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S'organiser
tout seuls,
décider tous ensemble
Le mouvement lycéen du
printemps 2005
Sara,
Sabrina (Asnières, 95) et Tom (Clichy-sous-Bois, 93)*
Débat
enregistré le 19 mai 2005, dans le cadre de l'émission " Vive
la sociale ! ", un jeudi sur deux de 19 heures à 20 h 30 sur Fréquence
Paris Plurielle, 106.3 Mhz (diffusion en région parisienne).
Le
mouvement lycéen déclenché par la réforme Fillon de
l'enseignement, malgré son insuccès, a résisté plusieurs
mois. Le temps de faire l'expérience de l'auto-organisation, de la prise
de distance vis-à-vis des syndicats, de la difficulté de mettre
d'autres secteurs en mouvement… et de la répression. Et de comprendre la
nature de ce système. Trois lycéens de la région parisienne
racontent.
"Organizing
on Our Own, Deciding All Together": The High-school Student Movement in spring
2005
Although the movement of high-school students set off by French Minister
Fillon's education reform didn't succeed, it did hold out for several months.
This was long enough to provide participants with experience in self-organization,
to make them warier of the unions, to show them how hard it is to draw other strata
into the movement - and to give them a taste of repression. It was also an opportunity
to develop a clearer sense of what the system is all about. Three students from
the Paris area tell their stories.
Organizarse
solos, decidir juntos. El movimiento de los institutos de segunda enseñanza
de la primavera de 2005
El movimiento de los institutos de segunda enseñanza
provocado por la reforma Fillon de la Enseñanza resistió varios
meses. Tiempo de sobra para experimentar la autoorganización, tomar las
distancias con respecto a los sindicatos, medir lo difícil que resulta
poner a otros sectores en movimiento… y para saber lo que es la represión.
Y tiempo suficiente también para comprender la naturaleza del sistema.
Tres alumnos de institutos de segunda enseñanza de la región parisiense
relatan su experiencia.
Organizzarsi
da soli, decidere tutti insieme. Il movimento dei liceali della primavera 2005
Il
movimento dei liceali, scatenato dalla riforma Fillon dell'insegnamento, nonostante
il suo insuccesso, ha resistito durante parecchi mesi. Il tempo di fare l'esperienza
dell'autorganizzazione, della presa di distanza rispetto ai sindacati, della difficoltà
di mettere altri settori in movimento... e della repressione. E di comprendere
la natura di questo sistema. Tre liceali della regione parigina raccontano.
Sara
: Ça a commencé tout bêtement par une réunion dans
un café d'une dizaine de personnes venant de différents coins d'Ile-de-France,
qui étaient membres de syndicats lycéens, d'organisations politiques
ou indépendants. Dans cette réunion la décision a été
prise d'organiser une AG à la fac de Nanterre, et l'info a été
mise en circulation pendant la manif interprofessionnelle du 20 janvier. C'est
comme ça que nous avons pu nous y joindre.
À cette AG, ils nous
ont expliqué ce qu'était la réforme Fillon et ils ont appelé
à une manif début février, demandant qui était volontaire
pour assumer les différentes tâches. Nous sommes ensuite retournés
dans nos lycées, et le matin de la manif nous sommes passés dans
les classes expliquer ce qu'était la réforme. Dans notre lycée,
nous avons réussi à faire venir 250 personnes. On était 3000
au total à cette manif, qui n'était pas déclarée,
qui n'avait pas de service d'ordre. Puis il y a eu une AG, où on a décidé
d'appeler à une nouvelle manif. Et entre-temps chacun s'est organisé
sur son lycée.
Sabrina : C'est comme ça qu'un peu partout
des groupes se sont organisés pour mobiliser les lycéens. Les syndicats
lycéens nous ont beaucoup aidés au début.
Sara : Ils ont
joué un rôle important au départ des mobilisations, et aux
plus grosses manifestations ils étaient là. Ils ont des moyens,
de l'argent, beaucoup d'argent, donc ils peuvent facilement mobiliser : ils avaient
leurs camions, leurs tracts qu'ils pouvaient tirer eux-mêmes...
Sabrina
: Ils nous ont aidés aussi en nous expliquant comment organiser un
service d'ordre. Mais c'est vrai qu'à un certain moment de la mobilisation,
on s'est rendu compte qu'on n'avait plus besoin d'eux.
Action syndicale et
mouvement en parallèle
Sara : En fait, je crois qu'on a toujours
agi en parallèle aux syndicats. On ne partageait jamais le même cortège.
Et à un moment donné, on a compris que les manifs République-Bastille,
ça ne faisait rien avancer du tout. Il y a eu cinq, six manifs de suite
où ils venaient avec leurs autocollants, où ils balançaient
de la musique de Britney Spears depuis leurs sonos, mais où ils n'apportaient
aucun message politique ; alors que nous, on était là pour manifester.
En plus, ils faisaient des AG en même temps que les nôtres. En fait
ils ne voulaient pas reconnaître la légitimité d'une coordination
hétérogène et autogérée. Chez eux, les décisions
étaient prises par ceux qui sont à la tête des syndicats,
et nous on ne fonctionnait pas de cette façon-là. Ils ne nous ont
pas considérés comme réellement légitimes.
Tom
: Au départ, nos syndicats ne reconnaissaient pas qu'il y avait un
mouvement naissant. Ils partaient de l'idée que les syndicats sont censés
défendre les intérêts lycéens et qu'on ne peut pas
faire avancer ses revendications en dehors du syndicat (moi aussi, je pensais
comme ça, au début, j'ai même essayé de monter une
antenne de la FIDL). Dès le début, la FIDL a parlé devant
les micros des journalistes au nom des lycéens, or on sait que la majorité
des lycéens ne sont pas syndiqués. Il y avait effectivement parallélisme
entre, d'une part, une structure permanente et, d'autre part, des lycéens
qui pensaient pouvoir faire les choses par eux-mêmes, de façon indépendante,
et, surtout, qui s'autorisaient à poser des questions politiques, et pas
seulement d'ordre syndical, crayons et compagnie.
Sara : Devant les
médias, toutes les revendications étaient portées par l'UNL
et la FIDL, mais c'était pas du tout les nôtres. Eux disaient : on
veut le rétablissement des TPE et négocier avec le ministre, c'est
tout. Nous, on voulait l'abrogation de la loi Fillon. À un moment donné,
on a fait une AG commune avec l'UNL : comme l'UNL avait payé les billets
de train, ils étaient beaucoup plus nombreux, et on n'a même pas
pu faire passer le mot d'ordre " Fillon, démission ! ". Moi,
j'ai eu l'impression qu'ils étaient là pour récupérer
des lycéens. En plus je me suis fait sortir par le service d'ordre de SOS
Racisme... On s'est donc rendu compte que si on voulait pas se faire bouffer par
eux, il fallait s'organiser en parallèle.
Tom : II y avait aussi
des désaccords sur l'interprétation de la réforme (qui n'était
pas encore une loi). Les syndicats défendaient certains petits points de
cette réforme et n'en rejetaient pas la philosophie d'ensemble. Alors que
beaucoup de lycéens pensaient qu'il y avait une logique dans cette réforme,
illustrée notamment par la phrase qui dit que l'éducation doit être
couplée avec le marché. Rejeter une réforme dans sa forme
ou dans sa logique, ce n'est pas la même chose. D'un côté vous
en rejetez l'essence, de l'autre vous acceptez qu'elle passe après quelques
remaniements. Et, par la suite, une fois que la loi est passée en urgence,
l'attitude des syndicats a été de l'entériner.
Sara
: II y a des raisons stratégiques à cela. Je ne crois pas qu'ils
auraient accepté la radicalisation du mouvement. Ces syndicats sont nés
à l'initiative du Parti socialiste. Or, un mouvement de contestation d'une
loi, ça engendre forcément une volonté de sanctionner le
gouvernement. Et, à la veille du référendum européen,
ils ne voulaient pas qu'une véritable colère prenne forme contre
ce gouvernement et entraîne les gens à voter massivement non à
la Constitution. Ces syndicats reçoivent des subventions de l'État,
mais peut-être aussi, on ne sait pas, du Parti socialiste.
Tom : Je
voudrais rappeler que la FIDL a été créée en 1986
à l'initiative d'un membre de SOS Racisme, dont on sait que c'est un sas
d'entrée pour le PS. Mais ce n'est pas tellement ça l'important,
parce qu'on peut simplement se renvoyer la balle : eux, de leur côté,
ils nous traitent de gauchistes... L'important, c'est que nos syndicalistes en
restent à la question des TPE et des options, alors qu'une partie de la
jeunesse conteste le gouvernement et surtout a ouvert son regard sur le reste
de la société, s'est intéressée aux sans-papiers,
aux précaires... Ce qui ne veut pas dire que la question de la loi Fillon
passe à la trappe, mais qu'on a un regard sur la société
qui a produit cette loi.
Un mouvement en trois phases
Sabrina : II y a eu trois phases dans ce mouvement. Dans la première, il y avait
une vingtaine de lycées très mobilisés. Puis ça s'est
un peu épuisé, les syndicats sont partis, et on a décidé
que République-Bastille ça suffisait. Au cours d'une manifestation,
on a dévié très spontanément vers l'Assemblée
nationale. Une trentaine de personnes ont réussi à passer le cordon
de policiers, et les autres sont restés derrière, un peu comme si
on encerclait les flics... On a fini par se retrouver tous en AG à Jussieu,
et l'idée a été lancée qu'il fallait maintenant faire
" du bordel organisé ". Et c'est ce qu'on a fait : depuis les
manifs se sont toujours écartées du parcours annoncé, ce
qui a donné beaucoup de fil à retordre aux CRS. Ça, c'est
la deuxième phase. La troisième phase, ça a été
la surprise. On s'attendait à ce que le mouvement soit épuisé,
et on a retrouvé dans une manif un nombre impressionnant de lycéens
du 93, pour qui c'était le plus souvent la première manif. On a
alors choisi de rester sur place en fin de manif, à la Nation ; on a quand
même tenté de forcer le barrage de CRS, on s'est fait gazer, des
policiers en civil se sont fait tabasser... plein d'embrouilles... mais c'était
bien, c'était autre chose. C'est à ce moment-là qu'on s'est
rendu compte que les régions se relayaient. Quand quelque part ça
s'essoufflait, ça redémarrait ailleurs, et ça s'organisait
très vite, c'était impressionnant. C'est quelque chose qui a étonné
beaucoup de monde, qu'on puisse s'organiser rapidement comme ça, en s'appelant
directement à des réunions par téléphone. C'est de
cette manière que se sont montées les coordinations régionales.
Ça s'est fait dans le 92 nord, le 95, le 78, le 93, dans certains arrondissements
de Paris, à Toulouse, à Lille...
Tom : Le 93 est un département
qui s'est mis tard en lutte, mais il y avait trois lycées mobilisés
dès le début. Il faut savoir que les phases successives correspondent
à plusieurs événements. Sur Paris, jusqu'à la manifestation
du 8 mars où il y a eu des casseurs, la mobilisation était très
forte numériquement. Après nous étions moins nombreux. Mais
quand je suis allé à la FIDL, dont j'étais membre, demander
un tract expliquant la loi Fillon, ils n'en avaient pas... or c'était déjà
fin février : on voit bien qu'il y a d'un côté une lutte de
lycéens qui s'organisaient tant bien que mal et de l'autre des syndicats
qui contestaient faiblement. Cette première phase a amené beaucoup
de lycéens à penser qu'il fallait faire autre chose puisque les
syndicats avaient entériné la loi.
Sara : La loi Fillon,
petit à petit, a fini par être reléguée au second plan.
Les gens commençaient à avoir une conscience politique beaucoup
plus large. Petit à petit on s'est dit qu'il n'y avait pas que la loi Fillon.
Sabrina : Et on a commencé à comprendre que la logique de cette
réforme allait dans le sens de tout ce qui se passe en ce moment, de la
logique ultralibérale ; qu'elle s'inscrivait dans un contexte. On n'en
était pas très conscients avant.
Les tentatives d'élargissement
Tom
: Après la démission des syndicats, beaucoup de lycéens
nous ont rejoints, et les syndicats ont fini par ne plus représenter personne.
Les rares syndiqués nous ont rejoints pour continuer la lutte. La coordination
lycéenne n'est pas vraiment quelque chose de structuré. C'est un
mouvement. Tout le monde peut y prendre la parole, même si seuls les lycéens
peuvent prendre part au vote.
Sabrina : Au départ on n'autorisait pas
les étudiants ou les salariés à y participer. Puis, ensuite,
on s'est dit qu'ils pouvaient y apporter des choses, qu'on ne pouvait rien faire
s'il n'y avait pas convergence des luttes, et là on a commencé à
appeler les autres secteurs à rejoindre le mouvement. Non seulement à
nous soutenir, mais aussi à lutter contre toutes les mesures qui les attaquent
eux en ce moment. Ce qui ne s'est pas vraiment fait.
Sara : Au début
on était fiers, on se disait : on est là, c'est notre mouvement,
c'est nous qui le dirigeons. Mais très vite on s'est rendu compte qu'on
ne pouvait pas aboutir si on était seuls. Donc on a commencé à
envoyer des gens dans les bureaucraties syndicales pour leur dire : il faut que
vous nous rejoigniez. On y allait tout le temps, tout le temps, c'était
très chiant, mais notre objectif à tous, c'était de déclencher
un nouveau Mai 68. On se disait : il y a 10 % de chômage aujourd'hui, c'est
pas possible que ça ne réagisse pas... Et on y croyait réellement.
Par la suite on a vu qu'on n'était pas suivis (sauf par SUD et la CNT,
qui nous ont accompagnés dans les manifs depuis le début). Et maintenant
on essaie d'interpréter ça, mais à vrai dire on ne comprend
pas vraiment.
Sabrina : On a pensé très vite aux conséquences
de 2003 : la peur des profs qui ont perdu parfois la moitié de leur salaire
pour fait de grève et qui sont un peu découragés - beaucoup
d'ailleurs ont sorti cette excuse. Mais on a appelé aussi les salariés,
surtout ceux du service public, lors de la grande manif sur les salaires. On espérait
alors qu'on serait suivis, mais au lieu de nous soutenir ils ont négocié
des augmentations...
Sara : II n'y a pas eu vraiment de convergences.
Et
les profs ?
Sara : On s'est surtout tournés vers les syndicats
de profs. SUD et la CNT ont déposé tous les préavis de grève
au moment des manifs, la FSU s'est mobilisée, mais seulement localement,
comme en Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne , en venant aux manifs ou même
en faisant grève.
Sabrina : Il y a eu des grèves ponctuelles,
par régions surtout, là où il y avait quelques syndiqués
qui se décidaient à faire bouger leurs collègues.
Tom
: Les initiatives ont été très locales, effectivement.
La FCPE, par exemple, nous a bien soutenus sur Paris, mais pas du tout sur Toulouse.
Le SNES-FSU a déposé des préavis de grève dans le
93 quand nous l'avons demandé. Mais c'est vrai qu'on aurait aimé
une forte mobilisation de la part de nos professeurs. En tant qu'élèves,
nous sommes allés voir nos profs, moi je l'ai fait dans dix établissements
et j'ai reçu à peu près partout les mêmes réponses,
du style : " Vous auriez dû nous suivre quand nous faisions grève
en 2003 " (chose étonnante, car c'était une grève sur
la retraite...), ou bien : " C'est trop tard, le mouvement est mort ",
ou encore : " On attend que nos syndicats déposent un préavis
de grève " - et inversement les syndicats nous répondaient
qu'il fallait que la moitié des professeurs demandent eux-mêmes un
préavis...
Sara : Au bout d'un moment on a eu l'impression qu'ils
nous prenaient pour des cons. Par contre, pour le collectif anti-répression,
ils ont tous signé. Autrement dit, ils attendent qu'on ait des procès
sur le dos, qu'on se fasse matraquer, gazer, etc. pour se bouger...
Sabrina
: Il y en avait sans doute aussi qui pensaient : c'est pas des gamins qui vont
nous dire ce qu'on doit faire ! Plus d'une fois on nous a dit : " Vous devriez
être en cours pour préparer votre avenir. " Notre réponse,
c'est : " Quel avenir ? " On voit ce qui se passe, ce qui nous tombe
dessus, la logique qui tourne autour de nous, et on se dit qu'on ne veut pas de
cet avenir-là. C'est justement en descendant dans la rue et en revendiquant
qu'on espère changer les choses. Vous, vous connaissez tous les problèmes
que vous endurez déjà dans cette société, et nous
on est la génération qui sait qu'elle vivra moins bien que ses parents.
Donc on fait quoi ?
Sara : II y a quand même des profs qui nous
ont soutenus très activement, qui se sont enchaînés avec nous...
mais ils étaient toujours minoritaires. Il y en a même un qui a fait
voter une motion contre la loi Fillon au conseil d'administration. Mais le reste
des profs n'étaient pas informés, ils n'en avaient rien à
foutre. Quand on faisait des interventions dans les salles de profs on avait droit
à des : " Ah bon ! ".
Tom : Au moment des blocages de lycées,
il y a eu aussi des profs qui nous ont soutenus en parole mais pas dans les faits,
car en fait ils n'étaient pas d'accord avec la forme de l'action. J'en
ai même vu un qui rameutait les élèves pour pouvoir pénétrer
à l'intérieur et faire cours.
Les blocages
Sabrina : On s'est rendu compte que les blocages, c'était un bon moyen d'informer
les lycéens et d'obtenir qu'ils donnent leur avis. Dans notre lycée
on était trente mobilisés, et le blocage nous a permis de réunir
cinq cents personnes devant le lycée et de dire : " Voilà où
en sont les choses, est-ce qu'on vote la grève ? " À l'immense
majorité, ça a été : oui, on fait grève et
on va à la manif l'après-midi. Le blocage, c'était un moyen
de savoir ce qu'ils pensaient, et de pouvoir les informer.
Sara : Au
départ, on nous a dit : ce que vous faites, c'est pas démocratique.
Sauf que la démocratie, c'est de pouvoir réunir tout le monde et
de prendre l'avis de tout le monde. Or on n'a pas d'espace pour ça, dans
les couloirs du bahut on ne fait que se croiser. Donc on est arrivé devant
le lycée à 9 heures du matin, on est monté sur des poubelles
avec des mégaphones, on a expliqué ce qu'on faisait et pourquoi,
et tout le monde s'est prononcé pour le blocage. Le noyau actif s'est élargi.
Mais, dès le deuxième blocage, certains se sont fait taper dessus
par d'autres qui voulaient rentrer, et au troisième blocage on a eu des
œufs sur la gueule... On s'est rendu compte très vite que ce n'était
plus une bonne solution, que ça ne servait à rien d'insister.
Tom
: Les blocages d'abord et les occupations ensuite pouvaient permettre de négocier
nos droits. Le droit d'avoir une salle, ou un panneau d'affichage, par exemple.
(Dans certains lycées, ce droit a été reconquis, car il était
généralement très difficile d'obtenir qu'il soit respecté.)
Si le blocage ne peut pas marcher à long terme, il reste l'occupation de
nuit. Au lycée Bouloche, elle a duré au moins trois mois. L'occupation,
c'est très fatigant, mais ça permet d'installer la contestation
au sein du lycée : avec les banderoles plantées dans la cour, les
élèves voient qu'il y en a qui continuent à se battre. Et
puis l'idée nous est venue de mettre en place des cours en parallèle
au moment du blocage, et c'est vrai que si on avait été plus soutenus
par les profs, ça aurait pu se faire.
Sabrina : Beaucoup de profs
étaient contre les blocages parce que ça empêchait les cours,
mais l'occupation c'est différent. Organiser des ateliers-débats,
des cours en parallèle, ç'aurait pu être un atout pour la
mobilisation, pour faire participer les profs à la lutte, mais ça
n'a pas beaucoup pu se faire. On s'est beaucoup entraidés pour ne pas totalement
décrocher des cours, mais c'est vrai que si les profs avaient été
avec nous, on aurait pu beaucoup mieux s'organiser sur toutes les questions pratiques.
L'essoufflement
Sabrina
: Les arguments de ceux qui ne se mobilisaient pas, c'était : "
Le bac arrive ", " Ma mère veut pas que j'aille en manif ",
" On va se faire racketter ou tabasser par des casseurs ", tout plein
d'excuses comme ça. Mais il y avait aussi la pression administrative, la
menace de l'avertissement. Et il y en a qui se sont fait virer de chez eux pendant
le mouvement ! À côté de cela, il y avait ceux qui ne voulaient
prendre la peine de s'investir : " Les AG, c'est la cohue, j'ai pas envie...
", les suiveurs, quoi - qui, dès qu'il y a eu baisse de la mobilisation,
ne suivaient plus vraiment...
Sara : La suite du 20 avril et de l'occupation
de l'annexe du ministère, où on a été 180 à
subir une garde à vue pendant au moins vingt-quatre heures, ça a
mis fin à quelque chose. Ça a démoralisé tout le monde.
En plus, trois jours après c'était les vacances. Les manifs qui
ont suivi se sont plutôt bien passées, mais elles étaient
surtout centrées sur la répression. On a un moment envisagé
de bloquer le bac, mais on se rend compte maintenant que ce n'est pas possible.
À présent, le mouvement s'axe davantage sur le collectif antirépression.
Les dernières manifs sur Paris ont plus été contre la répression
que contre la loi.
Les médias
Sabrina : Ça a été
un grand sujet de discussion dans nos AG. Vu le rôle qu'ils jouent dans
cette société, on a évidemment tendance à soigner
son image dans les médias. Or le traitement qu'ils nous ont réservé,
ça n'a pas été brillant.
Sara : Au début,
le discours des médias, c'était : " Ce mouvement est conduit
par la FIDL, l'UNL et le CAL, organisation proche de la LCR et d'Alternative libertaire.
" Ce qui est complètement faux : les CAL n'existaient pas et on n'était
pas membres d'une organisation (il y avait même parmi nous quelques jeunes
UMP qui étaient contre la réforme). C'est quand les syndicats sont
partis que les médias ont dû reconnaître qu'il y avait malgré
tout un mouvement. Alors on est devenu des radicaux d'extrême gauche...
Il y a des figures de la coordination qui sont apparues très souvent dans
les médias. Les médias ont fabriqué des " porte-parole
", ils ont tenté de nous faire passer pour des syndicats conventionnels.
Sabrina
: Dans cette société on peut pas imaginer que des gens décident
quelque chose sans qu'il y ait au-dessus une hiérarchie. On avait beau
dire aux médias : " II n'y a pas de leaders, seulement des gens plus
ou moins motivés, il suffit d'être lycéen et mobilisé
pour faire partie de la coordination, donc il ne peut pas y avoir de hiérarchie
", c'est quelque chose qu'ils n'ont absolument pas compris. C'est un phénomène
de société. Et ça c'est un problème qu'on n'a pas
résolu
En plus, le moment où les médias ont le plus parlé
du mouvement, c'est à la suite de la manif du 8 mars, où il y a
eu des vols, des voitures et des vitrines cassées. Mais c'était
pour dire : après ça, les lycéens n'oseront plus ressortir.
Tom : Le mouvement lycéen s'est battu très seul. Mais
la lutte peut exister sans les médias. Ce n'est pas parce que les médias
vous ignorent que vous n'existez pas. Maintenant je vois un peu partout des analyses
de sociologues, de journalistes... sur ce que nous avons été, sur
ce qu'est le devenir de la jeunesse. Nous avons donc réussi quand même
à exister.
Les " casseurs "
Sabrina : Les médias
ont beaucoup jeté la faute sur ces casseurs, et fait des tas de réflexions
malsaines, qui ne servaient à rien, sur une supposée division sociale
des jeunes... Alors que notre réflexion à nous, c'était :
on est confrontés à un problème, on fait quoi ? comment on
s'organise ? est-ce qu'on fait un service d'ordre musclé ou plutôt
diplomatique ?...
Sara : Deux jours après le 8 mars, il y a d'ailleurs
eu une manif interprofessionnelle où les syndicats ont assuré le
service d'ordre. Et cette fois-là, tous les Noirs en capuche et les Arabes
en casquette ont été empêchés de rentrer dans le cortège,
alors que c'étaient des lycéens qui venaient manifester avec leurs
potes !
Sabrina : Il y avait une sorte de psychose généralisée,
et le service d'ordre musclé n'arrangeait rien. Moi, c'était surtout
de lui que j'avais peur... Alors qu'ensuite on s'est aperçu qu'il suffisait
de leur parler, aux mecs qui rôdaient autour du cortège, pour qu'ils
changent de comportement.
Tom : La lumière n'a pas été
faite sur tout ce qui s'est passé. Je rappelle que des députés
de l'opposition ont demandé une enquête parlementaire, qui n'a toujours
pas été acceptée. Pour l'instant on a très peu d'informations,
les choses ne sont pas claires. Une chose est certaine, c'est qu'après
le 8 mars, les manifs ne faisaient plus cent mille personnes... et que la loi
est passée en urgence.
Un bilan sacrément positif
Sara
: Je pense que ce mouvement a créé une conscience politique
chez beaucoup de jeunes et que beaucoup d'entre nous continueront à militer.
Même si on n'a pas gagné sur notre revendication initiale, on a gagné
sur ce point-là.
Sabrina : On a prouvé qu'on était
capables de s'organiser tout seuls, que tout le monde pouvait participer, qu'on
décidait tous ensemble. Des articles disant que les jeunes étaient
lobotomisés par la télé, les jeux vidéo, etc., on
en a lu des quantités, mais là je crois qu'on leur en a mis plein
la vue.
Sara : Ça a permis de montrer qu'un mouvement qui s'est
débarrassé très tôt des bureaucraties syndicales et
qui a fonctionné tout seul et sans organisation a su durer très,
très longtemps. C'est quand même le mouvement de jeunes qui a duré
le plus longtemps depuis Mai 68. Ça montre que l'autogestion, l'auto-organisation,
ça permet de faire de grandes choses.
Sabrina : On est les premiers
lycéens à avoir lutté pendant quatre mois d'affilée.
On est les meilleurs !…
Tom : L'aspect positif de cette lutte, c'est
qu'elle a planifié notre vie, qu'on s'est fait beaucoup d'amis, qu'elle
a permis notre émancipation, qu'elle nous a fait porter un regard sur l'ensemble
de la société, sur toutes les décisions qui sont prises dans
les ministères et sur les conséquences réelles du chômage,
de la précarité et d'une destruction d'une partie de la culture.
C'est un bilan très, très positif. Et la coordination lycéenne,
même si elle n'a pas été reçue par le ministre, elle
a prouvé qu'elle avait son existence propre. Beaucoup d'entre nous sont
en seconde ou en première, donc rendez-vous l'année prochaine !
Quant aux élèves de terminale, ils essaieront de faire bouger les
choses dans les facs...
Le
mouvement lycéen a, plusieurs mois durant, fait l'objet d'une répression
policière d'une dureté que l'on avait rarement connue ces dernières
années. Rassemblements et manifestations dispersés par les CRS,
matraquages, interpellations particulièrement brutales, visant souvent
les " meneurs " que les " forces de l'ordre " avaient préalablement
ciblés. Et qu'elles accablent actuellement, dans les divers procès
en cours au moment où nous écrivons, où les témoignages
à charge des policiers semblent avoir en soi valeur de preuves, quels que
soient les éléments fournis par la défense.
Or qui a
permis ce travail de ciblage ? Les Renseignements généraux. Normal,
c'est pour cela qu'ils sont payés. On comprendra donc qu'au message de
soutien de SUD Intérieur (dont les RG constituent l'essentiel des effectifs),
le collectif de soutien aux victimes de la répression du mouvement lycéen
1 ait répondu par le communiqué suivant (adopté à
la majorité) :
" Le collectif de soutien aux victimes de la répression
du mouvement lycéen a reçu le communiqué de Sud Intérieur.
Le collectif ne peut accepter ni participation ni soutien d'une organisation dont
les membres ont comme fonction sociale la surveillance et la répression
des mouvements sociaux. "
On ne peut que déplorer que la lucidité
politique dont ont su faire preuve le mouvement lycéen et leurs soutiens
ait manqué à tous ces délégués de Solidaires
qui ont plébiscité Sud Intérieur à leur dernier congrès,
en décembre 2004.
(1) Contact : comite.soutien@laposte.net
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