeunes, Durutti c'est quelque chose !). Ça fausse beaucoup de choses :
pas besoin de se poser des questions puisque tout a été fait, tout
a été écrit en 1936… L'avantage, en revanche, c'est qu'il
peut y avoir des militants politiques au sein de la CNT. Au départ, ceux
qui rentraient à la CNT cherchaient à faire de l'activité
politique, c'étaient souvent des orphelins d'autres organisations libertaires.
La CNT n'est donc ni un syndicat ni une organisation politique, c'est un truc
bâtard. Où tu pouvais rentrer comme tu voulais. Et où chacun
amenait ce qu'il voulait. Une grande auberge espagnole…
- Quel rôle a
joué la CNT en 1995 ?
- Dans le mouvement de 1995, je ne me rappelle
pas que la CNT ait fait autre chose que d'apparaître. On avait une grande
force de mobilisation : partout où ça bougeait, on était
capable d'y être. Le mouvement, lui, a rajouté une pelletée
d'espoir et d'illusion, mais il n'y avait pas plus de discussions pour autant.
BERNARD
(CNT-F, Paris) *
* Interview enregistrée en mai 2005
J'ai
commencé ma vie syndicale à la CGT, alors que j'étais dans
le privé : j'ai monté un syndicat, où on était quinze
et où on fonctionnait d'une manière qu'on pourrait dire libertaire.
Ensuite je suis rentré à EDF, en 1975, et j'ai eu un mandat CGT
pendant deux ans. Mais en 1977 j'ai déchiré ma carte pour protester
contre leurs pratiques. Puis je suis resté assez longtemps non syndiqué,
tout en faisant des actions : à deux ou trois, on a fait de l'affichage
antinucléaire au sein d'EDF, on a amené les gens à venir
dans les agences pour se faire rembourser leurs factures - c'était assez
rigolo, et bien sûr on avait les syndicats contre nous. Un seul syndicat
s'est raccroché à ce qu'on faisait : la CFDT - c'était l'époque
où elle avait encore des positions pas trop franches par rapport au nucléaire.
Alors, pour amplifier la chose, on a adhéré à la CFDT et,
au bout de quinze jours, de cinq pékins on est passé à trente
sur les cinquante du service ! Et on a obtenu pratiquement tout ce qu'on voulait.
Ensuite, la CGT a fait des tracts pour s'attribuer la victoire… la tactique habituelle,
quoi. Plus tard, la CFDT nous a fait des petits dans le dos, et tout le monde
a rendu sa carte.
De1979 à 1986, je suis resté non syndiqué.
J'étais dans la mouvance libertaire et j'ai participé à différentes
actions, notamment à la lutte contre les centrales de Malville et de Plogoff
- en tant qu'agent EDF, ce n'était pas très bien vu. Et puis est
arrivé un moment où j'ai pensé qu'il fallait essayer de remonter
un syndicat. Je connaissais la CNT par ce que j'avais lu, sans rien savoir de
son existence en France. Mais des copains m'ont mis en contact avec elle, et j'y
ai rencontré quelqu'un d'EDF. C'est comme ça qu'on a monté
CNT Énergie. Mais on n'était que deux. Puis un gars de la CFDT est
passé chez nous, donc nous voilà trois ! On a commencé à
faire des actions contre le nucléaire. On a fait une superbe banderole
" Des hommes au service des hommes ", avec des squelettes, des têtes
de mort… et on a commencé à défiler, à faire pas mal
de manifs, la banderole est allée en Italie, en Espagne… La CNT a commencé
ainsi à se montrer dans le mouvement antinucléaire. Mais on n'en
est pas resté là ! Même si le syndicat CNT Énergie
n'a jamais grossi énormément : dix personnes au maximum, qui avec
le temps ont fini par se disperser. Il faut dire que dans le statut d'EDF tout
est bien bouclé pour éviter que des petits syndicats, surtout des
affreux antinucléaires, ne se développent. Sans parler des menaces
physiques.
Pour grossir, il faudrait que l'on se présente aux élections,
et ça on ne le fait pas. Parce qu'on se retrouverait dans un système
consultatif, et si c'est pour devenir le faire-valoir de la direction, aucun intérêt
! Le CHSCT, c'est le seul endroit où l'on peut faire un peu avancer les
choses au sein de la boîte. À EDF, les permanents syndicaux, ils
sont bien installés dans leurs charentaises, ça se passe très
bien pour eux : quand ils appellent à la grève, eux ne sont pas
grévistes, ils sont payés ; et puis ils touchent des subventions
importantes, tous leurs frais sont remboursés… - c'est comme ça
qu'il y en a certains qui se font simplement acheter. Pas facile ensuite pour
négocier !
- Le problème de protéger des syndiqués
en leur donnant un mandat de délégué, ça ne se pose
pas à EDF ?
- Non, pas vraiment (c'est vrai que ça risque peut-être
de changer, puisqu'on vient de passer en société anonyme…). Moi,
je pense qu'il faut que les gens se prennent en charge eux-mêmes. Qu'il
y ait une structure syndicale pour assurer le soutien juridique, pour connaître
le statut aussi, savoir ce qu'il est possible de faire ou pas, pourquoi pas ?
Mais après il faut pouvoir tout se permettre (sauf mettre en danger d'autres
personnes, bien sûr). Pas s'inquiéter de savoir si ça va faire
plaisir aux patrons, comme font toujours les grosses organisations syndicales.
Et jusqu'à présent on a toujours réussi à dire ce
qu'on avait à dire, à se battre… Je peux le dire parce que j'ai
participé à des actions assez dures au sein de la boîte. La
seule chose, c'est que, question avancement, c'est complètement exclu.
Alors que les permanents syndicaux, de quelque syndicat qu'ils soient, à
EDF ils les ont, leurs avancements - là on peut parler de protection, oui
! Le service du personnel a mis au point pour eux un système d'homologation
: sur la base d'un panel de gens entrés en même temps que toi et
faisant à peu près le même style de travail, ils établissent
ton profil en sélectionnant ceux qui montent le mieux dans l'entreprise.
Ce qui fait que tu peux te retrouver cadre en faisant simplement le syndicaliste…
Certains sont permanents syndicaux à vie, ils seraient bien emmerdés
s'il fallait qu'ils retournent gratter ! Du coup c'est des gens qui ne bougent
absolument pas. On l'a bien vu au mois de juin l'année dernière
: les simples agents EDF se sont battus contre la privatisation alors que les
fédéraux CGT avaient déjà entériné tout
le truc, puisqu'ils avaient déjà négocié le CE de
l'entreprise en échange de la vente d'EDF… Ils ont fait des trucs absolument
monstrueux : là où les postes électriques ont été
occupés, notamment celui de Saint-Ouen - un poste très important
puisque c'est de là qu'arrive l'électricité pour les trois
quarts de Paris - et où il y a eu des coupures (certaines étaient
ciblées sur des entreprises dont on savait qu'elles avaient fait des licenciements
un peu abusifs), eh bien, les fédéraux, au bout d'un mois de grève,
sont venus dire qu'il fallait arrêter le mouvement, et qu'il y aurait des
sanctions qui seraient prises mais qu'ils allaient arranger cela ! Alors les gars
qui occupaient le poste (ils étaient environ 70), ils ont piqué
une très grosse colère, ils ont arraché tous les drapeaux,
les autocollants, ils ont pris les fédéraux et ils les ont menés
à la sortie du poste par la peau du cul, ils leur ont craché dessus
! Ça a été vraiment violent, alors que majoritairement les
occupants du poste étaient CGT, on n'était que cinq ou six à
ne pas être de la cahute ! Et bizarrement, une demi-heure après,
les gardes mobiles sont intervenus, et puis les huissiers pour prendre les noms
des gens, etc. Plus tard j'ai appris par un permanent CGT qu'en fait les fédéraux
avaient bien manœuvré, puisque c'est eux qui avaient proposé les
sanctions à la direction, qui avaient magouillé le truc !
-
À EDF, comment ça se passe en termes de reconnaissance, de représentativité
de la part de l'adversaire - de l'État, de l'entreprise et aussi des autres
syndicats ? Y a-t-il une forme de reconnaissance ?
- Le syndicat de l'Énergie
a déposé ses statuts à la préfecture, comme il se
doit. Mais on ne participe pas aux élections. C'est individuel : on fait
de l'affichage chacun de notre côté, quelques diffs de tracts. Avec
les autres syndicats, pour ma part ça ne se passe pas trop mal. Quant à
la direction, ils ne me reconnaissent pas… Enfin si, ils me reconnaissent en tant
que CNT, puisque je fais de l'affichage CNT. Et je sais que lorsqu'il y a des
occupations d'immeubles, mon directeur de centre me fait convoquer par son adjoint
pour me demander si j'y suis pour quelque chose…
- En quoi le fait d'être
à la CNT ou d'avoir constitué un syndicat CNT à EDF te donne
plus de moyens que quand tu étais simplement dans la mouvance libertaire
?
- Actuellement cela ne me donne aucun moyen, ça ne me donne rien du
tout. Pour moi il s'agissait surtout d'avoir une affiliation à d'autres
personnes qui allaient à peu près dans le même sens que moi,
dans un sens autogestionnaire. Et en distribuant des tracts CNT, j'ai rencontré
pas mal de gens au sein de l'entreprise qui avaient des idées proches des
miennes. Ça permettait d'avoir des informations, sur le nucléaire
entre autres, par le biais de gens proches de la mouvance libertaire, qui trouvaient
que " la CNT c'est bien, mais c'est risqué " et préféraient
rester à la CGT ou à la CFDT, car là il y a un grand parapluie
pour protéger des intempéries !
- Et, sur un plan concret, qu'est-ce
qui fait la différence entre la CNT et SUD à EDF ?
- Bizarrement,
SUD a pu se développer au sein d'EDF parce qu'il n'a pas d'affichage politique…
Ils ne mettent pas du tout en avant l'idée d'autogestion, par exemple,
puisqu'ils ont le même fonctionnement que les autres syndicats : ils ont
un système pyramidal avec des gens qui sont là, qui ont jeté
l'ancre… Ils ont peut-être des charentaises moins grosses que les autres,
mais ce sont tout de même des charentaises. Ce sont des déçus
de la CFDT et de la CGT…
- Le fait de ne pas se présenter aux élections,
ça ne vous pose pas de problèmes de lisibilité ?
- Là,
c'est vrai, ce sont nos contradictions. Car à partir du moment où
on ne se présente pas aux élections, peu de gens savent qu'on existe,
ce qui fait aussi qu'on ne se développe pas, et c'est un handicap. Se présenter
aux élections, ça permettrait peut-être de se compter, mais
c'est aussi revenir dans le système…
- N'est-ce pas plus intéressant
de se compter dans la lutte ?
- Si. D'ailleurs, en 1998, dans mon centre EDF,
il y a eu une lutte : on était, quoi, 600 et quelques agents, et on avait
appris que 500 d'entre nous allaient disparaître. J'ai fait quelques interventions,
certains étaient d'accord avec moi, on a pris des initiatives, mais c'est
retombé aussi vite que c'est venu ! J'ai participé aux négociations
en tant qu'agent EDF, puisque la direction ne voulait pas m'accepter en tant que
CNT.
- On entend souvent dire, chez les syndicalistes révolutionnaires
notamment : " Les luttes, c'est bien, mais, ce qui compte, c'est l'existence
du syndicat, parce qu'il peut agir entre une lutte et l'autre. " Or le syndicalisme
que tu pratiques semble prendre son sens par rapport à la lutte, pas par
rapport à ce qui se fait entre une lutte et l'autre.
- Actuellement,
vu qu'à CNT Énergie on est trois pelés, et chacun sur un
site différent de banlieue ou de province, on ne peut guère faire
autre chose qu'appeler à la résistance et à la lutte. Mais
les luttes sont malheureusement sporadiques… Dans mon service, j'ai lancé
une petite bagarre pour empêcher que cinq postes disparaissent. Il y a des
syndiqués et des non- syndiqués qui se bagarrent avec moi, mais
malheureusement ce sont des gens qui ne viendront pas à la CNT, parce que
leur manière de penser n'a rien à voir avec l'anarcho-syndicalisme
- et je ne verrais moi-même pas trop ce qu'ils viendraient y faire !
-
Concrètement, qu'est-ce que c'est, " l'anarcho-syndicalisme ",
pour toi ? À EDF d'abord, et plus généralement dans la société.
-
C'est arriver au communisme libertaire, par un changement de société.
Par l'éducation, par la prise en main directe des entreprises, l'autogestion,
pour arriver à supprimer tout ce système basé sur le pognon.
À EDF, concrètement, c'est par exemple ce que font des copains d'un
syndicat CGT en banlieue parisienne, avec qui on travaille de concert : ils vont
faire nuitamment du rétablissement de courant pour les mal logés,
pour les squats. Et ils ne marchent absolument pas dans le sens de leur fédération
ni de la direction de l'entreprise puisqu'ils sont contre les compromis et pratiquent
plutôt l'action directe - et ça depuis longtemps. C'est eux, notamment,
qui ont fait quelques coupures sauvages chez des gens connus, et ces actions ont
été récupérées par la CGT - même si,
au départ, ce n'était pas vraiment ce que voulait faire la fédération…
(Avec les dernières grèves, la CGT s'est mise à suggérer
ce genre de choses, comme quoi le vent parfois tourne !) Il y a des anarcho-syndicalistes
dans l'esprit qui ont fait bouger les choses au sein de la fédération.
Ce sont des petits grains de sable dans les mécanismes syndicaux, ou des
entreprises, qui peuvent aider à une prise de conscience et permettre de
faire certaines choses.
- Est-ce que tu as l'impression que la CNT, telle qu'elle
est aujourd'hui, fait un travail de type interpro ? Est-ce qu'il y a des formes
d'entraide entre secteurs ?
- Oui. Il y a eu des discussions interprofessionnelles.
Et au moment des distributions de tracts, il y a eu pas mal de copains de la Poste
qui sont venus donner des coups de main. Nous, on y est allé aussi quand
on pouvait… Les discussions interpro, à vrai dire, je ne sais pas si on
se donne vraiment les moyens de les faire. Il n'y a pas grand monde, à
ces discussions… Je dois aussi reconnaître qu'au niveau d'EDF, la CNT ne
m'apporte pas spécialement quelque chose. Mais je pense qu'il faut qu'il
y ait des libertaires qui restent au sein de la CNT pour qu'il n'y ait pas trop
de dérives… Et puis je tiens à l'émission de radio à
laquelle je participe : elle me permet d'ouvrir les débats un peu sur l'extérieur,
d'être en contact avec plus de gens, parce qu'on a pas mal de retours téléphoniques
sur nos émissions. La voie des ondes - vu qu'au syndicat Énergie
nous sommes petits - ça permet aussi de faire avancer les choses.
-
Et l'étiquette CNT, le fait de faire partie d'un syndicat révolutionnaire,
ça donne du sens à ton action ?
- Ça donne du sens parce
que le but, à mes yeux, c'est malgré tout d'arriver au communisme
libertaire. La radio, justement, ça permet de balancer des idées
un peu plus loin que le monde restreint où je vis. Actuellement, la CNT
ne m'aide pas spécialement dans ma démarche syndicale, mais elle
permet quand même aux gens de mon entourage, dans mon entreprise, de me
situer dans le monde syndical. D'ailleurs, c'est marrant, les gens de la CFDT
ou de la CGT viennent me draguer régulièrement : ils voudraient
que je fasse partie de la commission machin, que je siège pour eux dans
tel truc… Mais moi, je leur dis que je ne pourrai plus jamais m'affilier à
des fédérations qui sont à la botte du patronat…
- Et
que penses-tu du fonctionnement de la CNT ?
- Ce qui ne me plaît pas,
c'est le côté un peu paramilitaire de nos sorties en manifestation,
ça me gêne un peu. Ça a été l'occasion de prises
de gueule dans des unions régionales. Et la position anti-anarchiste d'une
bonne partie de la CNT, pour moi ça coince passablement. Je sens une volonté
d'effacer le côté anar, qui pourtant est la base de la CNT, et ça,
ça fait partie des choses qui ne me vont pas du tout ! Ce qui me va bien,
c'est qu'il y a eu des choses très intéressantes qui se sont faites,
notamment les projections de films avec débats : ça permet de drainer
des gens qui ne connaissent pas trop la CNT, d'élargir un peu le milieu
qui la fréquente - je trouve que la CNT vit par moments un peu trop en
autarcie. Il pourrait y avoir des choses plus festives, je pense à des
galas, des trucs comme cela, ça permettrait que des gens viennent nous
voir, pas spécialement pour ce qu'on est en tant que syndicat, mais pour
discuter (c'étaient des choses que faisait la Fédération
anarchiste à une certaine époque). Ça permettrait aussi d'élargir
notre champ de discussion, d'exposer notre point de vue, comment on voit une société
différente…
- Et à la CNT Énergie, où est-ce que
vous en êtes de la réflexion sur ce qui touche au service public,
aux coupures de courant chez les pauvres... ?
- On en est au point zéro.
Parce qu'on était jusqu'à présent plus dans l'action directe
que dans une réflexion. La réflexion sur la société,
c'est important : c'est un manque ! Il faudrait d'ailleurs qu'on participe à
des réunions avec du public pour voir ce qu'il en est.
NADINE
et JIPE (CNT-AIT Pau) *
* Interview enregistrée en
juillet 2005
Jipé : Je suis entré à la CNT en 1991.
Quand j'étais lycéen, j'avais monté un comité anarchiste
indépendant à Orthez. J'ai adhéré à la CNT
pour plusieurs raisons : d'abord parce que l'anarchisme, en dehors d'une dimension
sociale, ça ne m'intéressait pas ; ensuite parce que je voyais dans
la CNT la possibilité de faire des choses qu'on ne faisait pas dans les
autres syndicats.
Nadine : Je suis entrée à la CNT en 2000. Moi
aussi, j'avais l'impression que l'anarchisme, en tant que théorie très
abstraite, c'est séduisant par certains côtés, mais ça
n'est pas très efficace, et je voulais - même si je dois lutter contre
certaines tendances individualistes - faire quelque chose et m'engager dans un
syndicalisme qui agit et qui lutte.
Jipé : Au départ, avec les
deux copains avec qui j'ai fondé le syndicat, notre objectif était
de faire une organisation qui soit un outil pour permettre aux gens de s'autogérer
dans la lutte. Parce qu'à travers la lutte, on veut favoriser un mouvement
anticapitaliste, radical et anti-autoritaire. Et, à partir de là,
développer une organisation qui peut aller plus loin et être utile
aussi dans une période prérévolutionnaire. Pour nous, la
CNT ça a toujours été à la fois le moyen de développer
des thèses révolutionnaires et une organisation à mettre
au service des luttes. De façon à ce que, lorsque les gens se mettent
à se battre, ils soient en situation de décider de ce qu'ils vont
faire ; que lorsqu'ils veulent arrêter la lutte, ce soit vraiment leur décision
; que lorsqu'il y a des négociations, ce soient eux qui décident.
En milieu étudiant
Je me suis rendu compte que dans les
luttes locales on arrivait à certains résultats. À la fac,
c'était assez facile : dans tous les mouvements étudiants, on a
fonctionné en AG, avec des délégués élus, mandatés
et révocables. Or, une fois qu'ils font l'expérience de l'autogestion
dans la lutte, il y en a qui se disent : pourquoi pas l'autogestion dans la société
?
Ceux qui sont arrivés à la CNT n'étaient pas seulement
du genre de ceux qu'on voit habituellement dans les milieux anars. Sur la quarantaine
de personnes qui se sont retrouvées dans la CNT à la fac, il y en
a beaucoup qui sont encore à la CNT aujourd'hui. Et l'objectif, pour moi,
c'est quand même d'avoir une organisation qui puisse intégrer des
gens qui ne sont pas forcément, au départ, attirés par les
idées anarchistes. C'est d'arriver à faire en sorte que les gens
se réapproprient les pratiques et les idées anarchistes, qu'ils
le fassent parce que, dans la pratique, ça les intéresse. À
Pau, on a donc toujours essayé de développer ces pratiques de lutte.
Ensuite, par la propagande générale on peut faire avancer les idées…
Mais
pour cela il faut avoir acquis de la crédibilité. À la fac
de Pau, on était le plus gros syndicat étudiant. Et dans les grèves,
c'étaient les pratiques proposées par la CNT qui fonctionnaient.
Donc les gens avaient confiance en nous. Et quand on se trouve dans cette position-là,
on n'est plus les petits rigolos ou les utopistes doux rêveurs qui avancent
des idées révolutionnaires. On est ceux qui ont donné de
bons conseils dans la lutte, ceux aussi qui n'ont pas magouillé, qui ont
dénoncé les magouilles des syndicats étudiants…
Concrètement,
en 1995, il y a eu un important mouvement à la fac de Pau. Cette fac manquait
énormément de profs, de IATOS et de moyens pour fonctionner. En
février-mars, on a fait onze semaines de grève, sans obtenir grand-chose
: la faculté de Pau s'est retrouvée isolée. On a donc décidé
d'arrêter et de repartir quand il y aurait un mouvement plus général.
Et c'est reparti en octobre-novembre, avec six semaines de grève. On a
alors vu des AG où participaient entre 600 et 2 000 personnes, et on a
compté jusqu'à 11 000 étudiants mobilisés sur les
13 000 inscrits. Le président de l'université a été
séquestré, on nous a envoyé un médiateur, et on a
réussi à décrocher pas mal de nouveaux postes de profs. Juste
après, il y a eu le mouvement de décembre 1995. On a noué
des contacts avec des postiers, des cheminots. Et nous, les étudiants,
on est allé occuper les centres de tri, la gare…
Les gens se sont radicalisés
par des pratiques. Au départ, les étudiants palois étaient
aussi " gentils " qu'ailleurs, ils n'étaient pas prêts
a priori à aller séquestrer un président d'université
ou à occuper les centres de tri jusqu'à l'arrivée des flics.
C'est quelque chose qui s'est fait parce que, petit à petit, dans la lutte,
ils se sont rendu compte qu'en défilant simplement, ils n'arrivaient à
rien.
Ces luttes étudiantes nous ont permis d'avoir une section étudiante
importante. Ceux qui venaient vers nous ne le faisaient pas forcément,
au départ, sur des bases idéologiques. Ce qui fait qu'on a été
obligés, dans le syndicat, de faire beaucoup sur ce plan : on a organisé
pas mal de débats internes sur les thèmes classiques de l'anarchisme.
Car les gens qui arrivaient là se posaient des questions : la CNT était
connotée, on affichait clairement qu'on était un mouvement anarcho-syndicaliste,
il fallait expliquer pourquoi, notamment, on ne participerait pas aux élections
(alors que la participation nous aurait facilité les choses : pour obtenir
un local, nous avons été obligés d'occuper le bureau du président
de l'université, par exemple).
Dans le monde de la précarité
Dans
le mouvement de 1995, il y a des solidarités qui se sont créées
à la base. La CNT a commencé à être connue au-delà
du milieu étudiant. Et comme on avait un ou deux copains qui étaient
précaires, on a décidé de développer un travail sur
la précarité.
En fait, dès 1993, le syndicat de Pau avait
proposé à l'ensemble de la CNT de promouvoir les syndicats intercorporatistes.
Pour une raison bien simple : au nombre qu'on est dans un endroit, faire un syndicat
étudiant, un syndicat éducation, un syndicat chômeur, ça
revient à se retrouver isolés les uns des autres. Ce n'est pas rationnel.
En plus, dans notre conception, le syndicalisme doit servir à développer
des liens qui permettent à un moment donné de devenir un pôle
anticapitaliste radical et révolutionnaire. Ce qui ne peut pas se faire
si on laisse les gens cloisonnés dans des corporations. La dérive
corporatiste, c'est quand même un des dangers importants de l'action syndicale.
Les
étudiants membres de la CNT se sont donc mis à aider d'autres membres
à faire un travail sur la précarité. Ce travail a débouché
lors du mouvement de précaires d'ampleur nationale de 1997-98. Sur Pau,
ça a été aussi notre première confrontation avec les
syndicats. Car jusque-là, à la fac, on avait eu affaire à
des syndicalistes qui étaient plutôt des politiques et qui s'y prenaient
comme des manches : ils essayaient de manipuler, et d'une façon très
grossière. Cette fois-là, on a eu affaire à la CGT chômeurs
et à AC! À Pau, AC!, c'était un petit groupe qui comptait
une seule précaire (tous les autres étaient des représentants
des syndicats, plus un gaucho qui ensuite a monté ATTAC). Le groupe CGT
chômeurs, lui, existait depuis un moment, mais n'était pas très
important ; il avait bien essayé de faire quelque chose, mais l'estampille
CGT ne lui permettait pas d'attirer grand monde - et sur le terrain, on ne le
voyait pas beaucoup, alors que nous, en 1997, cela faisait quand même deux
ou trois ans que, toutes les semaines, on distribuait des tracts devant les ANPE.
En décembre 1997 ou janvier 1998, donc, alors que le mouvement de chômeurs
commençait à se développer, on a appelé à un
rassemblement devant une ANPE, où on s'est retrouvé avec une soixantaine
de personnes. Ces personnes ont été à la base d'un groupe
qui a fonctionné avec les mêmes méthodes qu'à la fac
et que volontairement, d'emblée, on n'a pas affiché CNT.
Car
on ne recherche pas forcément à s'afficher : à partir du
moment où il y a des assemblées générales qui se développent,
qui sont souveraines, on participe aux AG, quitte à mettre les sigles CNT
de côté. La CNT, on la conçoit comme un outil pour permettre
aux AG de se développer. À Pau, on n'a jamais développé
de stratégie visant à s'afficher à tout prix dans les grèves.
En milieu étudiant, on avait affaire à des gens très méfiants,
qui avaient peur de se faire magouiller, alors on a dit: " C'est simple,
on va retirer les sigles, comme ça, pas de problème : les gens ne
parlent pas au nom de leur syndicat, ils parlent au nom de l'AG ou en leur nom
propre. " Pareil pour la lutte des chômeurs. Plutôt que de faire
comme la CGT, on a dit : " Venez à un rassemblement, il faut qu'on
s'organise pour construire un mouvement de chômeurs indépendant.
" Et si les gens sont restés, je crois aussi que c'est parce qu'ils
avaient la maîtrise de la chose, qu'ils sentaient que ça n'était
pas fait pour permettre à une organisation de se faire de la publicité.
On a ainsi développé un mouvement social sur la précarité
qui a duré un bon moment. À partir d'assemblées générales,
il s'est mis en place un certain nombre d'actions. Les gens se retrouvaient tous
les jours. Cela ressemblait à un mouvement de grève, même
si les gens étaient au chômage ; c'était assez activiste.
On faisait beaucoup d'actions pour qu'on en parle, comme cela se faisait un peu
partout en France. On se retrouvait pour des occupations : du Crédit lyonnais,
de la chambre de commerce et d'industrie, de la gare, de la DDT (là, c'était
intéressant car on a réussi à négocier, vu qu'ils
avaient débloqué des fonds au niveau régional, et on a obtenu
des sous pour ceux qui participaient), de l'EDF aussi, où on a eu droit
à une grosse manipulation de la CGT… Et des manifestations devant les supermarchés
pour récupérer de la bouffe.
Mais là on s'est trouvé
confronté à une difficulté qu'on avait déjà
rencontrée à l'université et qu'on retrouvera dans le secteur
de l'éducation : il est très difficile, par une action locale, de
gagner quelque chose sur un problème général. D'abord on
n'a pas rassemblé suffisamment de gens pour mener un rapport de forces,
pour amener une radicalité plus forte (on s'est fait secouer par les flics
une ou deux fois parce qu'on n'était pas assez nombreux). Ensuite, il a
manqué une articulation avec un mouvement national qui aurait fonctionné
correctement.
- La structure nationale de la CNT n'a pas pu servir de support
?
- Il y a bien eu quelques contacts de pris entre syndicats, mais son nombre
d'implantations ne permet pas à la CNT, à l'heure actuelle, de construire
une coordination au niveau national à elle toute seule. Et les autres contacts
sérieux, on les a eus trop tard - la coordination des collectifs autonomes
s'est montée alors que le mouvement de chômeurs était en train
de se casser la gueule, et nous, on en a entendu parler très tard, quand
on n'était plus dans une logique de dynamique…
À travers ces
luttes de chômeurs on a eu de nouveaux contacts, des précaires sont
arrivés à la CNT. On a voulu remettre en place un comité
précaire, indépendant de la CNT, qui fonctionne sur des AG souveraines,
refus de la cogestion… et où pourraient se retrouver plus largement des
individus méfiants vis-à-vis des syndicats - dans la précarité
on en trouve pas mal, des gens qui se sont retrouvés lourdés de
leur boîte et qui se méfient des syndicats (de tous les syndicats,
d'ailleurs : c'en est un qui a fait la magouille, mais c'est tous qui sont discrédités…).
- Quel serait le ciment de ce collectif de précaires indépendant
?
- Se retrouver entre précaires qui veulent se battre, qui veulent
développer des liens de solidarité, pour faire pression sur l'ANPE
lorsqu'elle cherche des poux à l'un, obtenir plus facilement des aides
quand on se retrouve dans la panade, et essayer de développer toutes les
revendications qui s'imposent. Mais après la mobilisation de 1998, on s'est
aussi rendu compte des difficultés. Depuis, on a toujours continué
à faire un travail sur la précarité, mais on n'a plus réussi
à avoir une mobilisation importante. (Seul fonctionne un comité
de précaires de l'Éducation nationale.) Et on a des difficultés
à maintenir les contacts. On constate d'ailleurs que tous les gens qui
essaient d'agir sur le terrain de la précarité ont des difficultés
: AC ! s'est cassé la gueule et la CGT chômeurs, c'est deux ou trois
personnes qu'ils ressortent quand ils en ont besoin.
Récemment, l'AIT
a lancé une campagne internationale sur la précarité, et
on a eu peu de monde aux réunions publiques et aux manifestations qu'on
a organisées dans les principales villes de la région. On n'a pas
eu beaucoup d'écho. Alors, un pôle radical chez les précaires,
on n'en n'est pas là.
Entre-temps, à la fac, il y a eu un recul.
On n'a plus connu de mobilisation importante après 1998, car le président
de l'université a choisi une stratégie très habile : dès
qu'on demandait quelque chose, en moins de temps qu'il en faut pour faire une
assemblée générale, on l'obtenait. De plus, il n'y avait
pas de mouvement national, parce que Bayrou achetait sa réforme, achetait
les syndicats étudiants au niveau national (et il les a bien eus…). Du
coup, les nouveaux venus à la fac ne sentaient plus qu'il fallait se mobiliser
pour gagner. La combativité qu'on avait gagnée dans les grèves
de 1995 ne s'est pas transmise aux jeunes générations. La génération
qui avait fait les grèves de 1995 avait obtenu 100 postes de profs, 50
de IATOS, un million de francs pour faire les réparations, des contrats
État-région pour développer des bâtiments… Pour eux,
" la lutte paie ", ça avait un sens concret, donc ils ne se faisaient
pas prier pour faire une assemblée générale - d'ailleurs
les étudiants d'alors se sont réapproprié ces pratiques sans
avoir besoin de la CNT […]. Cette génération-là était
très motivée, mais la suivante n'a pas fait la même expérience.
Du coup, à la fac, la section s'est retrouvée très faible,
ava,nt de repartir. La CNT se développe dans les grèves, c'est logique
(celles de 1995 ont d'ailleurs permis de développer la CNT à Bayonne
et de relancer celle des Landes).
Dans l'éducation nationale
En
revanche, certains des étudiants CNT de 1995 sont devenus profs, donc on
a commencé à faire du travail dans l'éducation, à
partir de 1998-99. Au départ, dans nos établissements respectifs,
on s'est retrouvés complètement marginalisés. Pas seulement
par les appareils syndicaux, par les gens aussi - l'éducation, ce n'est
pas le milieu le plus révolutionnaire que je connaisse.
Nadine : Le
problème, c'est qu'on n'apparaissait pas ensemble, mais chacun dans son
établissement. Dans les discussions avec les collègues, à
travers les heures syndicales. Ma pratique, jusqu'au mouvement de 2003, ç'a
été de placer, quand je le pouvais, ce que pense la CNT sur tel
ou tel problème. En attendant le déclenchement d'un mouvement de
lutte où l'on pourrait apparaître plus organisés et proposer
un fonctionnement et une pratique.
ipé : La difficulté, dans
l'Éducation nationale, c'est effectivement la dispersion. Dans un département
comme le nôtre, notamment, où ce sont souvent de petits établissements.
Le problème devient alors comment toucher les gens. La force d'un syndicat
comme le SNES, c'est le clientélisme (c'est le meilleur fournisseur de
services pour les mutations). En plus, ces syndicats, même s'ils n'ont pas
beaucoup de militants, quand ils font passer une information, ils ont un relais
dans chaque établissement : ça va être affiché partout.
Mais nous qui sommes présents dans deux ou trois établissements
du département, comment est-ce qu'on peut appeler à la grève
? On s'est donc servi des manifs pour faire connaître nos idées,
avec des tracts qu'on affichait ensuite dans nos établissements. Mais il
y a beaucoup de gens qu'on ne touche pas.
L'autre gros problème auquel
on est confronté dans l'Éducation nationale, c'est le fait que les
gens ont intégré le fonctionnement cogestionnaire. Dès qu'il
y a un problème concret, la première chose qui vient à l'esprit
de la majorité des collègues, c'est de faire une motion au conseil
d'administration. Les plus mobilisables se retrouvent ainsi au CA, où ils
passent leur temps à protester. Ils ne choisissent la lutte qu'en ultime
recours. Et on est dans la commedia dell'arte… Il y a par exemple des CA qui ont
décidé de refuser de prendre des CES, mais ensuite ils l'ont fait
quand même, sous la contrainte de la misère. Pareil pour les assistants
d'éducation en 2003. On fait semblant de se mobiliser, en réalité.
Exactement comme dans un village quand la poste ferme : les gens disent : "
Que fait la mairie ? ", le conseil municipal fait alors une lettre de protestation,
et la poste ferme quand même... Du coup les plus motivés sont écœurés
et se disent : on n'arrive jamais à rien… C'est problématique quand
même, surtout pour la CNT qui ne fonctionne que par la lutte.
- Avez-vous
réussi à enrayer un peu cette logique-là ?
Jipé
: Oui, lors du mouvement de 2003. Des gens ont été touchés
par ce qu'on disait. Petit à petit, on a vu un noyau de sympathisants se
former autour de nous. Ce qui nous a aidés, c'est qu'un certain nombre
d'anciens étudiants des grèves de 1995 devenus entre-temps profs
ou instits ont commencé à revenir dans le département (les
instits, eux, sont restés dans le coin). Donc, il y a un certain nombre
de gens qui nous connaissent déjà et nous aiment bien. De plus,
notre discours a correspondu au ras-le-bol des journées d'action d'un jour
décidées au niveau national. Les gens se rendaient bien compte que
la grève d'un jour ça ne marchait plus : ça faisait douze
ans qu'ils en faisaient sans résultat ! Nous avons donc défendu
l'idée qu'il fallait faire des AG, que la grève c'était collectif
; qu'il ne s'agissait pas de décider tout seul dans son coin de se mettre
en grève et que ce n'était pas une journée de grève
qui allait changer quelque chose… En 2003, ce discours était partagé
bien au-delà de nos cercles. C'est pourquoi, quand on a poussé pour
que la journée du 18 mars appelle à une AG et lance un mouvement
de grève reconductible, bien avant tout le monde, c'est parti. À
la seconde AG, qu'on a impulsée contre la volonté des autres syndicats,
le mouvement est parti comme ça 1.
Après l'échec
de 2003
- Depuis la fin du mouvement de 2003 et son échec, est-ce
que vous avez réussi à rebondir ?
Nadine : J'ai été
frappée par la déception des collègues après l'échec
du mouvement. Ce que je vis au jour le jour, c'est une espèce de pessimisme
ambiant, de résignation. Maintenant, quand on ose parler d'une grève
dure, en tout cas qui durerait un peu plus d'un jour, ça ne marche plus
du tout. J'ai l'impression vraiment que, dans un établissement comme le
mien, l'échec du mouvement a des répercussions qui vont poser problème
très longtemps pour mobiliser.
- Y a-t-il eu des discussions sur les
raisons de l'échec ?
Nadine : Il devient difficile d'avoir des discussions
dans mon établissement, chacun reste crispé sur sa position, du
genre " on en a assez pris dans la gueule, il faut arrêter, moi je
ne ferai plus jamais grève… " - j'entends ça très souvent
maintenant. Le contraste entre l'enthousiasme de mars 2003 et la résignation
de ces jours-ci est manifeste. Mais le contexte est aussi particulier : c'est
un établissement très enclavé, une sorte de microcosme.
Jipé
: Le problème, c'est que, depuis la fin du mouvement, on n'a jamais eu
vraiment l'occasion de se réunir avec des gens d'autres établissements
que les nôtres, parce que les syndicats ont fait en sorte, l'an dernier,
qu'il n'y ait pas d'AG où on aurait pu exposer le problème - on
les a dénoncés là-dessus d'ailleurs. Évidemment, ils
n'ont pas intérêt à expliquer ce qu'a dit leur direction.
On sait d'ailleurs qu'à l'intérieur même de ces syndicats,
il y a des critiques très dures contre la direction qui s'expriment. Aschieri,
le secrétaire de la FSU, quand il est arrivé à Pau, il s'est
fait secouer par les militants de base de la FSU, quelque chose de bien.
Le
problème, c'est que si tu n'analyses pas la situation, tu ne risques pas
de trouver des solutions. Cette année, il y eu plusieurs grèves
et c'était bien parti pour arriver à une grève reconductible
sur la loi Fillon… On voyait repartir une mobilisation ; mais le mouvement a été
assassiné par l'intersyndicale au niveau national : une grosse manifestation
le 10 mars, et la loi Fillon passait une semaine après sans que l'intersyndicale
appelle à la grève. Là, les gens se sont recroquevillés
dans leur coquille, car ils se sont dit : ça y est, ils nous jouent la
même histoire, il n'y a pas d'alternative au niveau national, c'est reparti
comme en 2003…
Même les adhérents de ces syndicats ne font plus
confiance. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'alternative. Sans coordination
nationale de grève, on reste tributaire des syndicats traditionnels, c'est
eux qui ont l'initiative, le pouvoir sur la grève. C'est un problème
récurrent dans la fonction publique et dans toutes les entreprises d'ampleur
nationale : on n'arrive pas à avoir autre chose que des résultats
au niveau local… C'est actuellement l'une des grosses limites de la CNT, mais
le problème va bien au-delà : je ne vois pas qui arrive à
le résoudre. Donc il faudra bien, à un moment donné, arriver
à discuter de façon plus large, avec tous les gens qui ont sincèrement
envie que les mouvements soient autogérés.
L'action syndicale
au quotidien
- Qu'est-ce qui, au fond, vous différencie d'un groupe
de copains libertaires, révolutionnaires, qui veulent faire de l'intervention
dans les mouvements ? On voit bien en effet que c'est dans les périodes
de mouvement que vous réussissez à avoir un impact, du coup on se
demande pourquoi la forme syndicale. Qu'est-ce qu'elle ajoute par rapport à
un collectif plus ou moins informel qui défendrait le même type d'idées
sur l'auto-organisation ?
Nadine : Le fait d'être un syndicat donne
une certaine légitimité vis-à-vis des collègues. Après,
il s'agit peut-être juste de proposer une structure qui permette de faire
remonter les revendications des AG locales, de les regrouper régionalement,
puis nationalement…
Jipé : Les trois grandes périodes de mobilisation
qu'on a évoquées (sur la fac, chez les précaires et chez
les profs) n'ont été possibles que par l'action au quotidien. À
la fac on a commencé à avoir des AG en 1995, mais on y était
présents depuis 1991 : pendant ces quatre ans, on a fait de l'action, du
syndicalisme étudiant au quotidien. Pareil dans l'Éducation nationale,
où la structure syndicale nous permettait de disposer d'heures d'information
syndicale, de panneaux, de moyens en photocopies… Mettre en place un syndicat,
c'est se positionner. C'est dire qu'il faut une structure de solidarité
permanente entre les exploités. Et si on veut qu'un mouvement de grève
puisse se coordonner au niveau national, il faut arriver à avoir une organisation
digne de ce nom (et révolutionnaire, forcément).
D'autre part,
une structure syndicale permet, au niveau local, de s'organiser pour la défense
au quotidien. Cette année, on a eu deux cas de copains qu'il a fallu défendre
contre leur patron sans pouvoir mobiliser. Quand on n'a plus de canon, on fait
avec le couteau… On constitue des dossiers juridiques, on fait de la défense
individuelle… qui peut être aussi de la défense collective : les
petits tracas qui se produisent dans un établissement, les problèmes
d'emploi du temps…
- Faites-vous aussi de la défense individuelle devant
les prud'hommes ?
Jipé : Jusqu'à présent, le problème
ne s'est pas posé, mais on ne l'exclut pas. On utilise l'outil juridique
avec beaucoup de méfiance, en ultime recours et quand on a un dossier solide.
Cela
dit, la personne qui vient pour se faire aider, il est hors de question qu'on
assure sa défense à sa place. On agit avec elle, on s'engage à
la soutenir, mais on exige une démarche personnelle. Au SNES, on prend
sa carte et il y a des gens qui font le travail pour vous : on reste dans l'assistanat,
ce qui ne favorise pas la prise en charge collective des problèmes. C'est
aussi pour ne pas nous retrouver dans des positions privilégiées
de techniciens, de spécialistes, qu'on refuse de participer aux élections.
Le travail syndical au quotidien, c'est important aussi parce que c'est ce
qui apporte de la crédibilité. Et en même temps, ça
sert de formation pour ceux qui arrivent. Avant les mouvements, tout le crédit
que tu prends se fait par l'action quotidienne - pas par le fait d'être
un beau parleur et de venir à l'AG dire quelque chose de lumineux. Certes,
la pertinence des idées, le fait qu'elles répondent aux interrogations
d'une partie des gens, ça compte, mais il y a aussi : celui-là on
le connaît, il est crédible, il est sérieux. Et ça,
tu ne l'acquiers qu'en assumant au quotidien. Ici, on n'est jamais apparu dans
une lutte pour la lâcher après. Pas seulement dans les luttes syndicales,
mais aussi dans les luttes contre le tunnel du Somport, contre la répression,
ou en solidarité avec les SDF. On assure toujours un suivi. Et s'engager
dans une lutte, c'est pas simplement aller à une manifestation. Je vois
souvent des anars faire les radicaux à outrance et dire n'importe quoi
dans les manifs, mais après personne ne les revoit. Tandis qu'au boulot,
prendre position, c'est prendre le risque de se fâcher avec les collègues,
avec le chef et de se les supporter ensuite toute l'année… Bref, pour être
crédible, il faut être sérieux au quotidien, et s'organiser
au quotidien - ce qui veut dire monter un syndicat.
Ce qu'il faut comprendre,
c'est qu'il n'y a pas de luttes possibles sans liens de solidarité. À
un moment donné, les liens de solidarité se transforment en quelque
chose de puissant, qui stimule les envies. Quand il y a une grève reconductible
avec des AG, les gens commencent à se connaître, ça donne
une force : les liens humains deviennent riches, plus riches que dans la vie quotidienne
- ça, on n'en parle jamais ! C'est pourquoi il faut entretenir un climat
permanent de lutte et d'appel à la solidarité. Et ça, c'est
un travail qui se fait au quotidien, y compris sur de petites luttes.
- Ce
schéma-là ne suppose-t-il pas l'existence de lieux de travail stables
? Et comment résolvez-vous ce problème avec les précaires,
qui sont par définition instables et dispersés ?
Jipé
: Je ne suis pas sûr que la structure syndicale réponde aux problèmes
que pose la mobilisation des précaires. Mais les collectifs se heurtent
à mon avis aux mêmes problèmes. Moi-même, j'ai participé
à la constitution d'un comité de précaires sur l'Éducation
nationale, indépendant des syndicats et qui fonctionne en AG, et ce depuis
2003. Ce comité marche bien, mais il concerne un milieu particulier. Les
précaires de l'Éducation nationale ont tous les mêmes problèmes,
c'est plus facile de mettre en place des revendications. Pour les précaires
en général, par contre, les difficultés sont énormes
: les situations sont toutes différentes, les interlocuteurs aussi. Une
personne va en vouloir à la CAF, l'autre aux ASSEDIC, etc.
En général,
ceux qui sont venus à la CNT sont restés le temps qu'on les aide,
mais n'ont pas fait le pas d'adhérer. On les revoit de temps en temps,
mais ils ne se sont pas mis pour autant à militer. À Pau, la CNT
est une organisation de militants. Ça ne veut pas dire qu'on va expulser
les gens qui ne militent pas, mais on n'a jamais fait de campagnes d'adhésions.
Les gens savent, quand ils viennent, que la CNT ce n'est pas qu'une carte, c'est
des réunions, c'est un fonctionnement et une implication. On se retrouve
donc avec pas mal de sympathisants qui n'adhèrent pas parce qu'ils n'ont
pas envie de se faire une réunion par semaine…
- Est-ce que l'entraide
fonctionne bien à l'intérieur de ce groupe de militants qui constitue
la CNT ? Qu'en est-il de l'interprofessionnel ?
Jipé : Au niveau local,
c'est une pratique régulière. On est un syndicat intercorporatiste.
Certes on a aussi des réunions spécifiques, mais on met toujours
en commun tout ce qu'on a sur le métier. Et on pratique la solidarité
: les profs participent aux diffs de tracts des précaires, les précaires
vont aux manifs des enseignants et réciproquement. Cela dit, si on était
200 sur Pau, on ne pourrait sans doute pas faire de réunions qui traitent
de tous les problèmes les uns à la suite des autres.
- Vous
refusez le principe des permanents, mais comment affrontez-vous la question des
" permanents de fait " réels ou potentiels, ceux qui ont plus
d'expérience, ou plus de bagou, ou simplement plus de temps disponible
?
Jipé : C'est précisément parce qu'on voit qu'il y a
des différences qu'on ne veut pas, en plus, les institutionnaliser et les
provoquer. Notre problème, au sein du syndicat, c'est d'arriver à
ce que tout le monde ait la parole de façon égalitaire. Ça
suppose qu'on ait des réflexions permanentes sur le sujet, et que, dans
la pratique des réunions, on en débatte. On essaie d'avoir une forme
de vigilance. C'est le principe de l'anarchisme. Le fait que certains occupent
plus de place ne justifie pas qu'on leur cède en plus tous les pouvoirs,
qu'on leur signe un chèque en blanc ! Il faut essayer de faire en sorte
que ce phénomène-là soit maîtrisé collectivement.
À la CNT, on essaie de développer la pratique des mandats et la
rotation des tâches… C'est surtout au niveau national qu'on a des difficultés
à fonctionner comme cela.
Et au niveau national ?
- Justement,
venons-en aux questions d'ordre national. Que pensez-vous de la séparation
d'avec la CNT " parisienne " (CNT-F, ou encore " CNT-Vignoles ")
: est-ce un facteur d'affaiblissement, ou est-ce que la scission a surtout clarifié
les choses ?
Jipé : Mon regret, c'est que la scission ne s'est pas faite
sur ce sur quoi elle aurait dû se faire. Le problème qui l'a motivée
- la participation ou non aux élections syndicales - renvoie à un
problème plus large, de stratégie. Or elle s'est faite sur un problème
de respect des procédures : sur le fond, le débat n'a pas été
vraiment poussé jusqu'au bout, c'est quand même malheureux. Je pense
d'ailleurs que les choix se sont faits plus en fonction du lieu où chacun
se trouvait que sur des positions de fond.
Ce qu'on a perçu ici (je
venais d'adhérer à la CNT), c'est d'une part qu'il y avait des pratiques
antistatutaires qui se développaient sans discussion et qu'on était
mis devant le fait accompli, d'autre part que les " Parisiens " avaient
décidé de privilégier un développement large, en masquant
la dimension idéologique. On a vu des responsables importants de l'époque,
des PTT, des télécoms, qui affirmaient qu'il fallait un peu gommer
cette dimension pour ne pas faire peur aux gens. Ces deux choses nous ont fait
grimper au plafond. D'autant que, chez nous aussi, il y avait des anciens qui
avaient des affaires entre eux.
Ce qui nous a fait mal, ce n'est pas le fait
qu'il y ait une autre CNT, c'est les réflexes qui ont été
adoptés. Quand les Vignoles parlent de l'autre CNT, ils ne parlent pas
du syndicat de Pau, ils ne le font que dans leurs documents internes… (pourtant
le syndicat de Pau a assumé l'essentiel du travail de reconnaissance par
l'AIT). Les Vignoles préfèrent mentionner d'autres syndicats qui
correspondent un peu plus à la caricature qu'ils ont faite de nos positions.
Mais ça, c'est de bonne guerre, nous aussi on a caricaturé leurs
positions sur les élections.
Cela dit, une stratégie de développement,
d'accord, mais à quel prix ? Remettre en cause la pratique de la CNT sur
les élections syndicales et gommer la dimension idéologique, ça
a été vécu par nous comme une volonté de s'identifier
aux autres syndicats. Si c'est pour faire la même chose qu'eux, c'est pas
la peine, il y en a d'autres qui le font mieux, y compris dans le syndicalisme
alternatif. Et qu'est-ce qui empêche ensuite d'avoir des permanents ? En
participant aux élections, on se met déjà en concurrence
avec les autres syndicats, ce qui ne favorise pas la recherche de l'unité
du mouvement ouvrier. Et puis c'est une invitation à se reposer sur des
spécialistes, c'est encourager la hiérarchisation - qui existe de
fait, c'est vrai, entre ceux qui ont de l'expérience et ceux qui n'en n'ont
pas, sauf que là, c'est formalisé.
- Quelles sont, à votre
avis, les forces et les faiblesses de la CNT-AIT aujourd'hui ?
Jipé
: Après la scission, la CNT a eu pas mal de problèmes à fonctionner.
Des réflexes de défense se sont mis en place. Une fois " l'ennemi
" dehors, certains ont continué a fonctionner avec des réflexes
qui relèvent de la paranoïa. (Il faut dire qu'au moment de la scission,
les mandatés sont partis avec la caisse, les adresses des abonnés,
pratiquement tout…) Il y a eu comme une crise de confiance entre les militants,
qui a provoqué un blocage au niveau national : les mandatés ont
été très surveillés, ils en ont pris sur la tête
plus d'une fois, et du coup les courageux prêts à occuper ces postes
n'ont pas été nombreux. Ça se clarifie un peu maintenant.
Et
puis, au sein de la CNT-AIT, il y a sans doute quelques syndicats qui, au plan
idéologique, ne sont pas d'accord avec nous. Ils sont sur des bases antisyndicales.
Et il y a des problèmes liés à la petitesse de l'organisation.
Certains de ceux qui avaient une posture privilégiée à la
CNT avant la scission ont choisi notre CNT, mais ont gardé les réflexes
de petit groupe affinitaire, au fonctionnement très personnalisé,
qu'ils avaient développés dans les années 1970, à
l'époque où les CCN se faisaient dans le salon d'une maison. Ce
n'est pas partout réglé. C'est d'ailleurs un problème qui
ne sera jamais résolu de façon définitive. Même dans
la période historique où la CNT espagnole rassemblait énormément
de monde, certaines personnalités avaient une importance particulière.
Et pas forcément par le biais des mandats - ce n'est pas forcément
par le mandat qu'on l'on a du pouvoir.
Reste pourtant un problème lié
à la taille de l'organisation : la CNT est une organisation limitée
et, au niveau national, on n'a pas le poids suffisant pour permettre aux luttes
de s'autogérer. On n'arrivera donc pas à développer un mouvement
révolutionnaire organisé sans que les gens reprennent des réflexes
de lutte, de solidarité, sur des bases anti-autoritaires. Malgré
tous les discours qu'on pourra faire ensuite, je ne vois pas comment pourra se
développer une organisation révolutionnaire dans un contexte de
léthargie. Actuellement, la CNT n'a pas les reins assez solides pour ça.
C'est une limite.
- Mais y a-t-il une volonté forte de sortir du niveau
local pour pouvoir peser au niveau national (pour ne pas parler du niveau international)
?
Jipé : Je ne pense pas que dans la CNT ce soit très développé.
Je ne suis pas sûr que tous les syndicats de la CNT développent cette
ambition.
- En 2003, vous n'avez pas cherché à prendre des contacts
directs avec ceux de l'autre CNT qui se sont engagés dans le mouvement
?
- Si, et en 2005 aussi. On a d'abord écrit à tous les syndicats
de la CNT-AIT, puis plus largement à tous ceux qu'on a vu apparaître
sur des réseaux Internet, qui se mobilisaient et étaient susceptibles
de développer des AG, en les informant de ce qui se passait. On a eu quelques
retours nous disant : " C'est bien de nous informer de ce que vous faites,
merci… "
Je pense que plus que l'étiquette, ce qui peut être
déterminant dans les contacts directs, c'est la façon d'intervenir
dans les luttes. Je suis personnellement pour que ceux qui sont favorables aux
AG permanentes dans les grèves, et qui se démarquent des intersyndicales
qui cherchent à chapeauter, se coordonnent, indépendamment des étiquettes.
Ce n'est pas parce que nous ne sommes pas d'accord sur tout que nous ne sommes
d'accord sur rien.
Cependant, je ne pense pas que l'unité organique
du mouvement ouvrier soit possible. Bien sûr, les divisions sont un facteur
de faiblesse, mais le mouvement ouvrier ne s'est pas divisé pour rien.
À un moment donné, si les bases de ton syndicalisme ne sont pas
claires, ça va devenir complètement réformiste. Et tu vas
te retrouver avec des contradictions internes qui seront la source de faiblesses
plus graves encore.
Si nos tentatives de prendre des contacts directs lors
des mouvements pour court-circuiter les directions nationales et mettre en place
un comité de grève national n'ont pas abouti, c'est essentiellement,
à mon avis, parce que, dans un mouvement de grève, on est extrêmement
pris au niveau local et qu'il est très compliqué de répondre
à des sollicitations venant d'ailleurs. Il va donc falloir parvenir à
développer des débats avant les mouvements, même si on n'est
pas dans les mêmes organisations, pour avoir un minimum d'accords communs
sur ce qui peut nous réunir. Dans la perspective d'un comité de
grève national d'assemblées générales souveraines,
pour une autogestion des mouvements sociaux au niveau national. Il faudra passer,
à mon avis, par des discussions en amont des mouvements. Parce qu'au moment
où ça démarre, le temps d'établir les contacts, les
mouvements sont déjà retombés.
Bref historique
des CNT
La CNT française
naît en 1946 du regroupement de militants ayant vécu dans les années
1930 l'expérience de la CGT-SR et d'émigrés ayant pris part
à la révolution espagnole. La référence à la
CNT d'Espagne et au communisme libertaire est revendiquée. Dans les moments
les plus difficiles, ce seront les militants espagnols qui assureront la survie
de la CNT et son maintien dans ses locaux parisiens de la rue des Vignoles. Vers
la fin des années 1940, la CNT compte jusqu'à cent mille adhérents,
mais est rapidement victime du choix, fortement teinté d'anticommunisme,
que font nombre de militants libertaires de rallier la CGT-FO en1947-48 ; elle
est d'autre part étouffée par une CGT stalinienne et jalouse de
son hégémonie sur la classe ouvrière.
Dans les années
1950 et 1960, elle mène une existence groupusculaire, subissant les contrecoups
des querelles qui agitent la communauté libertaire espagnole en France.
Les déchirements que connaît celle-ci après la mort de Franco
seront d'ailleurs à l'origine de la scission d'ou naîtra la "
2e union régionale ", dite CNT de la Tour-d'Auvergne.
Vers la fin
des années 1970, la reconstruction de la CNT en Espagne ravive les espoirs
de l'autre côté de la frontière et pousse à un regroupement
de la mouvance anarcho-syndicaliste. Une conférence nationale est organisée
dans ce sens en 1978, suivie d'un bulletin de liaison, mais cela n'aboutira pas.
C'est
seulement vers la fin des années 1980 que se fait sentir un nouveau frémissement
lié à une implantation nouvelle dans le secteur du nettoyage et
que s'ouvre un nouveau débat. L'enjeu est cette fois le développement
de sections d'entreprise et la participation aux élections des délégués
du personnel. Sur ces questions naissent des tensions qui vont conduire à
des scissions en France comme en Espagne et en Italie, avec leur cortège
de polémiques et d'exclusions. En 1993, la fraction hostile à la
participation aux élections est expulsée, mais trouvera une légitimation
internationale quelques mois plus tard avec l'expulsion de l'Association internationale
des travailleurs, dont la CNT est membre, de la fraction qui y est favorable.
Celle-ci renoncera à contre-cœur au sigle CNT-AIT pour adopter celui de
CNT-F (dite aussi CNT-Vignoles). Depuis elle se consacre au développement
de sections d'entreprise. Mais c'est surtout en termes de visibilité qu'elle
enregistre ses meilleurs succès : présence massive dans les manifestations
de 1995, les forums sociaux internationaux, et surtout organisation du festival
" Pour un autre futur " de mai 2000. Son enracinement dans les entreprises
ne semble pas vraiment au rendez-vous et, en dépit d'une participation
active au mouvement des enseignants du 93 en 2001 et à celui contre la
" réforme " des retraites en 2003,sa participation aux luttes
des salariés reste modeste et ponctuelle. Ses fédérations
" d'industrie " ne sont qu'au nombre de cinq : Education, PTT, Batiment-TP,
Communication-Culture-Spectacle, Santé-Social. Elle s'est associée
en réseau avec la SAC suédoise, la CGT espagnole, l'USI italienne
et le FAU allemande, notamment à l'occasion de manifestations et de rassemblements
internationaux. La CNT-F semble chercher à se consolider en tant que syndicat
d'adhérents, en fournissant notamment un soutien juridique aux adhérents
des secteurs difficiles. La CNT-AIT a pour sa part choisi de rester un syndicat
de militants. Elle a continué à se structurer en syndicats intercorporatifs
à base locale, se consacrant surtout à la popularisation des principes
de l'anarcho-syndicalisme. Elle a joué un rôle dans des mouvements
d'ampleur nationale, comme celui des enseignants de 2003, avec parfois de bons
résultats, comme dans celui des chômeurs de 1997-98.
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