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France
Comités
de soutien : du syndicalisme sans syndicat ?
Agnès,
Evelyne, Guy, Helena, Jean, Jean-François
Les divers
collectifs qui se sont créés à Paris ces dernières
années pour aider des grévistes à gagner dans des secteurs
particulièrement difficiles ont-ils fait une forme de syndicalisme radical,
ou leurs pratiques se distinguent-elles au contraire fondamentalement de celles
des syndicats d'aujourd'hui ? Six membres du " collectif de solidarité
avec Faty et les salarié(e)s d'Arcade " échangent leurs points
de vue sur la question.
Comités
de apoyo : ¿ sindicalismo sin sindicatos ?
Los diferentes colectivos
que se han ido creando en París estos años pasados para ayudar a
los huelguistas a salir vencedores en unos sectores particularmente difíciles,
¿han estado experimentando una forma de sindicalismo radical o se distinguen
fundamentalmente sus prácticas de la actividad de los sindicatos actuales?
Seis miembros del "colectivo de solidaridad con Faty y los trabajadores de
Arcade" intercambian sus puntos de vista al respecto.
Collettivi
di solidarietà : un sindacalismo senza sindacato ?
I vari collettivi
creati a Parigi in questi ultimi anni per aiutare degli scioperanti a vincere
in settori particolarmente difficili hanno praticato una forma di sindacalismo
radicale, o, al contrario, le loro attività sono radicalmente diverse da
quelle dei sindacati odierni ? Sei membri del " collettivo di solidarietà
con Faty Mayant e le dipendenti di Arcade " scambiano il loro punto di vista
sulla questione.
>Support committees
: unionism without a union ?
Various collectives have been set up in Paris
in recent years to help strikers win battles in some particularly touchy sectors.
Do they represent a form of radical syndicalism, or conversely, are their practices
fundamentally different from those of today's trade unions ? Six members of the
"collective for solidarity with Faty and the Arcade (hotel cleaning) workers"
exchange their views on the question.
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Vous vous baptisez " collectif de solidarité ", " comité
de soutien "... selon les circonstances. Mais, si l'on considère que
ces collectifs sont toujours intervenus sur des conflits du travail, on peut se
demander si la petite mouvance que vous constituez ne pratique pas simplement
une forme de syndicalisme disons radical, pour donner une définition.
Evelyne
: Nous faisons une forme de syndicalisme, mais très différent
du syndicalisme classique : nous ne sommes pas tous syndiqués, nous intervenons
parallèlement aux syndicats, et nous ne fonctionnons pas sur la base du
mandat et des cotisations, mais d'un engagement personnel (qui peut être
plus fluctuant mais qui est plus indépendant). Ce qui nous fédère,
c'est un objectif commun précis : faire en sorte que la lutte que nous
soutenons gagne. Nous privilégions l'action de terrain plutôt que
l'action syndicale classique dans l'enceinte de l'entreprise et dans le cadre
légal reconnu aux syndicats. Donc notre rôle est différent.
Mais il est aussi complémentaire.
Jean-François : Tous
les membres du collectif, syndiqués ou non-syndiqués, ont, dans
les luttes qu'ils ont soutenues, fait le constat que les syndicats existants ne
fournissaient pas la réponse qu'attendaient d'eux certains salariés,
qu'ils laissaient un vide. Certains diraient : que les syndicats ne jouaient pas
leur rôle. Quoi qu'on en pense, le fait est là : il a fallu trouver
une autre réponse, se doter d'autres instruments. Les collectifs ont donc
bien comblé un vide. Dans chaque grève qu'ils ont soutenue, leur
présence a obligé le syndicat concerné à assumer une
défense qu'il aurait eu plutôt tendance à laisser tomber.
Il y a aussi un autre élément de différence : chaque fois
que nous l'avons pu, nous avons essayé d'encourager l'entraide entre les
grévistes des différentes boîtes, or c'est quelque chose que
les syndicats ne font plus.
Guy : Ça me choque que l'on puisse
dire que nous constituons une alternative au syndicalisme. Car chaque collectif
s'est constitué autour d'un objectif précis : faire gagner une grève
à un moment donné, sans s'inscrire dans la durée, ce qui
est très différent de la pratique syndicale. Deuxio, l'action du
collectif est le fait du volontarisme de quelques individus et non pas de salariés
s'organisant pour leur propre défense. Rien à voir là non
plus avec le syndicalisme qui se pratique aujourd'hui.
Jean-François
: Je n'ai pas parlé d'alternative au syndicalisme, mais de vide comblé
par l'action des collectifs. Dans ce que nous avons fait, je vois une forme de
recherche de quelque chose qu'on ne peut trouver ni même chercher dans le
cadre des syndicats. Les réponses exigées par le besoin qu'ont les
salariés de se défendre, notamment dans des secteurs difficiles
où les carences des syndicats sont particulièrement évidentes,
il a fallu les chercher sur le terrain, pas sur un plan théorique. Quant
au volontarisme, j'ai l'impression qu'il y en a dans toutes les démarches
: les femmes de ménage qui se sont mises en grève faisaient preuve
de volontarisme. Simplement, il y a des choses qu'elles ne pouvaient pas faire
elles-mêmes, étant donné leurs problèmes de langue
et leur mauvaise connaissance de la société française. À
l'époque de la grève des Frog, on discutait beaucoup avec les clients
devant les restaurants pour les convaincre de ne pas consommer, ce que les grévistes
ne pouvaient pas faire parce qu'ils ne maîtrisaient pas le français,
par exemple. En revanche ils ont toujours conservé la maîtrise de
leur grève, nous n'avons jamais rien imposé, à la différence
parfois des syndicats ou des avocats.
Evelyne : Je ne me retrouve pas non
plus dans l'idée d'" alternative " au syndicalisme, car il y
a eu dans plusieurs de ces collectifs des syndicalistes très impliqués
; le rôle des comités de soutien a plutôt été
d'aider les grévistes à tenir bon malgré les tentatives de
division.
Agnès : Notre logique n'est pas la même que
celle des syndicats. Qu'il y ait eu des jonctions possibles entre eux et nous
sur certaines luttes, que certains syndicats aient trouvé leur compte à
certains moments dans le soutien qu'un collectif apportait à la grève
qu'ils encadraient, c'est sans doute vrai. Mais les syndicats sont des structures
qui cherchent à occuper une place, dans le champ institutionnel ou dans
le champ social en général. Et souvent la lutte leur sert à
s'afficher, leur sert de faire-valoir. Alors que les comités de soutien
n'ont toujours existé que pour la lutte. D'ailleurs le type d'intervention
militante qu'exige le soutien aux luttes dans les secteurs difficiles, les syndicats
ne le font pas. Ils s'en tiennent à exploiter les heures de délégation
et autres possibilités offertes par le système. La lutte n'est pas
fondamentalement l'objectif du syndicalisme d'aujourd'hui ; elle s'intègre,
quand elle existe, dans une stratégie plus large. Alors qu'elle est la
seule raison d'exister des collectifs.
Helena : Je suis d'accord. Nous,
nous n'avons rien à faire valoir, d'ailleurs nous n'avons pas d'identité
collective ni même de nom bien définis. Personnellement, la perspective
de lutter à l'intérieur d'un syndicat ne m'intéresse pas.
L'action des collectifs n'est pas parallèle à celle des syndicats,
elle emprunte des chemins différents. Et ce qui est intéressant,
c'est qu'on n'a pas de structure rigide, on est malléable; on n'a pas non
plus d'existence légale, ce qui nous permet une grande flexibilité
dans les actions. Bref, ce qu'on fait est tellement alternatif au syndicalisme
que ce n'est peut-être pas du syndicalisme du tout. Mais il peut y avoir
un piège, malgré tout : que les syndicats se concentrent sur la
lutte juridique en nous déléguant l'action de terrain, que s'instaure
une espèce de division du travail. Ça s'est produit un peu sur Arcade,
beaucoup sur Frog, par exemple.
Guy : Qu'on ne soit pas une alternative
au syndicalisme, personnellement je le regrette. Car il y a banqueroute du syndicalisme,
et cela depuis plusieurs décennies. Or l'on ne peut pas faire quelque chose
d'alternatif sans avoir fait une sorte d'inventaire de ses fiascos. Si alternative
il doit y avoir, il faut, puisque volontarisme il y a, que l'on dise ce qu'on
a sous les yeux depuis des décennies et qu'on ne veut pas refaire. En outre,
à ne pas réfléchir à ces questions autrement qu'occasionnellement,
j'ai l'impression qu'on en arrive à des choses un peu schizo : on fait
dans la lutte de terrain et on laisse au syndicalisme banquerouté la lutte
juridique, par exemple. C'est une de nos faiblesses. Et il y en a une autre :
alors que nous avons rencontré, notamment dans le conflit Arcade, des gens
qui regardaient d'un très bon œil ce que nous faisions, que nous avons
gagné un certain crédit, il y a majoritairement parmi nous la conviction
qu'on ne peut pas engranger le bénéfice de ce crédit, qu'il
n'y a pas lieu de chercher à le conserver. Ça aussi, ça nous
différencie du syndicalisme, pour le meilleur et pour le pire.
Jean-François
: Il faut réfléchir, oui, mais aux caractéristiques de
fait de ces différents collectifs, pas sur la base de nos convictions personnelles.
Notre diversité, nous l'avons vécue comme une source de richesse
et pas de faiblesse, contrairement aux organisations syndicales, qui se voient
avancer unies comme des phalanges. Nos différences de sensibilité,
de réaction, contribuent à déconcerter nos ennemis, qui ne
savent pas comment nous saisir. Et s'il faut réfléchir en perspective,
c'est en fonction des objectifs que nous nous sommes fixés, pas dans l'abstrait.
Décréter ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire n'a pas grand sens
en soi : personnellement je n'ai pas de recette, et de fait nous avançons
par tâtonnements. Nous cherchons sur le terrain, autrement dit là
où il n'y a pas de réponse satisfaisante fournie par les syndicats.
Sur ce constat de carence des syndicats, au moins nous sommes d'accord, et si
nous en donnons des explications différentes, c'est une richesse.
Deuxième
point : sur la question du volontarisme. J'ai l'impression que ce que nous essayons
de faire, c'est d'aider un petit nombre de salariés à se prendre
en main quand ils en manifestent l'envie, ce que les syndicats ne font pas. Ça,
oui, c'est un caractère original des collectifs : nous avons choisi de
ne pas faire les choses à la place des salariés, mais d'apporter
une aide sur le terrain, en montrant ce qui peut être fait y compris de
l'extérieur d'une boîte.
Troisième point : d'une certaine
façon, nous sommes un petit bout de société qui met son nez
dans les affaires de l'entreprise. Les syndicats, eux, ne se posent pas, ou ne
ne se posent plus, la question de savoir comment utiliser les forces présentes
dans la société pour qu'elles pèsent dans l'affrontement
entre salariés et patrons. Nous, si. Nous faisons des choses que les salariés,
parce qu'ils sont soumis au chantage à l'emploi, ne peuvent pas faire.
Je vois mal les salariés d'Arcade ou d'Accor mettre en cause leurs employeurs
comme nous le faisons, avec la liberté d'action que nous avons, et avec
la même radicalité dans les revendications - parce que nous posons
à Accor un problème que la plupart des syndicats n'osent pas poser
: nous nous attaquons au principe même de la sous-traitance.
Dernier
point : notre logique diffère de celle des syndicats, mais pas seulement
par le fait de ne pas faire d'affichage ou de prosélytisme : les syndicats
cherchent à faire des adhésions, nous, nous jouons sur l'effet de
contamination - ce que les anars appelaient autrefois la propagande par le fait.
Nous montrons que, même avec nos toutes petites forces, nous pouvons faire
quelques petites choses et les faire bien. Nous ne nous affichons pas en tant
que boutique, mais nous nous inscrivons dans une dynamique, ce qui explique la
persistance des collectifs dans le temps.
Evelyne : Je trouve que la
forme d'action des comités de soutien va dans le sens de ce que recherchent
de plus en plus les jeunes, qui veulent s'engager dans des actions qui ne leur
paraissent pas manipulées par des organisations ou des syndicats. Nous
allons dans le sens du besoin d'agir d'une partie des jeunes, qui sont attirés
par ce caractère d'engagement volontaire sur une cause non partisane et
qui leur paraît juste. On observe en effet une évolution des formes
d'engagement en faveur d'actions à la base, sous la forme de collectifs,
loin des logiques d'appareil.
Agnès : Tu dis : " une cause
qui leur paraît juste ". Il y a là quelque chose qui nous différencie
du syndicalisme tel qu'il existe aujourd'hui, qui consiste essentiellement en
la défense des intérêts concrets des syndiqués. La
dimension éthique est assez faible dans l'action syndicale, alors que ce
qui nous fait marcher, c'est d'abord des convictions. Mais pas des convictions
abstraites, des convictions qui s'alimentent aussi d'expériences humaines
concrètes. L'échange direct avec les grévistes, le fait d'entrer
un peu dans leur vie, les rapports de confiance qui se nouent, tout ça
donne de la chair à la notion de solidarité, et pour nous c'est
essentiel. D'ailleurs, je me demande si ce qu'on fait n'est pas une manifestation
d'un phénomène qui est appelé à grandir. Tout est
si verrouillé aujourd'hui, c'est si difficile de se battre frontalement
contre son propre patron, que l'idée d'appeler à une solidarité
plus large que celle des salariés directement concernés par l'enjeu
du conflit risque de s'imposer peu à peu comme une nécessité,
pour ceux qui ne veulent pas baisser les bras.
Guy : Je n'observe pas
un afflux de jeunes dans ce qu'on fait. Et je ne vois pas que l'idée de
solidarité fasse vraiment recette. Dans les actions où on est amenés
à interpeller les clients pour obtenir leur soutien, on a parfois des réactions
solidaires, mais le plus souvent on se heurte à un immense j'm'enfoutisme
et quelquefois aussi à des réactions très hostiles.
Evelyne
: Les jeunes qui se joignent à nous ne sont pas forcément nombreux,
mais il y a une mouvance. Et de la part de la clientèle, on a aussi rencontré
beaucoup de sympathie, des gens qui sont très sensibles à nos arguments
parce que ça correspond à ce que eux ou leurs enfants vivent.
Jean-François
: Dans le milieu militant, j'ai l'impression qu'on nous accuse d'une chose
et de son contraire. Chez les militants du " mouvement social ", on
est perçus comme pas assez radicaux. En effet, dans ces milieux, ce qui
caractérise l'action " radicale ", c'est le fait de foutre le
souk et de faire du bruit ; nous, on a toujours privilégié la pertinence
dans le choix de nos actions. Faire du bruit a souvent un sens en soi, mais ce
n'est pas notre paramètre de la radicalité. Notre paramètre,
c'est la capacité à faire chier l'adversaire, même si ça
doit être en faisant assaut de politesses, comme dans les hôtels Accor.
Les milieux d'ultragauche, eux, nous taxent de " syndicalisme ", terme
qui a chez eux une connotation vaguement méprisante ; mais ils ne comprennent
pas que c'est notre existence même qui est une critique des syndicats. Ce
que les syndicats comprennent très bien, eux, puisqu'ils ont tous vécu
notre présence comme une petite pierre dans leur jardin (les syndicats
radicaux nous ont perçus comme des concurrents, ce qui est d'autant plus
cocasse qu'on était porteurs des mêmes valeurs !). Si on était
vraiment des auxiliaires des syndicats, comme certains l'ont dit, on ne voit pas
pourquoi il y a eu tellement de méfiance de leur part. En effet, ils nous
ont le plus souvent considérés, à l'inverse, comme des fouteurs
de merde incontrôlables. En même temps, il y a parfois eu des évolutions,
comme dans le cas de la CGT du commerce, qui s'est montrée plus ouverte
à notre égard sur les grèves de Ruc ou d'Astor que sur celles
de McDo. D'un syndicat à l'autre il peut y avoir des différences,
ce serait bête de notre part de ne pas le reconnaître.
-
N'êtes-vous pas en train de devenir des spécialistes, malgré
tout, un peu comme les syndicalistes de terrain le deviennent ne serait-ce qu'à
force de prendre en charge eux-mêmes la défense de leurs collègues
? Et est-ce que ça ne crée pas une certaine distance entre vous
et ceux que vous soutenez ?
Helena
: Je ne me sens pas du tout spécialiste. Il est vrai que nous avons
quelquefois été amenés à faire valoir notre "
expérience ", notamment au moment des négociations finales,
où nous avons expliqué que maintenir la pression au moment des négociations
nous paraissait plutôt un atout qu'un risque. Pourtant on a toujours respecté
le choix des grévistes, qui nous ont plus d'une fois demandé de
nous abstenir. C'est vrai que l'on a parfois fait appel à nous en urgence
sur un conflit, ce qui nous mettait un peu dans la position de ceux qui "
savent faire ", mais je ne pense pas que le fait d'avoir une connaissance
des conflits crée en soi une distance. Le but du collectif c'est la solidarité,
l'entraide, donc le partage des connaissances acquises.
Jean : Sur le
juridique, on s'en remet le plus souvent aux syndicats. C'est nous qui les traitons
en spécialistes...
Jean-François : Ça dépend
ce qu'on entend par spécialistes. Disons qu'on a accumulé un certain
savoir-faire. On sait par exemple comment il faut s'y prendre avec les flics pour
éviter qu'ils interviennent (certaines grèves ont été
un véritable apprentissage de ce point de vue-là). Mais cela ne
suffit pas à faire de nous des spécialistes. Disons qu'on est des
gens qui ont appris à chercher collectivement des réponses pertinentes.
Evelyne
: Chez les syndicalistes il y a effectivement des spécialistes, notamment
sur les questions juridiques. Nous, ce qui nous caractérise, c'est plutôt
notre polyvalence. Les réponses qu'on apporte sont différentes d'une
grève à l'autre. On est plutôt des caisses de résonance,
qui aident à faire d'un conflit du travail particulier un problème
de société. Comme sur le dernier conflit avec Arcade-Accor, où,
de la grève des femmes de chambre puis de la lutte pour la réintégration
de Faty, on a fait une bataille contre la sous-traitance.
Agnès : C'est un fait qu'au fil du temps on a accumulé un peu d'expérience.
Mais ce qui fait la différence entre le spécialiste syndical et
nous, c'est que cette expérience on l'acquiert ensemble, on la mûrit
ensemble, on la discute, et d'une lutte à l'autre on essaie de la transmettre.
C'est un savoir qu'on diffuse, alors que le spécialiste syndical est un
individu qui finit par s'imposer comme détenteur individuel d'un savoir
spécifique. On n'est donc pas des spécialistes.
-
N'avez-vous pas l'ambition de durer, de vous pérenniser, de mettre un jour
sur pied une nouvelle organisation ? Et, à ce moment-là, est-ce
que vous n'allez pas vous heurter aux mêmes contradictions que d'autres
syndicats alternatifs, entre nécessité de consolider l'organisation
et risque de bureaucratisation ?
Evelyne
: Je ne crois pas du tout qu'on ait vocation à créer une structure
pérenne. Ce qui nous caractérise c'est le caractère spontané
de notre engagement. Et ça, c'est l'antipode de la création d'une
structure permanente. Il y a bien une petite structure qui s'est constituée
avec des membres du premier comité de soutien, Stop Précarité,
mais pour l'instant elle se contente d'organiser des cours publics du droit du
travail et des débats.
Guy : De fait, entre un collectif et l'autre,
on existe depuis 2001. Ce n'est pas la pérennité mais ça
commence à y ressembler... Derrière le mot " structure ",
on peut mettre différentes choses, une structure ce n'est pas forcément
un gros appareil. Et pérennité ne signifie pas forcément
esprit de chapelle. La transformation d'une structure en une bureaucratie se fixant
des buts étrangers aux salariés qu'elle est censée défendre,
ça s'explique par d'autres facteurs, et connaître ces facteurs est
une bonne manière d'essayer de se prémunir contre ça.
Helena
: Il faut distinguer pérennité et structure consolidée.
Si l'on créait une association, qu'est-ce que ça nous apporterait
? C'est plutôt les outils qu'il faut pérenniser, et apprendre aussi
à mieux maîtriser collectivement. Comme le bulletin, l'entretien
d'un fichier de contacts...
Jean-François : Jusqu'à maintenant,
à chaque fin de lutte on a eu une petite discussion pour se demander s'il
y avait lieu de pérenniser ce collectif, de le transformer en collectif
permanent d'aide aux salariés. Mais ces collectifs de solidarité
se sont toujours constitués à partir d'une lutte qui s'était
déclarée. C'est pourquoi j'essaierais d'inverser la question : le
fait de pérenniser le collectif nous aiderait-il à faire mieux ce
qu'on fait déjà ? J'ai l'impression que non. Faire une association
pérenne, ça nous amènerait à modifier la logique même
de fonctionnement du collectif. Actuellement nous investissons toutes nos énergies
dans le soutien à une lutte en cours, et nous n'avons pas à nous
soucier de faire fonctionner notre association en dehors de l'activité
de soutien. Alors qu'un syndicat doit se préoccuper d'encaisser ses cotisations,
d'organiser des réunions régulières... indépendamment
du contenu de ces réunions. La vie d'une section syndicale et celle d'un
collectif de soutien, c'est très différent. Choisir de ne pas nous
pérenniser, c'est donc choisir d'investir nos énergies de la façon
la plus appropriée, de mon point de vue. Bien sûr, s'il y avait des
collectifs qui commençaient à pousser comme des champignons en France
et en Europe, il faudrait sans doute trouver le moyen de les coordonner, et un
problème de structuration un peu plus sérieuse se poserait. C'est
une hypothèse qu'on ne peut pas exclure a priori, mais nous avons, je crois,
beaucoup plus misé sur un effet de " contamination " que sur
un principe d'adhésion. Il y a là effectivement une différence
de logique.
Guy : Pour moi, une structure ce n'est pas forcément
des cartes et des cotisations. C'est un endroit où des gens peuvent trouver
des ressources, des gens disponibles, des informations sur les conflits et des
discussions sur la manière de régler tel ou tel problème
pratique dans une lutte. Le fait que dans l'immédiat la question de la
structuration ne se pose pas n'empêche pas que cette question soit ouverte
depuis qu'il est évident que les structures anciennes (syndicats, partis...)
ont fait banqueroute. Ces structures anciennes sont elles-mêmes le produit
de conflits anciens. Il existe en effet à mes yeux une relation entre les
principes et la forme de l'organisation. Les organisations anciennes sont la matérialisation
de principes qui ont prévalu il y a longtemps. Elles ont failli parce que,
dans leur patrimoine génétique, dans le fondement idéologique
qui a présidé à leur création, il y avait quelque
chose d'erroné. On est dans une situation où il y a à la
fois faillite des anciennes structures et début de quelque chose de nouveau,
qui pourrait commencer à être formalisé.
Agnès
: Je me demande en t'écoutant si ce que tu aimerais, c'est que ces
collectifs prennent explicitement position sur des problèmes de société,
sur des questions plus larges que celles qui touchent simplement au soutien aux
luttes, et à la limite servent de pôle susceptible d'attirer des
forces nouvelles à travers l'expression d'un point de vue antagonique élaboré.
Ce qui rejoint la question du besoin éventuel d'une forme de continuité
entre une lutte et l'autre, question que certains qui ont la foi syndicaliste
chevillée au corps nous reprochent de ne pas prendre en compte. Sauf que
ce que proposent les " croyants " du syndicalisme, c'est une structure
où tout doit être formalisé. Je suis frappée de voir
combien certains copains syndicalistes radicaux consacrent de temps et d'énergie
dans des batailles de motion avec la conviction que c'est essentiel, comme si
c'était ça la substance de la lutte. Mais non, une structure affichant
les positions les plus justes et les plus radicales n'est une garantie de rien
en termes de lutte sur le terrain.
Guy : Avant d'être un lieu
pour les batailles de conviction (qui peut avoir son utilité), la structure
à construire devrait, de mon point de vue, être d'abord un lieu de
ressources. Quelque chose qui permette de se défendre contre le patronat
plus efficacement, et avec des pratiques plus satisfaisantes, que les vieilles
structures où il y a un intérieur et un extérieur et beaucoup
de patriotisme d'organisation. Dans l'idée de structure, il y a de la place
pour autre chose que ça.
Jean-François : J'ai l'impression
que se structurer n'implique pas la bureaucratie mais ne garantit pas non plus
contre elle. La structuration n'est une garantie de rien. Des tas d'organisations
qui se voulaient antibureaucratiques dans leur fonctionnement sont aujourd'hui
des petites chapelles. D'ailleurs il peut y avoir des organisations bureaucratisées
qui font des choses utiles, et des regroupements informels animés par un
esprit de type bureaucratique. La garantie n'est pas dans les bonnes intentions
inscrites dans les statuts, mais dans la pratique. Et la pratique est souvent
liée au contexte : c'est ce qu'il est possible de faire à un moment
donné.
Si l'on doit puiser dans l'histoire du mouvement ouvrier pour
trouver des sources d'inspiration, plus qu'aux références canoniques
des syndicalistes révolutionnaires ou anarcho-syndicalistes, il faut chercher,
à mon avis, du côté de l'Espagne et de l'époque qui
a précédé la constitution de la CNT, où les choses
se sont mises en place par effet de contamination, où il y avait quantité
de petites organisations locales qui faisaient des choses pertinentes, ce qui
a labouré le terrain. Ou encore du côté des états-Unis
du début du siècle avec les IWW, qui se percevaient comme une structure
internationale et chez qui les permanents étaient essentiellement des agitateurs
qu'on envoyait sur les grèves pour aider à organiser le soutien.
Depuis la fin de la parenthèse des Trente Glorieuses, on se trouve dans
une configuration qui me semble avoir beaucoup de similitudes avec celle du début
du siècle, avec des conflits de classe assez durs et à l'initiative
des patrons, qui ont le sentiment que le rapport de forces est en leur faveur.
C'est donc plutôt dans l'expérience des organisations qui ont fait
leurs preuves à cette époque-là qu'il faudrait puiser aujourd'hui.
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