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La guerre du prix des transports

Mané Ludd

 

Récit, écrit à chaud par un des participants, des trois semaines de révolte populaire qu'a connues en 2004 la ville de Florianopolis (Brésil) contre l'augmentation du prix des bus imposée par l'oligarchie locale, détentrice du pouvoir économique et politique. Où l'on voit grandir et s'affirmer, sous l'impulsion d'un groupe de jeunes révolutionnaires, un mouvement imaginatif, combatif, capable de faire apparaître les contours des classes.

Transportation Price War
A participant recounts the three weeks of mass revolt that rocked the city of Florianopolis, Brazil in 2004. The movement was sparked by the increase in bus fares imposed by the local oligarchy that holds economic and political power in the city. Stimulated by a group of young revolutionaries, an imaginative, militant movement took shape, one capable of highlighting the boundaries between social classes.

La guerra del precio de los transportes
Relato escrito, en el calor de los acontecimientos, por uno de los participantes en las tres semanas de la rebelión popular que aconteció en la ciudad de Florianopolis (Brasil) con motivo del aumento del precio de las autobuses impuesto por la oligarquía local, detentora del poder económico y político. En el relato, asistimos a la afirmación, a impulsos de un grupo de jóvenes revolucionarios, de un movimiento imaginativo, combativo, capaz de poner al descubierto los contornos de las clases.

La guerra del prezzo dei trasporti
Cronaca, scritta a caldo da uno dei partecipanti, delle tre settimane di rivolta popolare che ha conosciuto nel 2004 la città di Florianopolis (Brasile) contro l'aumento del prezzo degli autobus imposto dall'oligarchia locale, che detiene il potere economico e politico. Si vede crescere ed affermarsi, sotto l'impulso di un gruppo di giovani rivoluzionari, un movimento fantasioso, combattivo, capace di fare apparire i contorni delle classi.




Des documentaires seront produits, et probablement des livres publiés, sur ce qui a été, et qui reste, la plus grande révolte populaire depuis que cette ville porte le nom de Florianópolis. Bien qu'une incertitude demeure quant à l'aboutissement de la revendication centrale de ce soulèvement populaire, je me propose de fixer mes souvenirs sur support électronique avant qu'ils ne s'effacent de ma mémoire, sans prétendre faire une analyse ni un récit détaillé de ce qui s'est passé ces deux dernières semaines.
Ce mouvement populaire a été le plus vaste qu'ait connu cette ville dans les huit dernières décennies, en ceci qu'il a cumulé une forte participation, des formes percutantes d'action directe et un bon niveau d'organisation et de conscience. Cette révolte ne s'est pas exprimée sous la simple forme d'un coup de colère, qui finit par s'épuiser tout seul, elle a su trouver des formes d'organisation horizontales et multiples, faisant le lien entre, principalement, mais pas exclusivement, des associations communautaires et des associations étudiantes.
Pour saisir la genèse de ce " mouvement contre l'augmentation du prix des bus ", et sans même chercher bien loin, il faudrait mettre en évidence la réalité actuelle des transports en commun à Florianopolis et le contexte politique dans lequel elle s'inscrit, ainsi que les activités développées par certaines associations communautaires et principalement la Jeunesse Révolution indépendante (JRI) et l'initiative Campagne pour des transports gratuits, lancée par elle il y a quatre ans.

De Buzu à la révolte
Le 5 mars de cette année, je me suis rendu au Centre culturel intégré pour regarder le film vidéo A Revolta du Buzu, qui devait être projeté ce soir-là et servir de principal pôle d'attraction pour le lancement de la Campagne pour des transports gratuits 2004 (1). Le documentaire portait sur la la révolte, étudiante essentiellement, qui a paralysé la ville de Salvador pendant trois semaines contre l'augmentation du prix du billet de bus (2). Révolte qui a pris un caractère autonome, indépendant des partis, sans leaders…
Dans la salle il y avait une quarantaine de personnes ce jour-là. J'étais à cent lieues d'imaginer que quelques mois plus tard, les personnes présentes, deux fois moins âgées que moi pour la plupart, mettraient la ville en émoi et joueraient un rôle aussi fondamental dans tout ce qui s'est passé ces deux dernières semaines à Florianopolis.
Après la projection, il y eut des discussions sur les insuffisances du mouvement à Salvador, sur ses erreurs et ses succès, et l'on se demanda pourquoi ils n'avaient pas réussi à obtenir satisfaction sur leur revendication principale, à savoir la baisse du prix du ticket de bus. Ce que l'on pourrait en conclure en gros, c'est qu'il avait manqué un certain degré d'organisation. Les événements de la ville de Salvador montraient que le mouvement devait faire très attention à l'intervention d'éléments politicards, notamment d'organisations étudiantes qui prétendent se faire passer pour ses représentants (alors que la plupart du temps ils ne font que prendre le train en marche) et qui finissent par négocier dans les cabinets des propositions totalement étrangères à la volonté populaire. A Revolta do Buzu est ensuite passé dans des écoles un peu partout dans Florianopolis et la JRI/Campagne pour des transports gratuits a fait tout son possible pour organiser et susciter ce mouvement.
En juin 2003, la JRI faisait l'analyse suivante de la situation politique et sociale à Florianopolis, analyse qui a servi à orienter ses efforts à venir :
" Aujourd'hui, une des grandes formes d'accumulation de capital "légal", fondé sur l'exploitation des travailleurs et de la population, c'est le transport en commun privé, illégal, organisé sans autorisation, sans transparence, favorisant les entreprises liées à la famille Amin qui se trouve au pouvoir (le mari siège au gouvernement de l'État et son épouse à la préfecture). Avec les pouvoirs qu'ils détiennent dans l'appareil d'État, dans les institutions politiques, dans la justice, les propriétaires des entreprises de transport ont créé toutes les conditions "légales" pour tirer un maximum de profit du transport collectif dans cette ville, l'un des plus chers au monde ! Cette situation pèse lourdement sur la population et suscite une forte indignation chez tous ceux qui sont obligés d'emprunter ces moyens de transport. Depuis trois ans, nous menons campagne pour l'accès libre aux transports, campagne qui a été un important premier pas dans la lutte contre les propriétaires des moyens de transport collectif. Aujourd'hui nous sommes prêts à défendre cette revendication jusqu'à la victoire. Si nous voulons concentrer notre activité militante sur un point précis, c'est bien dans ce secteur qu'il faut porter nos efforts. C'est dans la lutte contre les conditions de transport dans la ville que nous pouvons rassembler et enflammer la population contre les secteurs les plus arriérés, oligarchiques, qui organisent l'exploitation et s'en partagent les profits :
- Guerre aux exploiteurs des transports en commun de Florianopolis.
- Mobilisation et paralysie le jour de l'inauguration du "système intégré" et d'une hausse probable du prix des billets.
- Lancer le débat sur la question d'un contrôle étatique des transports en commun de la ville. "
La guerre du prix des transports qui s'est déroulée ces dernières semaines à Florianopolis n'a pas été le simple produit du spontanéisme. Dans toute révolte ou soulèvement populaire, celui-ci a sa part, mais, en l'absence d'organisation, la révolte et le spontanéisme s'égarent dans des actions et des formes de protestation isolées. Ce fut grâce à l'effort d'organisation et de préparation assumé par la JRI principalement, en particulier cette dernière année, que la révolte et l'indignation populaire ont trouvé un débouché et une forme de continuité qui leur ont permis de faire échec à la préfecture et d'empêcher toute augmentation.
Le passage transcrit plus haut résume pratiquement tout ce qu'il faut savoir sur l'état des transports en commun à Florianopolis et le contexte politique dans lequel il s'inscrit. Ajoutons à cela que la préfète Angela Amin est l'un des associés de la plus grande entreprise de transport en commun de la ville (ce que la presse bourgeoise n'a jamais évoqué dans toute cette affaire). Une oligarchie se trouve aux commandes de Florianopolis et de l'État de Santa Catarina depuis quelques dizaines d'années, qui s'est constituée sous la dictature militaire et qui fonctionne comme une véritable mafia ; elle contrôle les transports en commun, fait élire des hommes politiques et constitue le principal pouvoir économique de la ville. En août 2003, un nouveau système de transport en commun qualifié d'" intégré " a été inauguré, avec plusieurs nouveaux terminaux. Outre l'augmentation des prix décrétée à cette occasion, le système a de toute évidence été pensé pour rationaliser les coûts et accroître les bénéfices des entreprises, sans souci du temps et du confort de l'usager. Décrire toutes les absurdités du nouveau système du point de vue de l'usager occuperait plusieurs pages. Un seul exemple : des changements ont été imposés sur des parcours qui jusque-là étaient directs, dans des quartiers proches du centre. Au moment de l'inauguration, il y a eu des protestations déjà, des autobus ont été brûlés ici ou là, des terminaux fermés, mais rien qui permette de remettre en service certaines des anciennes lignes. Il manquait peut-être un vaste appel, un gros effort préparatoire, quelque chose qui donne un visage au mouvement, quelque chose à quoi s'identifier, et une forme d'articulation…
La révolte contre la récente augmentation des prix a libéré du même coup la révolte accumulée contre le nouveau système de transport. Quant aux prix, disons pour en donner une idée que, même au tarif antérieur, beaucoup de trajets de moins de dix à douze kilomètres coûtent moins cher en voiture, même avec une seul personne à bord, que par les transports en commun !

La JRI
L'organisation Jeunesse Révolution indépendante est née lorsque le groupe Jeunesse Révolution de Florianopolis s'est séparé du courant trotskiste O Trabalho mais aussi du PT (3). La JRI a évolué vers des positions non partidaires, autonomes et libertaires (quelques exemples de cette évolution : sa position face au système électoral, la pratique du consensus à l'encontre du centralisme démocratique, et une attitude éthique malheureusement rare dans l'extrême gauche). C'est en prenant conscience du fait qu'il est impossible de mobiliser la jeunesse sur des conceptions bolcheviques qu'elle a choisi de s'en démarquer. Aujourd'hui la JRI ne se définit pas comme trotskiste, léniniste, marxiste ou anarchiste, mais tout simplement comme révolutionnaire. En un sens, le conflit sur l'augmentation du prix des transports a prouvé la justesse et le caractère actuel des conceptions politiques et organisationnelles historiquement liées à l'anarchisme. Ce qu'admettent y compris les bolcheviques locaux. Aucun parti ou organisation de type bolchevique n'aurait réussi à mettre sur pied, à fomenter et à catalyser une telle mobilisation, surtout dans le milieu des jeunes.
Les fils de léninistes, de retour à la maison après une journée de manifestation, étaient systématiquement réprimandés par leurs parents sur le thème : " Quel bordel, ce que vous faites là ! Il vous manque une direction… ! Ça ressemble à un truc d'anars ! "

Le 28 juin
Le 22 juin, le conseil municipal vote une augmentation de 15,6 % du prix des billets d'autobus, devenus ainsi les plus chers de tout le Brésil, pour un système de transport foncièrement mauvais. La Campagne pour des transports gratuits appelle à une grande manifestation contre l'augmentation le lundi 28 juin, soit le lendemain de l'entrée en vigueur des nouveaux prix. L'action doit avoir lieu toute la journée, et finir à 17 heures devant le terminal du centre (TICEN).
L'avenue Paulo-Fontes, devant le TICEN, est bloquée dans les deux sens par les manifestants. Le terminal de Canasvieiras (TICAN) est bloqué toute la matinée par des membres de la communauté locale (4), et l'on peut voir la police intervenir pour protéger les manifestants contre les agents de la sécurité privée qui les agressent. Ailleurs, d'autres terminaux sont bloqués par les populations locales. La population du nord de l'île se montre la plus combative, ce qui s'explique par le fait qu'elle est la plus affectée par l'augmentation des tarifs : pour le moindre trajet elle doit débourser 3 reais. Bloquer ou tenter de bloquer le TICAN sera une constante des jours de manifestation. La police décrétera même l'interdiction d'y circuler à partir d'une certaine heure.
L'avenue Paulo-Fontes sera fermée tous les jours, d'autres terminaux le seront de façon plus ou moins fréquente, en fonction de la force des manifestants. L'avenue Mauro-Ramos sera bloquée quelques jours.
Ceux qui manifestent devant le TICEN sont dans leur grande majorité des élèves des lycées publics (ce lundi-là, je me sens presque un patriarche au milieu de toute cette jeunesse). Ce qui explique que les médias ont, non sans raison, associé le mouvement aux lycéens. Ils ont été réellement la composante essentielle du mouvement, son avant-garde, surtout dans les manifestations du centre-ville. Il s'agissait essentiellement d'élèves du secondaire. Les étudiants, avec leur discours ampoulé et leur aura de contestataires historiques, ont été en un sens moins coopératifs que les plus jeunes.
Ce jour-là, face au TICEN, un grand espace de sociabilité de jeunes s'ouvre, dans une atmosphère de cordialité.
Autour de 17 h 30, les manifestants, quelques centaines, se dirigent vers le pont Colombo-Sales, qui relie l'île au continent. La police, qui nous suit, veut surtout nous empêcher d'occuper toutes les voies du pont, ce qui finit par se faire sans qu'elle réagisse avec violence. Nous occupons le pont pendant une demi-heure. Le trafic île-continent est détourné vers deux des voies du pont Pedro-Ivo. Précisons, pour ceux qui ne connaissent pas la ville, que les ponts qui relient l'île au continent sont d'une importance stratégique, aussi grande sinon plus que les marginais pour São Paulo. À la tombée de la nuit, les manifestants qui se trouvent devant le TICEN marchent vers la salle du conseil municipal, l'envahissent au beau milieu d'une séance, qui finit par être interrompue. Outre la question des transports en commun, les manifestants s'en prennent aux conseillers municipaux à propos de la scandaleuse augmentation de salaire qu'ils s'étaient concédée - de 150 %, et 275 % pour la préfète. Après un temps de négociation, les manifestants quittent la salle avec l'assurance que les conseillers disposés à discuter des problèmes avec la population viendront les rejoindre dans la rue - mais seuls cinq d'entre eux oseront le faire.
Le lendemain, les conseillers signent une déclaration écrite priant le préfet de ne pas signer le décret entérinant l'augmentation de salaire qu'ils s'étaient eux-mêmes accordée, et le type qui était à l'origine du projet déclare à la presse qu'il ne sait pas où il avait la tête quand il en a eu l'idée. Le du vent de la révolte populaire soufflant sur la nuque des conseillers a eu un effet immédiat. Rien de tel qu'une belle et marquante action directe pour remettre les idées en place.
Dans la rue, en présence des conseillers municipaux, une réunion est prévue le mercredi suivant à 15 heures, dans le bâtiment de l'administration des transports, les conseillers municipaux servant de médiateurs entre les manifestants et les représentants des entreprises de transport pour essayer de résoudre le problème du prix.
Mardi 29 juin, les manifs continuent. Ce jour-là, un groupe de manifestants envahit la préfecture et finit par être chassé par la police. À l'aube, trois bus sont incendiés à Caeira do Sul. Certains signes, et notamment le fait que l'endroit est éloigné, laissent supposer que cet acte a été commandité par l'entreprise Insular dans l'idée d'en faire porter la responsabilité au mouvement. Quoi qu'il en soit, pour affaiblir le mouvement, c'est le genre de chose le plus stupide et le plus inefficace que l'on puisse faire - ça a sans doute eu l'effet contraire, d'ailleurs.
Pour la mairie (PP) (5) comme pour les médias, la police est " trop bonne " avec les manifestants. La direction de l'administration des transports en arrive à déclarer qu'elle va faire occuper les rues par l'armée (sic). Les bonnes habitudes du temps de la dictature…
Les manifestants ne se contentent pas de se rassembler devant le TICEN ou d'occuper l'avenue Paulo-Fontes, ils empêchent fréquemment les bus d'entrer ou de sortir du TICEN les jours de manifestation, obligeant les entrepreneurs à improviser de nouveaux lieux où faire monter et descendre les voyageurs. Le système de transport devient de plus en plus chaotique et perd des usagers.

Le 30 juin
Les manifestations et blocages de terminaux se poursuivent. La SC-401, qui permet l'accès au nord de l'île, est bloquée par des manifestants pendant la semaine. Des opérations " Entrée libre par l'arrière " font aussi partie de l'éventail des actions directes. Cette forme d'action devient pratique courante à l'université fédérale, forçant l'entreprise de transports Transol à installer des vigiles aux arrêts de bus les plus fréquentés pour empêcher l'entrée par la porte arrière.
En début d'après-midi du mercredi 30, quelques manifestants tentent d'arrêter la circulation sur l'avenue Paulo-Fontes et se font violemment agresser par les flics. Un étudiant qui saigne de la tête est arrêté par la police et, victime d'un malaise cardiaque, finit par être conduit à l'hôpital.
Les manifestants qui se trouvent dans le centre-ville s'acheminent en cortège vers le bâtiment de l'administration des transports, situé avenue Rio-Branco. Nous sommes suivis par la police, qui fait même appel à un hélicoptère. À l'arrivée, quelques manifestants tentent d'entrer dans l'immeuble, mais la police les en empêche. Nous restons dans la rue et occupons l'avenue. Le président du conseil municipal, accompagné d'un autre conseiller, viennent à notre rencontre. Aucune commission n'est constituée par les manifestants pour aller négocier : la leçon de Salvador a été bien apprise. Les manifestants rédigent leur revendication - retour aux tarifs antérieurs (déjà très chers), tout simplement - et la transmettent aux conseillers municipaux. Ceux-ci reviennent avec la réponse. À l'administration des transports, on se montre intransigeant : pas question de baisser les prix. On déclare alors que la mobilisation continue. Il ne peut y avoir d'autre réponse de la part du mouvement, mais à ce moment précis je ne me parierais pas cher sur le fait qu'on ait la force de faire baisser le prix des transports, la préfecture se montrant d'une intransigeance à toute épreuve. Je crains que dans les jours à venir la mobilisation ne se mette à faiblir… Mais le branle-bas de combat a été lancé.
Alors que nous retournons au TICEN, Marcelo Pomar, membre de la JRI et un des leaders/porte-parole du mouvement, est arrêté par des policiers en civil au moment où il s'éloigne de la manif pour donner un interview. Depuis près d'un an, il est poursuivi par la justice - la mafia des transports a des ramifications de ce côté-là. Sur lui pèsent diverses accusations et une interdiction, héritage de la dictature, qui l'empêche de participer à des manifestations publiques. Il sera remis en liberté le jour même, mais à la condition de ne pas participer aux manifestations, et cela pendant deux ans. Comme si cela ne suffisait pas, Marcelo recevra des menaces de mort ; un conseiller municipal ami ainsi que le secrétaire à la Sécurité publique de l'État lui conseilleront alors de disparaître de la circulation. C'est une oligarchie criminelle, constituée au temps de la dictature, qui se sent attaquée, et avec elle des intérêts capitalistes de plusieurs millions de reais par mois.
Nous retournons nous rassembler devant le TICEN et occuper les deux voies de l'avenue Paulo-Fontes. Jamais aucun problème avec la police pour bloquer cette avenue à cette hauteur. Le TICEN devient peu à peu une espèce d'antitotem, rassemblant autour de lui toute une jeunesse qui n'a pas grand-chose à faire d'excitant dans une ville comme Florianopolis. Ça me fait un peu penser à la statue Lieverdje, sur la place Spui à Amsterdam, l'antitotem autour duquel est né le mouvement des Provos dans les années soixante, avec ses happenings et ses affrontements avec la police.
Des incidents se produisent à partir du lundi devant le TICEN. Des adolescents se font tabasser et asperger de gaz lacrymogène. Du côté des manifestants, on tente parfois d'envahir le terminal. Mercredi, après avoir respiré des gaz au goût de poivre, je décide d'aller manger, vu que j'ai déjà la gorge bien assaisonnée. Au coin de la rue, je tombe sur quelques copains assis, qui font la révolution buissonnière.
Quand nous revenons à l'antitotem, le climat est lourd. P2 et hommes de main engagés par la Cotisa (le consortium des entreprises de transport de la ville) rôdent en permanence parmi les manifestants depuis des jours. Ces hommes de main, agents de sécurité engagés pour créer le bordel et faire monter la tension, jettent des pétards parmi nous et sur les flics. Quelques jours auparavant, la police a arrêté certains d'entre eux. Un agent travaillant pour une boîte de sécurité nous apprend que quelqu'un lui a proposé de l'argent pour faire ce sale boulot et qu'il a refusé, mais il a aperçu parmi les manifestants certains de ses collègues. Il cherchera à dénoncer ces agissements devant les cameras de télé, mais se rendra vite compte que la question n'intéresse guère la presse locale, tout occupée à exiger la répression des manifestants et à soutenir la préfecture et les profits des capitalistes.
Outre la police, c'est une véritable milice armée que la population insurgée doit affronter. Les agents de sécurité des terminaux, employés par l'entreprise de surveillance Ondrepsb, ont sans doute touché des primes exceptionnelles pour agir ainsi. Certains ont même été arrêtés par la police pour port d'armes à feu. Le jet de cocktails Molotov et l'explosion de poubelles dans la ville font aussi partie des méthodes de la milice des entreprises/préfecture, qui cherche à semer la panique dans la population et à susciter des mesures répressives contre le mouvement.
C'est le mercredi 30 en fin d'après-midi qu'ont lieu les premiers grands affrontements avec la police. Devant le TICEN, de gros pétards éclatent au milieu des manifestants et du groupe de policiers qui les sépare du terminal. Des cailloux et des pétards sont jetés contre les forces de police. J'aperçois quelqu'un qui lance un pétard et je me sens obligé de l'engueuler : une charge de police ferait certainement des blessés parmi les manifestants situés en première ligne, pris au dépourvu, alors que lui qui lance lâchement les pétards de derrière ne court pas grand risque. Je ne pense pas qu'il ait été payé pour faire ça, même si ce n'est pas exclu : il s'agit sans doute d'un gars du peuple, certainement pas de la classe moyenne, qui cherche à exprimer son indignation d'une manière ou d'une autre et qui a trouvé la bonne occasion. La police finit par charger, et ceux qui se font prendre se font rosser… jusque dans le commissariat et même une fois libérés. Gaz lacrymogènes, bombes déprimantes, balles en caoutchouc, chiens, troupe de choc, sauve-qui-peut, et moi avec mon vélo jaune. Des citoyens respectables de la classe moyenne qui circulaient aux abords du marché public nous conseillent de jeter les pierres par-dessus un mur qui nous peut nous servir de protection. Mais il n'y en a que quelques-uns qui jettent des pierres, leur dis-je. Une adolescente tombe évanouie, à cause du gaz, sans doute. Un copain m'offre du vinaigre : non merci, le vinaigre c'est pour la salade… Au moment où il se passe enfin quelque chose dans la ville, la dernière chose que je souhaite, c'est que le vinaigre efface l'odeur de la guerre de classes.
Finalement tout le monde se disperse. L'avenue Paulo-Fontes reste occupée par la police, bien qu'il n'y ait plus personne de notre côté, ce qui me fait dire que la police a chargé pour disperser les manifestants et éviter de servir de cible aux pierres et aux pétards. Parce qu'enfin, les autres jours, la police n'a jamais cherché à nous chasser de là.
Les brutalités policières soulèvent l'indignation, des centaines de personnes se regroupent aux abords de l'avenue Paulo-Fontes devant le TICEN et se mettent à insulter la police et ceux qui la commandent. C'est bon de voir ça… Au fond, c'est tout le peuple qui se manifeste : comment séparer les manifestants de la population ? Peu après, les étudiants reviennent devant le TICEN.
Les images des affrontements font à nouveau la une de la presse et de la télévision, et, contrairement à ce qu'on pouvait penser, le lendemain le nombre de personnes dans la rue a augmenté.

Le 1er juillet
À l'inverse de ce que je pariais au début de la semaine, chaque jour qui passe voit le mouvement grossir. Cinq mille manifestants obstruent l'entrée des tunnels qui relient le centre au Saco dos Limões et bloquent la circulation pendant vingt minutes sur les deux ponts qui relient l'île au continent. La circulation dans le centre, et par conséquent dans la ville, est désormais chaotique, et les transports en commun n'y échappent pas.
Ce jour-là je décide de laisser le vélo à la maison car le temps est à la pluie, et de me rendre au centre par le bus pour voir comment ça circule et quelle est l'atmosphère dans les bus. Je monte par la porte arrière sans payer. Les passagers protestent contre la route choisie par le conducteur, qui ne fait rien pour éviter les zones bouchonnées. J'entends des gens du peuple dire quelque chose que j'ai déjà entendu dès le premier jour des manifestations : que ça ne sert à rien de protester maintenant que l'augmentation est entrée en vigueur. Rien d'étonnant, c'est parmi ceux qui sont coincés dans les embouteillages qu'on trouve le plus de gens pour grogner contre les manifestations. Mais je constate surtout que la revendication s'appuie sur le désir et l'indignation de presque toute la population. À plusieurs reprises j'ai entendu des couples dire : " Il faut brûler tous les bus " et des choses de ce genre. Sans cesse, j'ai vu des passants s'arrêter pour nous encourager. Et, au fil des jours, de nouveaux visages sont arrivés, des personnes jamais vues auparavant. Maintenant que la " révolution " est dans la rue, il est facile d'être " révolutionnaire ". Beaucoup de monde, sentant que ce mouvement n'est pas une petite chose, qu'il a du souffle et qu'il secoue la ville, a commencé à se montrer dans les manifestations : des individus liés aux syndicats, des gens de gauche plus vieux ou des gens d'une gauche plus vieille, ou même des jeunes plus convenables. Le seul syndicat qui ait pris une part active dès le 28 à travers certains de ses militants, c'est celui des salariés de l'université (SINTUFSC).
Les manifestations ont commencé à attirer aussi la jeunesse des morros, des quartiers pauvres des collines - toutes les couches de la population ont commencé à y être représentées. C'est sûrement le caractère radical des manifestations ainsi que les affrontements avec la police qui ont attiré dans le centre et ses abords cette jeunesse-là. Car ce n'est pas une petite balade avec barbe à papa qui peut les faire venir, eux.
J'arrive au TICEN à 17 heures, la pluie a commencé à tomber. Au moment de quitter le niveau A, je réalise que les agents de sécurité ont disparu, et que des lycéens en profitent pour passer sous le tourniquet, ce qui amuse les conducteurs et les receveurs. On entend des détonations aux autres niveaux et des gens qui détalent. Les gamins font toutes sortes d'espiègleries. Pas de flics, ou presque.
Je sors par l'avenue Paulo-Fontes, fermée à la circulation. Une adolescente est évanouie par terre, chose assez fréquente ces jours-ci. Je ne vois toujours pas de flics. Pas de fortes concentrations de manifestants non plus, mais ils circulent… on a le sentiment que la ville est à nous, vraiment à nous. Un vieil autobus s'est garé devant le TICEN, aire libérée par les manifestants. Ça paraît presque intentionnel : une bête sacrificielle offerte aux jets de pierres. Les manifestants le comprennent aussitôt, et aucune pierre n'est jetée. Un camarade fait des gestes à l'intention du conducteur pour qu'il fasse marche arrière et sorte de là sous peine de se faire lapider. Un garde municipal surgit, s'excuse auprès du camarade et aide le conducteur à sortir. Même la " police " s'excuse en ce moment ! Comme c'est drôle…
Sauf erreur, c'est ce jour-là que la Commission des mères et des pères pro-mouvement s'est constituée. Et que l'OAB (6), l'ordre des avocats, a pris l'initiative de servir de médiateur dans une négociation entre le mouvement et la préfecture. Le lendemain après-midi, dans ses locaux, se tient la première réunion.

Le 2 juillet
Quand j'arrive au centre, face à l'antitotem, j'apprends qu'au petit jour plus de vingt autobus de la société Canasvieiras ont subi des dégâts considérables et que certains ont été incendiés.
Un groupe d'environ 150 manifestants se rend à l'OAB pour la réunion. Un autre reste devant le TICEN. Comme tous les jours, le rassemblement grossit au fil des heures.
C'est pour moi un après-midi de forte tension. Nous parvenons à identifier certains provocateurs qui lancent des pétards parmi les manifestants. L'appréhension est grande, la sensation que quelque chose peut éclater (et éclate, au sens propre), que quelque chose de pénible peut se produire à tout moment. Il faut faire preuve d'une attention constante. Les événements - manifestations diverses, regroupements devant le TICEN - attirent de plus en plus d'individus peu recommandables, pyromanes, bagarreurs, bref, fouteurs de bordel.
Comme souvent, je vois surgir autour de mon vélo jaune deux petites figures bien sympathiques, deux mômes qui passent l'essentiel de leur temps à déambuler dans les rues - l'un est noir, l'autre indien. Même dans cette atmosphère que je considère par moments comme très tendue, ils gardent une allure décontractée. L'atmosphère de répression et de violence fait partie, j'imagine, du quotidien du pauvre qui vit dans les rues, balayé comme une saleté de tous les endroits où il se trouve. Pour eux, aucune différence entre le fait d'être là et les dangers du quotidien. Probablement se sentent-ils même plus en sûreté ici que d'habitude. Ces deux mômes sont peut-être la meilleure illustration de l'avenir du Brésil, mais en même temps le passé du pays se lit sur leurs visages, dans leurs traits, dans la couleur de leur peau.
Avec le retour du groupe qui s'est rendu à l'OAB, et grâce au vaste attroupement qui se forme autour de 18 heures, 4 000 personnes environ décident de marcher jusqu'au pont. Cette fois-ci, l'intention n'est pas de bloquer un pont et d'y rester, mais plutôt de défiler en empruntant l'un des ponts et de revenir par un autre, en occupant en même temps toutes les voies des deux. La traversée dure une heure et demie, et les deux ponts restent fermés pendant quinze à vingt minutes. La police bloque la circulation pour que nous puissions emprunter le pont Colombo-Sales. Pendant tout le parcours, la tension se fait sentir. Il y a sûrement des énergumènes infiltrés, et il se peut que des comportements irresponsables se manifestent dans le cortège. Un mouvement de panique lors de la traversée du pont peut avoir des effets catastrophiques.
Alors que nous sommes encore à mi-chemin du retour dans l'île par le pont Pedro-Ivo, des centaines de motards hallucinés se dirigent vers nous par l'arrière du défilé. Je me trouve personnellement tout en queue de manif, convaincu qu'il ne faut jamais trop faire confiance à la police… A-t-elle libéré la circulation en sachant que nous étions encore sur le pont ? Voici ce qu'en dit Skarnio : " La situation s'est aggravée quand une ambulance a quitté l'île en direction du continent en traversant le défilé, probablement dans l'intention d'ouvrir la voie ou de ramasser d'éventuels blessés, dans une action froidement calculée, puisque le véhicule était vide (7). " Il a fallu former un cordon d'isolement et s'arrêter de marcher pour essayer de nous protéger des motards qui tentaient par tous les moyens de pénétrer dans la manif. D'où une situation de forte tension, presque surréaliste. Une centaine de motards faisant vombrir leurs motos et essayant de forcer le passage.
Dix minutes plus tard, un capitaine de la police arrive accompagné d'un de ses subordonnés pour essayer de retourner la situation. Nous poursuivons notre marche et arrivons de nouveau devant le TICEN. La preuve peut-être la plus évidente du fait que toutes les couches de la population se retrouvaient dans les manifestations, c'est que quelques caméras vidéo et appareils photo ont été expropriés à l'intérieur même de la manif. Pour moi, la journée est finie. Mais beaucoup ont encore de l'adrénaline à revendre. Après un jour de forte tension passé sans que rien de grave ne se produise, j'ai le sentiment qu'il ne faut pas tenter le diable. Je finis par m'en aller une heure plus tard. C'est à la maison que j'apprends ce qui s'est passé du côté du TICEN cette nuit-là : la deuxième et le plus grande bataille.
J'ai entendu des versions diverses de la façon dont elle s'est déclenchée. Des manifestants balançant de gros pétards contre les agents de sécurité du terminal, des infiltrés faisant de même, des agents de sécurité arrachant des autobus des supposés manifestants pour les passer à tabac, cognant sur ceux qui faisaient la queue aux arrêts et qu'ils considéraient comme des manifestants… Une bataille s'est ainsi déclenchée entre les milices des entreprises et les manifestants, à l'intérieur et à l'extérieur du TICEN. La police était absente. Il y avait même des agents de sécurité encagoulés qui poursuivaient les personnes à l'extérieur du terminal et jusque dans la rue, en faisant bien plus que le simple service de défense du patrimoine exigé d'eux. Des pierres ont été jetées des deux côtés. La façade en verre du siège de la Cotisa a été détruite à coups de pierre. La police est arrivée bien plus tard. La troupe de choc s'est jetée sur les agents de sécurité, pas sur les manifestants, pour arrêter la bagarre. A partir de là a commencé la chasse aux manifestants dans les rues du centre-ville. Cette fois encore, la bataille a valu à Florianopolis l'honneur d'apparaître au journal télévisé national.
Le lendemain, samedi, s'est tenue une réunion du mouvement, ou d'une de ses fractions. Des commissions s'y sont constituées : sécurité, communication, campement, culture, coordination…
Une grande manifestation serait organisée le jeudi 8 juillet, avec fermeture simultanée de tous les terminaux. L'idée était de faire converger plus de dix mille personnes dans le centre-ville à 17 heures, ce qui n'est pas mal pour une ville d'un peu plus de 300 000 habitants. Un ultimatum serait lancé à la préfecture, qui avait jusqu'au jeudi pour décréter une baisse des tarifs…
Le mardi et le mercredi seraient des jours de préparation de la manif du jeudi : passer dans les collèges, lancer des appels, etc. Mais les mobilisations devant le TICEN se poursuivaient tous les jours, ça devenait une routine : plus besoin d'appel, les gens y venaient tout simplement pour apporter leur soutien et manifester.

Le 5 juillet
Nous étions lundi. Après la pause du week-end, les manifestations ont recommencé. Les négociations au OAB s'avéraient inutiles. Pour arrêter le mouvement, il n'y avait pas d'autre moyen que de ramener les tarifs à leur valeur antérieure. Ne serait-ce que parce que ceux qui étaient assis à la table de négociation n'étaient pas des délégués du mouvement. N'importe qui pouvait se présenter comme en faisant partie et s'asseoir à la table.
Devant le TICEN l'atmosphère était assez calme. Il n'y avait pratiquement pas de policiers, et les entreprises/préfecture semblaient avoir renoncé à engager des hommes de main pour jeter des pétards parmi nous. Certains collèges du centre avaient commencé à libérer les élèves plus tôt pour éviter qu'ils ne viennent grossir l'attroupement qui se formait autour de midi. Il suffisait de quelques pèlerins assis par terre dans l'avenue Paulo-Fontes pour que la police arrête la circulation en posant des cônes. Dans l'après-midi, nous sommes partis en défilé jusqu'au bâtiment de la préfecture, où nous nous sommes restés sur place pendant quarante minutes. Nous étions environ trois cents, et la police n'a pas jugé bon de nous accompagner - il y avait peu de flics dans le centre. En chemin nous chantions : " Pleure, préfète, préfète, pleure, ton heure est arrivée " ; " Ces salauds n'y vont pas mollo, 2,60 c'est un kilo de haricots " ; " C'est pas d'la rigolade, trois reais c'est un kilo de dorade " ; " Ile magique, faut être magicien pour payer ça " ; " Putain de ta mère, c'est ici qu'on paie le plus cher ", entre autres cris de guerre.
Devant le TICEN, un ouvrier tapissier, habitant de l'Armação, a décidé de s'arrêter et demandé qu'on l'écoute. " Tous les habitants de l'Armação vous soutiennent et vous admirent, a-t-il déclaré, ils sont très contents de voir qu'il y a des gens qui luttent pour eux. Car la majorité d'entre eux ne peut pas se joindre à la lutte comme je le fais moi, ils ne peuvent pas échapper au travail. " C'est le plus profond et le plus émouvant soutien moral que j'ai entendu ces jours-là, tant dans la forme que dans le contenu.
La journée s'est terminée par une réunion à l'auditorium de la cathédrale, où se sont présentés des membres de plusieurs organisations soutenant le mouvement. Culte œcuménique, plus qu'autre chose. Tout le monde se mit d'accord pour organiser une grande manifestation le jeudi. On opta pour la couleur orange, car elle n'était celle d'aucun parti (cela avait en fait déjà été décidé à la réunion de samedi). La nuit de ce même jour, un campement fut monté sur le terre-plein central de l'avenue Paulo-Fontes, devant le TICEN.
Le lendemain, la plus grande manifestation du centre, ce fut la grande soupe préparée par la Commission des mères et des pères en soutien au mouvement. Mais il y eut aussi des démonstrations de capoeira et de maracatù devant l'antitotem.

Le 7 juillet
Après avoir participé à l'opération " tourniquets libres " à l'université, je suis allé au centre, en direction de l'antitotem. À la fin de la semaine précédente, la préfecture s'était sentie obligée de commencer à parler de baisse des tarifs, dans des termes très mesurés toutefois, dans l'intention de diviser la population. Il était, disait-elle, possible de réduire un peu les tarifs, à condition que cette réduction soit financée par la municipalité ; mais pour cela il fallait réduire les subventions des crèches et des écoles. Menteuse de préfète : les crèches ne recevaient plus de subventions de la préfecture, ce contre quoi certains quartiers avaient déjà protesté l'année précédente ! De toute évidence, elle tentait d'obtenir que la population choisisse de renoncer à la baisse des tarifs. En début de semaine, la préfecture faisait miroiter la possibilité d'une réduction de 6 % au cas où la municipalité prendrait en charge une dette de la Cotisa, sous une forme permettant aux entreprises de ne plus payer la taxe sur l'usage des terminaux. Toutes ces propositions revenaient à faire passer de l'argent public dans les caisses des entreprises privées. Voir les " pouvoirs publics " se poser en principal porte-parole des intérêts privés, sans prise en considération, pas même rhétorique, des intérêts de la population, ça faisait un certain effet. Les comptes établis par les entreprises devenaient le principal argument de la préfecture. Pour elle, il ne s'agissait que d'une question technique. Selon ces comptes, les entreprises enregistraient des pertes depuis des mois. Mais choisir de se fonder sur les comptes des entreprises plutôt que sur les besoins de M. Tout-le-Monde pour calculer le prix du billet, est-ce une question technique ? Et si ces comptes devaient faire apparaître (à supposer qu'ils soient véridiques) que les entreprises ne faisaient pas de bénéfices et ne pressuraient pas l'usager, il s'agissait alors d'un cas d'incompétence gestionnaire crasse, pour le moins, car le transport en commun coûtait aussi cher que le transport individuel, tout en faisant perdre trois fois plus de temps à l'usager !
L'ultimatum à la préfecture avait été lancé. Des mégamanifestations étaient en préparation pour le jeudi, jour de désobéissance civile, avec opérations " tourniquets libres ", fermeture de tous les terminaux… La ville vivait dans un climat quasiment préinsurrectionnel. Le gouvernement de l'État a alors décidé de laisser aux fonctionnaires le choix de travailler ou pas, et, sachant cela, la préfecture a fait de même au niveau municipal : les bureaux seraient fermés et les employés n'auraient pas à aller travailler. La chambre de commerce a invité les commerçants du centre-ville à laisser les rideaux baissés le jeudi. Le CEFET et l'Institut de l'éducation de l'État (les deux principales institutions d'enseignement public secondaire) ont décidé de suspendre les classes ce jour-là. Toutes les écoles et collèges municipaux et
d'État ont fait de même. Des rumeurs ont couru selon lesquelles les entreprises laisseraient les bus au dépôt. En fait, j'ai vu quelques autobus se diriger vers les dépôts le mercredi. Conducteurs et receveurs ont demandé à ne pas travailler le jeudi, craignant ce qui pouvait se produire. À 19 heures le mercredi, j'étais à l'OAB pour enregistrer une nouvelle réunion de " négociation ". L'OAB avait fait une proposition à la préfecture : revenir aux tarifs antérieurs pendant un mois, pour que la ville revienne à la normalité et qu'un accord soit trouvé entre-temps. Aucun représentant de la préfecture n'est venu à la réunion apporter une réponse. Ainsi, la médiation de l'OAB s'est éteinte.
Autour de 22 h 30, une information s'est mise à circuler : un juge fédéral avait suspendu la hausse des tarifs pendant trente jours, à la demande de l'OAB. Selon le président de l'OAB de Santa Catarina, cette mesure de précaution devait précéder une action civile publique en justice dont l'OAB prendrait l'initiative. Si le juge fédéral a pris cette mesure, c'est en raison de l'atmosphère de lutte et de la vague de protestations qu'a connues la ville. Encore une fois, c'est l'action directe des masses qui a fait la différence.
La suspension, temporaire il est vrai, de la hausse des tarifs a été annoncée avant que n'expire le dernier délai fixé par le mouvement à la préfecture.

Le 8 juillet
Il a plu toute la journée. La mesure prise la veille a fait de ce jeudi une journée calme. Très loin de l'insurrection qui se profilait à l'horizon. Seul le terminal de la Trinidad a été fermé. Malgré le mauvais temps et la victoire, un peu incertaine, certes, du mouvement, plus de mille personnes sont venues au centre pour manifester. La manifestation a essentiellement consisté en une présentation de groupes musicaux, de quelques discours sur scène et d'un défilé dans quelques rues du centre.
Les fans de hip-hop avaient organisé un spectacle pour jeudi. Racionais MCs, MV Bill et Gog étaient sur la liste des invités, et, bien qu'ils n'aient pas demandé de cachet, ils n'ont finalement pas pu venir. Mais les groupes de rap de la ville n'ont rien à envier à ceux d'ailleurs. Un des points les plus intéressants de ce mouvement populaire contre la hausse des tarifs, c'est peut-être le lien qui a fini par s'établir entre les jeunes des morros et ceux de la ville basse (rappeurs et rockers). Il est très rare de les voir participer ensemble sous cette forme à une même cause et au même moment.
De retour à la maison, un membre d'un des groupes de rap est mort sur la voie express dans un accident de voiture. Curieusement, ça n'a pas été annoncé dans les médias, chose inhabituelle s'agissant de la circulation à Florianopolis.
La circulaire de suspension de la hausse des tarifs, c'est le moyen qu'a trouvé la préfecture pour se sortir sans trop de casse d'une situation impossible. Par la suite, elle a fait savoir qu'elle n'avait pas l'intention de remettre en cause la circulaire, déclarant que " la justice est faite pour être appliquée et non pas discutée ". La non-remise en cause comme ce discours montrent clairement que la préfecture s'est vue contrainte de renoncer à la hausse des tarifs par la force de l'action directe et de la désobéissance civile populaire. La circulaire a permis de réduire les tarifs sans que la préfecture ait à admettre qu'elle avait perdu le bras de fer avec la population insurgée : la réduction aurait été motivée, c'est du moins ce que la préfecture veut laisser croire, par le respect d'une décision de justice et non pas contrainte par l'action directe dans la rue.
En fin de compte, la circulaire a évité à la préfecture une défaite plus ample et plus explicite.
Les médias, tentant de minimiser les enseignements présents et futurs de cette victoire due à l'action directe d'une population organisée, ne cessent de publier des articles racontant que certaines lignes de bus vont être supprimées, les plages horaires réduites et que la qualité du service va baisser (j'ai du mal à imaginer ce que cela veut dire précisément, vu l'état déjà déplorable du service en question). Le message que les organes de la grande presse essaient de faire passer, c'est que le peuple n'est jamais vainqueur. Qu'il est impossible de lutter et de gagner contre les requins du capital ; que, si le peuple arrache quelque chose d'une main, cela lui est immédiatement repris de l'autre. Pourtant, cette lutte, même ponctuelle, n'est peut-être pas encore finie.
Vendredi 9 juillet, Florianopolis a, à l'apparence, retrouvé son visage de ville ennuyeuse de toujours. À l'apparence seulement, parce qu'il ne fait aucun doute que la guerre des tarifs restera dans la mémoire collective, que l'expérience d'une victoire remportée dans la rue restera dans l'imaginaire. Pendant au moins une génération, plus personne ne pourra dire qu'il ne sert à rien de protester à partir du moment où les jeux sont faits. Même si l'oligarchie a échappé à la journée du 8 juillet, qui aurait très bien pu être notre 1789, elle a subi une défaite historique, qui peut être le début de sa chute définitive. Plus que le retour au vieux tarif, ce qui compte c'est que le peuple a retrouvé sa force collective, a pris conscience de ses capacités. Ce qui va bien au-delà des chiffres. C'est dans ces moments de lutte que l'on voit apparaître les contours d'une " lutte de classe ", que les pôles antagoniques se font suffisamment nets. Aujourd'hui plus que jamais, les classes ne semblent exister que par et à travers la lutte. Si le principe d'une politique de classe peut avoir un sens, il ne peut s'agir que d'une politique de lutte sociale, pas d'une politique identitaire. Se reconnaître en tant que classe n'est possible que lorsqu'on est immergé dans la lutte, pas avant. Et cette reconnaissance n'est pas une condition nécessaire pour lutter. C'est bien plutôt le contraire qui est vrai : la lutte est nécessaire pour pouvoir se reconnaître en tant que classe.

Parasites
Quand un mouvement gagne en force et en notoriété, on voit toujours surgir un certain nombre de parasites qui cherchent à en tirer profit. Il existe plusieurs types de parasites de mouvement. Ceux qui ne rajoutent rien et ne savent que sucer ; ceux qui aident mais en même temps exploitent le mouvement dans leur intérêt et celui de leur organisation, quitte à lui faire tort d'une certaine manière. Il existe aussi des individus qui, bien que n'étant pas des parasites, se parachutent et, parce qu'ils n'ont pas l'humilité nécessaire pour écouter plus que parler, finissent par contribuer à foutre la pagaille plus qu'autre chose.
Les drapeaux des partis ont toujours été écartés par tous les manifestants. Apparemment, les membres du PSTU (8) ne comprennent pas que la seule chose qu'ils arrivent à s'attirer avec ces drapeaux, c'est l'antipathie de tous. L'UJS (9), quant à elle, tente d'exploiter les moyens destinés au mouvement pour sa propre production ; et elle essaie de reprendre le design du logo du mouvement dans le sien. Il s'est produit des saloperies de gros calibre, que je n'ai pas envie de déballer ici, car ceux qui les ont faites n'étaient, par leur nombre et leur caractère, dignes que d'une chose : le mépris. Restons attentifs, toutefois.

Médias
Dès le début des manifestations et jusqu'à aujourd'hui, la grande presse de Florianopolis s'est faite le porte-parole inconditionnel de l'oligarchie et des intérêts des entreprises de transport. Le conservatisme, l'esprit réactionnaire confinant au fascisme des éditorialistes et commentateurs des chaînes locales a fait apparaître plus qu'explicitement le caractère de la presse de l'État. Les médias avaient pour rôle de dire clairement ce que la préfecture ne pouvait pas dire : exiger la répression des manifestants. Tout cela, bien sûr, au nom de la " liberté de circulation " et du " droit de choisir son moyen de locomotion " (une liberté et un droit pour lesquels une partie de la population était descendue dans la rue, précisément, le problème étant que ce droit d'aller et venir était beaucoup trop cher : six reais !).
Au total, la préfecture ne pouvait compter que sur les médias, qui lui ont toujours été fidèles. Dénichant les juristes les plus conservateurs pour qu'ils présentent les points de vue les plus fascistes, racontant des mensonges éhontés sur les manifestations et la réalité des transports en commun, les médias ont fait tout ce qui était en leur pouvoir, mais en vain, pour vaincre le mouvement et perturber les esprits. On pourrait noircir nombre de pages à analyser les reportages et commentaires parus dans la grande presse de Florianopolis contre le mouvement. En fin de compte, les médias se sont montrés encore plus pourris et fascistes que la police et le gouvernement de l'État.
Sous la pression de la révolte populaire, la préfète Angela Amim a dépensé de l'argent public par millions pour acheter des spots publicitaires sur les chaînes locales, pressée d'expliquer l'inexplicable, de divulguer les mensonges et d'essayer de perturber les esprits.
Mais le mouvement possédait lui aussi son média à lui : la radio de Troia, une radio libre qui couvre les quartiers situés autour de l'université. Elle a divulgué des informations sur les manifestations, le plus souvent en direct. Le Centre de médias indépendant a aussi joué un rôle prépondérant. Outre la publication de reportages, d'informations, de photos et de vidéos sur son site, il a sorti quasiment chaque jour un nouveau numéro de CMI na rua : une page A4 tirée à plusieurs centaines d'exemplaires, contenant des informations sur les événements de la veille, du point de vue du mouvement. L'appel à la manifestation du 28 juin a été lancé en collaboration avec l'équipe de CMI na rua, dont on a collé le journal sur les murs par centaines. Le site du CMI a servi de référence au mouvement, mais aussi à ceux des citadins qui voulaient simplement suivre les événements. Il a été si souvent consulté que nous savons de source sûre que les forces conservatrices, capitalistes et réactionnaires contre lesquelles nous luttions ont cherché à le " hacker ". Outre Troia et le CMI, il y avait aussi le " projet Sarcastico " (www.sarcastico.com.br), qui couvrait les manifestations.
Tous les matériaux d'information produits par le mouvement étaient très bien accueillis, voire recherchés, par la population, qui semblait ne pas avaler le discours de la préfète et de la grande presse et espérait trouver quelque chose à lire qui soit en adéquation avec son expérience quotidienne d'usager exploité et humilié par les entreprises de transport. Des pamphlets ont été produits de façon autonome, sans signature ni sigle.
Dans la journée du 7 juillet sont parus cent mille exemplaires du Jornal do Onibus, publié par le Forum du transport, qui s'attaquait aux mensonges d'Angela Amin et des médias. Dans la nuit du 8 juillet sont sortis quatre mille exemplaires du journal du mouvement, distribués le lendemain.

Répression
Le comportement de la police a été quelque peu ambigu et contradictoire pendant les jours de manifestation. L'agressivité est inhérente à sa fonction. Fonction qui consiste, nous le savons bien, à réprimer les mouvements sociaux, comme partout dans le monde. Les policiers sont et ont toujours été les chiens de garde de la bourgeoisie, et quand ils sont lâchés par leur maître, ils se précipitent pour mordre, écumant de rage.
Les premiers jours, la police s'est montrée plus occupée à nous réprimer, bien que pas avec la même ardeur que si elle avait dépendu du gouvernement précédent, celui d'Esperidião Amin (Parti populaire). Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas eu recours à tout l'éventail des barbaries caractéristiques et dignes d'elle : passages à tabac dans les dépôts, dans les fourgons, dans les postes de police et même après la remise en liberté, gaz lacrymogène dans les yeux d'enfants de 9, 10 ans ou d'adolescents de 14 ans déjà immobilisés, intimidations de ceux qui venaient prendre des nouvelles des personnes arrêtées, etc. Je ne doute pourtant pas que, si la police avait été sous le commandement du PP et du mari de la préfète, elle aurait reçu l'ordre de faire usage de toute la violence nécessaire pour disperser la moindre manifestation et nous empêcher d'occuper la moindre rue. Par le passé, la police du PMDB (10) a frappé des retraités qui manifestaient sur le pont. Même si, sous les ordres du PMDB, elle frappait moins fort que sous ceux du PP ou du PFL(11), cela ne suffit pas à expliquer son comportement. Un certain libéralisme du gouverneur de l'État, du secrétaire à la Sécurité publique voire du commandant en chef a peut-être joué un rôle. Mais ce qui a le plus compté, c'est probablement la conjoncture et l'intérêt des politiciens, ainsi que la forte légitimité de la revendication, y compris dans des secteurs foncièrement conservateurs comme la police et les politiciens de bas étage. Le fait que les manifestations aient été composées en grande partie d'adolescents blancs des classes moyennes a pesé de façon fondamentale dans le niveau de répression. Il est probable que le gouvernement du PMDB, et même la police en tant qu'institution, n'a pas voulu se salir les mains et dégrader son image en versant le sang de ces adolescents. Une répression un peu plus violente aurait pu faire des morts, et le gouverneur n'aurait pas apprécié qu'on se souvienne de lui pour ça. Porter le poids des conneries et des escroqueries des époux Amin, ç'aurait été trop pour lui.
À partir du 1er juillet, la police n'a pas fait preuve de la moindre volonté de réprimer les manifestations. Selon le secrétaire à la Sécurité publique, l'ordre était seulement de nous accompagner là où nous nous dirigions. Et la semaine suivante, la police ne faisait parfois même plus cela. Le gouverneur, en réponse à la pression des médias en faveur d'une répression, affirmait avec résolution : " Sous mon gouvernement, jamais la police ne frappera un lycéen. " Le rôle de la police n'est pas de réprimer les mouvements sociaux, disaient le haut commandement de la police et les autorités de l'État. Certains au niveau politique avaient intérêt à ce que ça se passe de la sorte, cela ne fait aucun doute.
Si Esperidião Amin avait été réélu, l'histoire aurait pris une autre tournure, c'est évident. Pour faire tout ce que nous avons fait, nous aurions dû compter sur la présence de beaucoup de gens disposés à risquer leur vie dans des affrontements acharnés avec la police. Bloquer le pont ? Après seulement avoir gagné une véritable bataille contre une troupe de choc…
Les dernières élections ont été les premières auxquelles j'ai voté, autrement dit où je n'ai pas mis un vote nul dans l'urne. Je tenais à faire savoir à mes amis anarchistes, entre autres, que j'avais voté au deuxième tour pour le gouverneur, membre du PMDB (contre le PP d'Amin). Evidemment j'ai choqué mes compagnons anarchistes, de même que mes collègues d'extrême gauche. À l'époque je disais simplement : " J'ai voté pour le PMDB parce que la police est moins portée à cogner sous le PMDB que sous le PP. " S'ils m'ont pris la tête à l'époque, aujourd'hui ils doivent bien me donner raison. S'il y a quelque chose de très actuel, de tout à fait pertinent, dans l'anarchisme, c'est sa critique du système électoral, de la démocratie bourgeoise, du pouvoir (politique, économique, etc.). Cette critique faite par les anarchistes classiques est pour moi le plus haut degré de la science politique. Mais ça ne veut pas dire qu'il faut s'enfermer dans des dogmes, et voter nul simplement pour être en accord avec l'identité anarchiste, comme si la pratique politique anarchiste consistait à voter nul. L'anarchiste intelligent sait jouer avec la conjoncture politique. Pour autant, il ne s'agit pas de se vautrer dans la boue de la politique électoraliste, en faisant campagne ou en se présentant aux élections. Voter nul ne change rien à rien au contexte social. Voter pour quelqu'un non plus. Il n'empêche, selon l'individu qui est à la tête de l'exécutif ou du législatif, nous disposons d'une plus ou moins grande marge de manœuvre pour développer les pratiques qui peuvent réellement changer quelque chose. Les anarchistes espagnols ont voté en 1936 pour que les prisonniers politiques soient libérés. Bon nombre d'anarchistes ont aussi probablement voté pour Chirac pour faire barrage à Le Pen. Et beaucoup vont voter Kerry pour faire barrage à Bush. Pour Noam Chomsky, si un enfant de moins crève de faim sous un gouvernement démocrate, cela suffit déjà à justifier qu'on vote pour lui contre les républicains. S'il est en mon pouvoir, sans porter atteinte à des pratiques qui cherchent à supprimer la tyrannie dans la société, de contribuer par un geste simple qui ne me demande pas trop d'efforts à ce que, aussi longtemps que la tyrannie reste en place, nous subissions un tyran moins féroce, pourquoi ne pas le faire ?

À propos de " violence "
J'ai dit plus haut que si les manifestations ont commencé, à un moment donné, à attirer dans le centre-ville d'autres personnes encore que des individus et des jeunes de la classe moyenne, cela s'explique sûrement par le fait qu'elles ne se limitaient pas à une petite balade avec ballons de couleur et barbe-à-papa. Si tout à coup sont apparus des jeunes, noirs et blancs, des bidonvilles, c'est parce qu'ils ont compris qu'il y avait un mouvement permanent dans la rue auquel ils pouvaient se joindre, et parce qu'ils y ont vu l'occasion d'exprimer leur indignation et leur révolte. Ceux qui subissent la violence économique et sociale et l'oppression quotidienne sous la forme la plus crue vont en toute logique exprimer leur révolte sous la forme la plus violente et la plus crue. On sait bien, y compris en Europe et aux États-Unis, que les groupes qui se lancent dans les actions les plus " radicales " dans les manifestations - destruction de propriété ou affrontement avec la police - sont ceux qui attirent les jeunes des couches les plus pauvres. À travers ces actions et ces groupes, ils retrouvent leur manière à eux d'exprimer leur révolte.
Que quelqu'un de préparé à affronter la police ou ayant l'intention de faire de la casse mette en danger les autres manifestants, qui, eux, ne sont préparés à se protéger des réactions policières, n'a bien sûr pas grand intérêt. Et laisser entendre publiquement que l'on approuve la " violence " de certains manifestants n'est certainement pas très intelligent ni très stratégique. Mais condamner ces formes d'expression de la révolte au sein même du mouvement sur la base de préjugés moralistes n'a pas grand sens non plus. D'abord parce que cela éloigne une partie de la population des manifestations, qui de ce fait tendent à se restreindre aux classes moyennes - l'idéal, c'est qu'il y ait de l'espace pour toutes les formes d'expression et de révolte, sans nécessité de compromis. Ensuite parce que ces actes à propos desquels on parle ordinairement de " casse " ou de " violence " jouent un rôle important. Ils montrent de façon très claire au pouvoir contre lequel nous luttons que les gens échappent de plus en plus à la discipline nécessaire à la perpétuation de l'ordre, sans craindre d'avoir quelque chose à perdre. Un mouvement social incapable de faire preuve d'une certaine radicalité est un mouvement mort, ou tout au moins apprivoisé, qui ne représente plus une menace pour le pouvoir. Et le pouvoir ne cède que sous l'effet de la peur.
La condamnation pure et simple de certaines formes d'action n'a d'autre fondement qu'une certaine morale transmise par l'éducation au sein d'un groupe ou d'une classe sociale. En d'autres termes, elle est le fruit d'un moralisme petit-bourgeois incapable de comprendre les formes d'expression des couches les plus pauvres, qui vivent une réalité différente dans leur vie quotidienne.

Chasse aux sorcières
La préfecture a préparé un dossier avec des extraits des messages qui ont circulé sur la liste de discussion Internet de la Campagne pour des transports gratuits. Ce document a été mis en circulation le 6 ou 7 juillet. Comme il visait à criminaliser principalement les JRI, il offrait toute une collection de termes communistes et révolutionnaires. Endossé par la préfète en personne, ce dossier dévoilait un " complot révolutionnaire " à faire se dresser les cheveux sur la tête de tous les pourris de l'époque de la dictature, mais mettait du même coup en lumière toutes les manigances dictatoriales de la préfecture, et cette façon de manipuler le contenu des listes de discussion d'adolescents avait de quoi faire se dresser les cheveux sur la tête de tout libéral sincère. Après avoir lu ce dossier, des assesseurs de la préfecture ont fui dans leurs voitures, d'autres ont évité de se présenter au travail en apprenant qu'une manifestation se dirigeait vers le bâtiment de la préfecture : tous craignaient d'être " égorgés ", imaginant que ceux qui s'appelaient entre eux " camarades " voulaient " prendre le pouvoir ".
Le fait est que la vague de contestation et de révolte a attiré dans la ville des agents de la CIA dispersés dans le pays et, plus grave encore, suscité la haine de l'oligarchie mafieuse qui se trouve aux commandes de la ville. Des dizaines de personnes mêlées au mouvement - principalement les membres des JRI/Campagne des transports gratuits - savent désormais qu'elles seront surveillées, mises au pas et susceptibles de recevoir des menaces. Un membre de la JRI a été menacé de mort dans la rue où il habite par un flic en uniforme, qui a pointé un pistolet sur sa tête en disant : " Le prochain, c'est toi ", ce qui a horrifié ses copains témoins de la scène. Un membre d'une association communautaire du nord de l'île a été forcé de se jeter sur le bas-côté en réalisant qu'il était suivi par une voiture. Un de ses chiens a été tué et l'autre a disparu.
Entre-temps, plusieurs autres personnes ayant participé au mouvement ont aussi reçu des interdictions temporaires de manifester.
Soyons attentifs.

En guise de prolongement
Le mouvement a représenté une victoire en soi. Et il a même gagné sur sa revendication principale. Il a changé l'imaginaire populaire. Il s'est affronté aux forces les plus conservatrices de la société de
l'État de Santa Catarina et leur a infligé une défaite. Le peuple d'ici sait dorénavant qu'il est possible d'obtenir ce que l'on cherche par la mobilisation et l'action directe. Et cela se voit dans la rue.
Les luttes anti-routes des années quatre-vingt-dix en Angleterre, celle de la M11, par exemple, ont donné naissance à Reclaim the Street. Quel sera le prolongement et l'évolution de ce mouvement, il est trop tôt pour le dire.
Dans les premiers jours de manifestation, un commentateur ultraconservateur et fascistoïde de télévision locale aboyait une chose du genre : " Ces gens qui restent assis par terre deux jours entiers, ils ne travaillent pas, j'imagine ", et " ces gosses, ils devraient être à l'école ". Quand l'antitotem susceptible de servir de point de ralliement aux contestataires se situe hors de " l'usine ", le travail devient avant tout un moyen de contrôle social. Si le fait de prendre la rue, d'interrompre la circulation -comme le font beaucoup de piqueteros en Argentine et de street reclaimers en Angleterre - prend des allures de grève sociale au tournant du millénaire, c'est parce que le capital ne peut plus être identifié au lieu de " production ". Il n'y a plus de frontière entre production, circulation et reproduction : la création de valeur est diffuse, elle se joue dans toutes les relations sociales, dans tous les espaces.
Voilà la leçon que ces étudiants ont offerte au Brésil tout entier, à tous ceux qui ont envie de lutter, aujourd'hui et demain, pour la liberté et la justice sociale.

M. L., 13 juillet 2004


À un peu moins d'un an de la victoire obtenue par la population dans ce que j'ai appelé " la guerre du prix des transports " et que d'autres appellent revolta da catraca (révolte de la porte arrière), une deuxième victoire a été enregistrée, suite à un deuxième épisode de " guerre " : le 21 juin 2005, un décret préfectoral a annulé une seconde augmentation.
S'attacher aux quelques différences entre ces deux " guerres ", celle de 2004 et celle de 2005, est peut-être le meilleur moyen d'évoquer ce deuxième épisode, dont je viens d'entreprendre le récit.
Première année de gouvernement du nouveau préfet, Dario Berger, du PSDB. Celui-ci, tout comme l'ancienne préfète, est patron d'une entreprise de bus. Mais la sienne est intermunicipale, elle n'est donc pas directement impliquée dans les événements. La grande différence, c'est que, si en 2004 le gouverneur PMDB de l'État n'avait aucun intérêt à réprimer les manifestants pour satisfaire la préfecture aux mains du PP, au prix d'une perte de crédit politique pour lui-même, en 2005 la configuration des forces politiques était différente - il faut savoir que, dans l'État de Santa Caterina, le PSDB est aligné politiquement sur le PMDB. Du coup, la police et le gouvernement de l'État n'ont pas ménagé leurs efforts pour réprimer les manifestations.
La criminalisation généralisée du mouvement, la brutalité de la répression policière et la mise sous contrôle des individus considérés comme des " chefs de bande " n'ont pourtant pas réussi à faire barrière au mouvement. Bien au contraire. Simplement, si l'année dernière la victoire avait été obtenue en une semaine et demie, cette année il a fallu plus de trois semaines. Et de fait le terme " guerre " était plus justifié.
La mémoire et l'expérience des événements de l'année précédente ont aussi pesé dans l'évolution des événements de cette année. Entre autres choses, je crois qu'ils ont contribué à une plus grande " radicalisation " des manifestants, en ce qui concerne les actions de rue. Qu'est-ce qu'on fait ? " Au pont ! Au pont ! " : c'était le cri qu'on entendait jusqu'à épuisement dans les assemblées en face du TICEN pendant les semaines de manifestation. Ces ponts qui relient l'île au continent étaient devenus une sorte de symbole pour une bonne partie des jeunes qui se rassemblaient là tous les jours. Symbole de victoire ? de pouvoir (populaire) ? de courage ? d'humiliation de l'adversaire, comme un but marqué d'un coup de pied entre les jambes ? Le fait est que, pour les autorités aussi, le pont était devenu un symbole, une question d'honneur. C'était le symbole de son autorité.
De fait, aucun manifestant n'a réussi à marcher sur le pont, mais le chaos s'est installé à nouveau dans la ville et il ne restait plus au préfet, isolé depuis trois semaines, qu'à changer de discours et à annuler l'augmentation.

M. L., août 2005

Traduit du brésilien
par Elisiario Lapa et Nicole Thé


1 Photos et documents sur le lancement de cette campagne sur le site www.sarcastico.com.br
2 En août et septembre 2003. On trouvera une analyse en portugais de ce mouvement de révolte sur notre site www.laquestionsociale.org
3 Le Parti des travailleurs est le parti du président Lula. Fondé en 1980, il est devenu le principal parti de gauche dans les années 1980, mais depuis les années 1990 et plus encore depuis l'élection de Lula, ses positions ne le différencient plus guère d'un parti de droite ou du centre, à l'image de tous les partis de gauche qui arrivent au pouvoir.
4 Pour plus de précisions, voir www.midiaindependente.org
5 Parti populaire. Le PP est issu de l'Arena, le parti au pouvoir sous la dictature militaire (1964-1984). C'est l'héritier le plus direct de la dictature. Son encadrement est encore constitué d'éléments conservateurs et réactionnaires de la pire espèce.
6 OAB : Ordre des avocats du Brésil. Cette association jouit d'une grande légitimité dans la société brésilienne, en raison, pour une part, de son passé de défense des droits de l'homme et des droits démocratiques. Les positions qu'elle prend sur tel ou tel sujet pèsent lourd dans la vie politique brésilienne.
7 Cf. www.sarcastico.com.br
8 Parti socialiste des travailleurs unifié. Parti trotskiste né d'une scission du PT dans les années 1990.
9 Union de la jeunesse socialiste. C'est la branche jeunesse du Parti communiste du Brésil (PcdoB).
10 Parti du mouvement démocratique brésilien, issu du MDB, qui était un genre d'opposition politique légale la dictature militaire.
11 Parti du front libéral. Principal parti de droite au Brésil, à côté du PP (il faut dire qu'il est de plus en plus difficile de savoir quel parti n'est pas de droite aujourd'hui). Comme le PP, il est constitué des éléments les plus conservateurs et réactionnaires : oligarchies locales et latifundiaires, entre autres



Dernière mise à jour le 10.06.2009