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et relire
Gianni
Carrozza, Miguel Chueca, Ariane Miéville, Miguel Ángel Parra, Nicole
Thé
Livres
Michel
Bakounine
La Commune de Paris
(préface d'Eduardo Colombo)
Éditions
CNT-RP, Paris, 2005, 102 p., 12 euros
Jean-Luc Debry
Pierre Pirotte ou le
destin d'un communard
Éditions CNT-RP, Paris, 2005, 214 p., 16 euros
Les
Éditions CNT-RP font coup double sur la Commune de Paris, à propos
de laquelle on n'a plus guère écrit dernièrement. Elles le
font d'abord en reprenant les textes que Michel Bakounine consacra au soulèvement
parisien, les conférences faites à Sonvilier, près de Saint-Imier,
et le texte " La Commune et la notion de l'État ", où
il tenta de tirer les leçons d'un événement qui allait laisser
une marque indélébile sur le mouvement ouvrier français et
même au-delà. Et elles doublent la mise avec la publication de Pierre
Pirotte ou le destin d'un communard, le fidèle récit, et combien
touchant, de l'engagement d'un de ces hommes qui n'ont pas laissé de nom
dans l'Histoire mais auxquels la Commune a dû d'exister. L'auteur, Jean-Luc
Debry, membre de l'organisation Les Amis de la Commune et collaborateur habituel
de la revue Gavroche, et qui se trouve être un arrière-petit-fils
de Pirotte, retrace les principaux faits qui marquèrent la brève
histoire de la Commune de Paris ainsi que la participation de son aïeul aux
événements, sa fuite de Paris après la défaite, suivie
quelques mois plus tard de son arrestation en province, de sa condamnation et
de sa déportation. Debry livre là un beau témoignage, aux
dialogues savoureux. Un ouvrage hautement recommandable, donc.
M. A. P.
N.B.
: On peut acheter ces deux volumes ensemble, sous jaquette, pour le prix de 23
euros.
Mike Davis
Planète Bidonvilles
suivi
de Bruno Bachmann
Les Enfants de la même agonie
Ab irato,
Paris, 2005, 119 p., 10 euros
L'auteur du remarquable City of Quartz -
qui montre comment l'urbanisme de Los Angeles s'est peu à peu tissé
sur la trame de l'évolution des rapports de classe - nous offre ici un
court travail de perspective sur l'évolution urbaine à l'échelle
de la planète. " La concurrence inégale de l'industrie agroalimentaire
déchirant la fibre même de la société rurale traditionnelle
", c'est désormais " l'involution urbaine " qui " sert
de déversoir à la main-d'œuvre excédentaire ". D'où
une croissance urbaine prenant partout des proportions gigantesques, et, faute
d'une croissance proportionnelle du salariat, une progression énorme des
slums, aux conditions de vie proches de celles des débuts du capitalisme
anglais, décrites par Dickens. " Les habitants des bidonvilles atteignent
le chiffre stupéfiant de 78,2 % de la population urbaine des pays les moins
développés et, dans l'ensemble, le tiers de la population mondiale.
" En quelques pages, on fait un voyage dans les grandes villes de Chine,
d'Amérique du Sud, d'Asie du Sud-Est et d'Afrique, et le tableau qui s'en
dégage est impressionnant. Mais, comme tous les tableaux de la mondialisation
visant à mettre en cause le seul néo-libéralisme (la tonalité
de cet essai est effectivement très Monde diplomatique), il a le défaut
de faire disparaître les acteurs, et ce n'est pas l'évocation finale
de la montée parallèle de l'islamisme et du pentecôtisme chez
ces populations marginalisées qui suffit à les réintroduire.
On lit donc avec un certain soulagement le texte suivant, qui propose un autre
voyage sur la même planète Bidonvilles : par esquisses successives,
on voit là apparaître des hommes et des femmes qui s'organisent pour
survivre, se battent et produisent une culture nouvelle. L'interrogation que Mike
Davis formule sans savoir y répondre quel sursaut émancipateur peut-on
attendre de populations tenues en marge de la société structurée
par le salariat ? - trouve ainsi quelques bribes de réponse concrète,
et même, à partir d'exemples brésilien et bolivien, une réponse
plus claire, formulée explicitement en conclusion : " Les "bidonvilliens"
forment une classe dangereuse à partir du moment où un certain nombre
d'entre eux sont directement soumis aux rapports d'exploitation par le travail
et qu'ils entraînent dans leur combat pour la survie le reste de "la
communauté". " Même si ces exemples ne suffisent pas, reconnaissons-le,
à effacer le sentiment de catastrophe planétaire à l'œuvre,
ce petit livre a donc le mérite de s'attaquer à une question devenue
essentielle (voire brûlante...), y compris pour ceux d'entre nous "
Occidentaux " qui sont convaincus que les réponses ne peuvent être
cherchées que dans la lutte, là où l'on vit.
N. T.
John
et Jenny Dennis
Un peu de l'âme des mineurs du Yorkshire
Montreuil,
L'Insomniaque, 2005, 175 p., 10 euros
Fruit d'une rencontre entre le mineur
de fond John Dennis, " homme véritable " qui concentrait en lui
toute la culture ouvrière du Yorkshire, et d'un chômeur parisien
venu sur place lors de la longue grève des mineurs de 1984-1985, ce livre
a quelque chose d'inclassable. Construit autour de deux récits, celui de
John racontant un épisode de ses débuts à la mine, et celui
de sa femme Jenny évoquant la grève elle-même et son engagement
personnel dans le travail de popularisation, il semble au premier abord vouloir
offrir une " tranche de vie " pour surtout témoigner de ce que
fut l'état d'esprit de ce monde ouvrier exceptionnellement riche en traditions
de lutte et en solidarité communautaire, où la conscience de classe
a trouvé une de ses expressions les plus pures. Un monde qui, dans cette
grève, a eu conscience de mener une lutte à mort contre le capital
et qui, effectivement, en est mort.
Mais les textes qui accompagnent ces deux
récits donnent aussi une autre tonalité au livre, et un autre intérêt.
Plus analytique - notamment avec " Repères historiques ", le
dernier, qui en quelques pages retrace le contexte social et politique de la grève,
les différents épisodes qui l'ont marquée et son évolution
vers l'échec final - mais aussi plus proche de notre réalité
: par contraste, c'est aussi du présent qu'ils nous parlent, de la mort
des solidarités, de l'isolement, de la précarité de la vie
qui n'ont fait que progresser depuis cette défaite fatidique. L'avant-propos
de John Matt évoque le délitement de la communauté, le "
lent suicide " de John et la conversion du village minier de Kiveton Park
en nouveau lieu résidentiel pour classes moyennes (" Il y a quelque
chose de terrible à voir le capital triompher dans ces lieux ") ;
" Retour au Yorkshire " relate, à onze ans de distance, l'histoire
de quelques anciens grévistes devenus salarié précaire, travailleur
indépendant ou encore chômeur. Dans " Les mineurs vingt ans
après ", Dave Wise élargit le propos en évoquant l'avenir
du charbon, enterré trop vite en tant que source d'énergie par une
classe capitaliste qui voulait surtout en finir avec ceux qui l'extrayaient, le
rapport très particulier des mineurs au savoir et à la production
artistique, et la " plaie à l'âme " provoquée par
la défaite qui, loin de se refermer, se transmet à la jeune génération,
entravant jusqu'au phénomène, jusque-là traditionnel, d'intégration
dans la classe politique d'une petite élite issue de la mine.
Ce "
voyage " qu'on nous annonçait triste dans l'avant-propos est en fait
bouleversant. À travers lui, " un peu de l'âme des mineurs du
Yorkshire " nous entre bel et bien dans les tripes, et ce tableau de sa mise
à mort a la force du tragique. Tout l'intérêt de l'ouvrage
est d'ailleurs là : nous faire sentir tout ce qu'il y a de tragique dans
les évolutions récentes voulues par le camp du capital chez ceux
qui l'ont combattu le plus âprement. Mais il faut s'en tenir à ça.
Ne pas chercher d'éléments pour une réflexion stratégique
chez des auteurs que l'on sent aussi irrémédiablement blessés
que les hommes et les femmes à qui ils ont voulu rendre hommage. Les pistes
lancées par Dave Wise quand il écrit : " L'un des plus beaux
secteurs de la classe ouvrière mondiale a été combattu à
outrance et détruit afin que s'éteigne à jamais l'un des
flambeaux de la possibilité d'un avenir plus humain " ou lorsqu'il
juge la défaite des mineurs " comparable à celle de la Révolution
allemande de 1918-1921, dont l'écrasement a ouvert la voie au fascisme
" (p. 130), sont trop peu argumentées pour mener quelque part. Quelles
furent les failles, dans le camp du travail, qui permirent au camp du capital
d'" attaquer le secteur le plus offensif de la classe ouvrière [pour
pouvoir] faire plier le reste de la société " (p. 154) ? Pourquoi
les mineurs en grève faisaient-ils tant corps avec leur syndicat, le NUM,
qui, en tant qu'institution soucieuse de sa survie, s'est montré très
vite bien moins irréductible que les mineurs eux-mêmes ? À
ces questions le lecteur devra chercher lui-même les réponses. Comme
à celle-ci, qu'il faut bien arriver à formuler si l'on ne veut pas
céder au désespoir : au fond, cette culture ouvrière-là,
faite d'affrontements, de cohésion communautaire, de haine sans nuances
du jaune, était-elle encore qualifiée, au moment de cette bataille
décisive, pour rassembler autour d'elle le camp du travail ? Cette grève,
remarquable par sa détermination et l'explosion de solidarité, de
créativité collective qu'elle a permis, n'était-elle pas
au fond condamnée, dans un monde où les valeurs individualistes
et la déligitimation de la violence avaient déjà largement
progressé dans les têtes, et les frontières et la conscience
de classe beaucoup perdu de leur netteté, à être le chant
du cygne d'un monde et d'une culture ouvrière en voie d'extinction ?
N.
T.
Diego Giachetti, Marco Scavino
La FIAT aux mains des ouvriers.
L'Automne chaud de 1969 à Turin
[Paris], Les Nuits rouges,
2005, 309 p., 14 euros
Tout au long des années 1960 en Italie, un
flux ininterrompu de jeunes quitte les campagnes et les villages du Sud pour nourrir
les besoins de main-d'œuvre des usines du Nord. La société "
de consommation " commence à prendre forme, liée à une
production de masse destinée à un public élargi, pour le
plus grand bonheur des industriels. Dès la fin de la guerre et pendant
toutes les années 1950, la gauche a courbé l'échine et justifié
les sacrifices exigés des ouvriers par la nécessité de reconstruire
l'économie. Dans les années 1960, l'idéologie selon laquelle
la classe ouvrière est désormais intégrée atteint
son apogée et domine l'imaginaire de tous les milieux politiques, gauche
comprise, à quelques exceptions près.
Les jeunes ouvriers qui
se retrouvent sur une chaîne après quelques heures de formation sur
le tas sont peu scolarisés et pas préparés au travail que
l'on exige d'eux : ce sont les " ouvriers-masse ", qui peu à
peu remplacent les vieux ouvriers professionnels fiers de leur savoir-faire, syndiqués,
capables de négocier sur le marché du travail le prix de leurs compétences.
Ces jeunes n'ont pas de traditions de lutte, ils sont rarement syndiqués,
et sont même regardés avec méfiance par les organisations
syndicales car ils sont prêts à tout accepter pour décrocher
un salaire. L'ennui, aux yeux des patrons, c'est qu'ils ne tiennent pas en place
: quand ils ne quittent pas la boîte, ils se montrent incapables d'accepter
la discipline du travail et réagissent de façon imprévisible.
Jamais le turn-over n'a été plus élevé.
Leur installation
dans les grandes villes du Nord se fait dans la douleur : les logements sont rares
et généralement de mauvaise qualité, les transports peu développés
et toujours trop chers, les services sociaux quasi inexistants, sans compter qu'au
déracinement s'ajoute le racisme méprisant des autochtones. Ainsi
peut-on lire dans certains cafés : " Entrée interdite aux chiens
et aux Méridionaux ".
A partir de 1967, le climat social est troublé
par les mouvements étudiants, en Italie comme ailleurs en Europe. Le Mai
68 français a un large retentissement dans les universités italiennes,
et plusieurs groupes de jeunes politisés et contestataires se posent désormais
le problème d'une possible jonction avec la classe ouvrière. Certains
d'entre eux misent sur l'hypothèse que la plus grande concentration ouvrière
d'Italie - la FIAT de Turin - va exploser et, dans cette perspective, vont s'installer
dans cette ville pour alimenter l'agitation politique et sociale. Les événements
qui suivront montreront qu'ils ne se trompent pas.
Chez les employés
et les techniciens - dans le secteur privé comme dans la fonction publique
- un processus de prolétarisation est en cours qui favorise certains rapprochements
avec les jeunes ouvriers. Des secteurs sociaux qui jusque-là se percevaient
comme classes moyennes découvrent qu'ils peuvent lutter de la même
manière que les autres salariés, comme cela s'est déjà
produit en France avant et durant Mai 68.
Les organisations traditionnelles
- partis politiques, Eglise catholique, syndicats - sont incapables d'encadrer
les mouvements qui agitent alors la société et parfois même
de comprendre leur nature, la radicalité dont ils sont porteurs, ainsi
que les effets de rupture qu'ils vont se montrer capables de provoquer y compris
dans leurs propres rangs.
La faiblesse syndicale est dans ce domaine un élément
primordial : les syndicats, qui jusque-là garantissaient la paix sociale
à l'intérieur de l'usine, à travers des structures représentatives
usées comme les " commissions internes ", se révèlent
en effet incapables de canaliser les exigences des jeunes ouvriers-masse. Le niveau
de syndicalisation est au plus bas, mais le niveau des luttes sera d'autant plus
élevé que les vieux appareils syndicaux échoueront à
les contrôler. Au point qu'on ne parlera plus des syndicats (alors qu'ils
sont divers et divisés du fait d'options et d'obédiences politiques
différentes), mais seulement du syndicat, ce qui montre bien à quel
point ils sont perçus à la base comme une seule et unique institution,
étrangère et hostile aux intérêts qu'elle prétend
représenter.
Autre facteur déterminant : l'éclosion d'un
mouvement étudiant et lycéen très actif, qui cherche sa légitimation
dans une relation avec la classe ouvrière. Il est le produit d'une scolarisation
en voie de massification, qui commence à intégrer des jeunes issus
de couches sociales jusque-là marginalisées ou exclues de l'accès
au savoir. La mise en discussion de l'autorité, de la hiérarchie
scolaire, de la culture traditionnelle, de l'idéologie dominante, favorisera
l'implantation des organisations d'extrême gauche et la recherche de contacts
avec le monde ouvrier. Ce qui va se produire est donc un cas d'école, s'agissant
de la rencontre entre une allumette et une poudrière, d'une minorité
agissante et d'une couche sociale appelée à devenir le fer de lance
des mouvements sociaux qui vont agiter l'Italie de l'époque. Un mouvement
naît qui va déterminer les événements successifs et
leur perception, ainsi que l'imaginaire et les critères d'analyse de toute
une génération - et pas seulement de militants. Ce sont ces événements
fondateurs que le livre essaie de reconstituer, mettant clairement en lumière
les dynamiques qui se mettent en place.
À partir du printemps 1969,
de petites grèves se déclenchent dans toutes les usines FIAT, mais
elles ne dépassent pas la cote d'alerte. Le 3 juillet, à l'occasion
d'une grève syndicale, une brutale intervention policière sur le
cours Traiano, dont le but était d'empêcher la manifestation de se
tenir, se transforme en bataille de rue et engendre une véritable révolte
urbaine, où les habitants des quartiers touchés se mêlent
aux groupes de manifestants.
La fermeture des usines au mois d'août ne
fait pas retomber la tension. Loin de là : dès les premiers jours
de la rentrée elle ne cesse de monter. Dans les mois qui suivent, et jusqu'à
la fin de l'année, on assiste à une suite de grèves perlées,
tournantes, spontanées, entrecoupées de manifestations à
l'intérieur et à l'extérieur des usines, où les ouvriers
se montrent capables de rebondir face à chaque initiative du patron, à
chaque obstacle posé par les syndicats, à chaque intervention de
la police et de la justice. Ces ouvriers montrent par leurs pratiques qu'ils n'ont
nul besoin d'un parti ou d'un syndicat pour mener une lutte, ce qui va à
l'encontre de l'imaginaire de toutes les organisations en présence, dominé
par l'idée que partis et syndicats sont indispensables. On peut ainsi dire
que la découverte de l'action directe constitue le fait marquant de ce
mouvement. Ce qu'exprime bien un ouvrier de l'usine 54 lors de la première
AG ouvriers-étudiants, le 21 juin à Palazzo Nuovo (fac de sciences
humaines) : " Aujourd'hui nous pouvons agir par nous-mêmes, aujourd'hui
nous n'avons plus besoin de nous faire représenter par les syndicats ni
par qui que ce soit. Cela veut dire que maintenant, c'est nous qui décidons
non seulement des formes de la lutte, mais aussi de ses objectifs, de la manière
de la diriger, de l'organiser et de l'étendre. Et ça c'est la chose
qui fait le plus peur aux syndicats et aux patrons " (p. 47).
La dynamique
qui s'enclenche alors favorise la radicalisation des acteurs et alimente leur
désir de rester maîtres de leurs choix. Tant que la lutte est en
cours, rien ne semble pouvoir l'arrêter. Ce n'est que lorsqu'elle s'épuisera
que les structures traditionnelles pourront de nouveau s'imposer.
La reprise
en main par les syndicats (par la CGIL surtout) s'effectue à travers la
signature du contrat (plus favorable que tous les précédents) puis
la mise en place des conseils de délégués d'atelier (produit
de l'institutionnalisation de structures nées dans et pour la lutte), qui
finiront par remplacer les vieilles commissions internes.
Tout au long des
années 1970, on observe une même dynamique à l'œuvre : lutte
autour du renouvellement du contrat d'entreprise, contestation du contrat signé
ou proposé par les syndicats, reprise de la lutte, signature définitive
par les syndicats. Cette dynamique structure le rapport conflictuel entre ouvriers
et syndicats et constitue la colonne vertébrale du conflit de classe dans
le long " mai rampant " italien, qui durera toute une décennie.
Evidemment elle en marque aussi les limites, car toutes les tentatives des groupes
politiques ou syndicaux qui se perçoivent comme avant-gardes échoueront
à faire qu'elle se transforme en dynamique révolutionnaire, nous
laissant ce problème tout entier en héritage.
Pourtant tout pousse
les protagonistes de ces luttes à penser la situation comme révolutionnaire
: le contexte national et international est marqué par l'éclosion
de mouvements de grève, de mouvements étudiants, de révoltes
urbaines ou d'opposition à la politique des superpuissances de l'époque,
ce qui alimente dans le camp d'en face la crainte, tout à fait justifiée,
de perdre honneurs et privilèges sociaux *. La mise sur pied de regroupements
se déclarant révolutionnaires et prônant un changement radical
de la société ne fut donc pas le produit d'une erreur de perspective
: elle s'appuyait sur des comportements sociaux de rupture largement répandus.
La possibilité d'un changement radical était donc bien réelle,
aussi réelle que la défaite qui a suivi.
La réponse des
appareils de pouvoir à cette vague de luttes fut assez souple et prit des
formes diverses : à l'échelle de l'usine, on introduisit des changements
technologiques qui provoquèrent une modification profonde de la "
composition technique " de la classe ouvrière ; à l'échelle
de la société, des réformes furent adoptées qui introduirent
plus de souplesse et de modernité dans la structure et les mœurs du pays.
Si furent déjouées les tentatives de coup d'Etat et le recours aux
fascistes pour provoquer des massacres (comme celui de Piazza Fontana, le 12 décembre
1969) et stimuler des réactions d'ordre parmi la population, dans les années
qui suivirent, l'exploitation politique de l'action des groupes armés d'extrême
gauche et le terrorisme d'extrême droite permirent la mise en place d'une
législation d'urgence et donnèrent un caractère plus déclaré
à la collaboration des partis de gauche.
À l'intérieur
des usines, les vieilles commissions internes furent liquidées au bénéfice
de nouveaux conseils de délégués de secteur, les syndicats
s'engagèrent dans un processus unitaire qui permit un meilleur contrôle
de la base, mais intégrèrent aussi les revendications égalitaires
issues des luttes de l'automne 1969, au point que cet égalitarisme salarial
marquera les vingt années suivantes. Les trois syndicats CGIL, CISL et
UIL furent reconnus comme interlocuteurs privilégiés du patronat
et de l'Etat et la politique antisyndicale fut mise au placard pour une bonne
trentaine d'années. Des concessions économiques et juridiques (comme
le " statut des travailleurs ") rendirent plus supportable la condition
ouvrière.
Mais intégration et réformes ne furent pas la
seule réponse de l'Etat : les comportements socialement " inacceptables
" furent réprimés sans ménagement ; au cours de l'année
1969, 14 000 ouvriers firent l'objet de plaintes pour des faits liés aux
luttes en cours ; les licenciements et les sanctions furent innombrables, mais
durent souvent être retirées sous la pression ouvrière. La
violence dans les affrontements de rue avec la police était aussi répandue
que le recours aux bandes fascistes pour intimider les plus actifs dans la lutte.
Intégration des " bons " et répression des " méchants
" furent deux aspects d'une même politique, souvent difficilement dissociables.
La
différence des angles visuels choisis par les deux auteurs, à chacun
desquels on doit une moitié de l'ouvrage, aide le lecteur à problématiser
les questions posées par les évènements analysés.
On sort de cette lecture avec plus de questions que de réponses et ce n'est
sans doute pas le moindre des mérites de ce livre.
G. C.
Louis
Janover
Tombeau pour le repos des avant-gardes
Éditions
Sulliver, Arles, 2005, 365 p., 20 euros
Comme il est impossible de rendre
compte en quelques lignes d'un livre à peine sorti de l'imprimerie et d'une
telle richesse de langue et de pensée, on se contentera ici de noter la
parution du dernier livre de Louis Janover, qui collabora avec Maximilien Rubel
à l'édition des œuvres de Marx dans La Pléiade et a consacré
de nombreux livres au surréalisme et à la dénonciation de
ce qu'il a baptisé, il y a quelques années, du nom de " feinte-dissidence
". Ici, les deux thèmes s'entrelacent irrésistiblement dans
une longue et rigoureuse réflexion critique sur le destin des avant-gardes
artistiques et littéraires du xxe siècle. Il y a fort à parier
qu'un silence obstiné accueillera ce livre, comme il a accueilli les autres
écrits de Louis Janover, qui paie au prix fort son refus de composer avec
la misérable époque dans laquelle il nous est donné de vivre.
Raison de plus pour y aller voir de plus près.
M. Ch.
Serge
Latouche
Survivre au développement
Mille et Une Nuits,
Les Petits Libres n° 55, octobre 2004, 126 p., 2,50 euros
Ce petit
livre rend accessibles à toutes les bourses les thèses des partisans
de la décroissance économique. L'auteur, professeur à l'université
de Paris-Sud, est aussi l'un des animateurs de l'Association des amis de François
Partant " La ligne d'horizon ". Les idées qu'il présente
sont donc autant les siennes que celles de son école de pensée.
L'ouvrage lui-même trouve son origine dans une commande de l'Unesco qui
a organisé, à Paris en 2002, un colloque international intitulé
" Défaire le développement/refaire le monde " * ; colloque
auquel participèrent quelque 700 personnes. Nous avons donc tout autant
affaire à un militant qu'à un expert " institutionnel "
et c'est dans cette optique qu'il faut appréhender sa démarche.
Serge
Latouche s'en prend au concept de développement, " un mot poison ",
un euphémisme, derrière lequel se camoufle la croissance du capitalisme.
Recherchant les origines historiques de ce mot, il rappelle que c'est au président
Harry Truman que nous devons le discours fondateur du projet " développementiste
". Discours tenu le 20 janvier 1949 devant le Congrès américain
et dans lequel il qualifiait de sous-développés la majorité
des pays du globe. Ainsi surgit " une nouvelle conception du monde selon
laquelle tous les peuples de la terre doivent suivre la même voie ".
Un chemin caractérisé par " une plus grosse production "
aussi bien industrielle que technique et scientifique, le progrès technologique
devant permettre aux pays sous-développés de rattraper leur retard
et de connaître une prospérité comparable à celle des
États-Unis. De fait, ce programme cherchait surtout à conquérir
les marchés des pays sortant de la colonisation et à les empêcher
de tomber dans l'orbite soviétique. En tout cas, le miracle annoncé
ne s'est pas produit, bien au contraire : l'écart entre les pays riches
et les pays pauvres s'est même considérablement creusé, "
la richesse de la planète a été multipliée par six
depuis 1950 " alors que " le revenu moyen des habitants de 100 des 174
pays recensés est en pleine régression, et même l'espérance
de vie ".
Que faut-il donc entendre par développement ? Si l'on
se réfère aux origines biologiques du concept que l'on trouve chez
Darwin, il s'agirait de la " bonne croissance " d'un organisme qui non
seulement grandit, mais évolue également dans sa structure, passant
de l'enfance à l'âge adulte. Sur le plan économique, ce modèle
théorique a pris la forme de la " croyance mythique en l'effet des
retombées ", croyance selon laquelle, à partir d'un certain
seuil, la croissance économique produit nécessairement des retombées
sociales. Autrement dit, on affirme qu'il faut faire grossir le gâteau pour
permettre aux riches d'avoir de plus grosses parts et aux pauvres d'avoir plus
de miettes. Or, si un tel modèle a pu correspondre en Occident à
ce qu'on a appelé " les Trente Glorieuses " (1945-1975) - période
durant laquelle des salaires élevés et une certaine redistribution
sociale ont permis une augmentation de la consommation qui, elle-même, entretenait
une haute conjoncture - rien de semblable ne s'est produit dans la majorité
des pays du tiers-monde. Là, le développement - ou l'accumulation
du capital, ce qui revient au même - ne signifie que " déracinement
", " compétition sans pitié, croissance sans limites des
inégalités, pillage sans retenue de la nature ". Ce n'est pas
le moindre des paradoxes que de noter que, pour espérer une certaine redistribution
des richesses, il faille d'abord augmenter les inégalités. Pourtant,
c'est tout à fait logique. Citant le célèbre économiste
John Galbraith, l'auteur rappelle que l'appauvrissement des populations constitue
un préalable nécessaire à leur mise au travail. L'enrichissement
de quelques-uns et l'exacerbation de nouveaux besoins favorisant l'indispensable
consommation. Pour parvenir à leur fin, les experts en développement
s'en prennent aux systèmes traditionnels de protection contre la pauvreté
(la solidarité communautaire…), tenus pour des obstacles. Ainsi, sous prétexte
d'éliminer la pauvreté, on crée la misère.
L'idée
du développement entendu comme " la course du Sud pour rattraper le
Nord " a connu une longue éclipse durant les années 1990. Les
organisations comme l'OMC, la Banque mondiale ou le FMI cessèrent de s'en
réclamer. Alors que l'aide au développement avait été
décrétée à 1 % du PIB des pays de l'OCDE, elle fut
réduite à 0,7 % en 1992, à Rio, pour n'atteindre que 0,25
% à Copenhague, en 1995. La mondialisation libérale passant par
là, les projets de développement furent remplacés par des
plans d'austérité imposés par le FMI, complétés
parfois par des aides humanitaires d'urgence. Les uns après les autres,
les instituts d'études et centres de recherche sur le développement
commencèrent à disparaître… Mais, depuis Seattle et l'essor
du mouvement contre la mondialisation, on assiste à " une véritable
résurrection du développement ", au point que des instances
comme l'OMC y consacrent leurs sommets et autres conférences. Ce qui ne
manque pas de surprendre, c'est qu'une partie du mouvement altermondialiste défend
aussi le développement en y accolant parfois - mais pas toujours - une
particule (" social ", " humain ", " local ", "
durable "…).
A quoi devons-nous cet étonnant rapprochement ? Tout
d'abord au fait que le développement constitue la raison d'être de
nombreuses ONG qui en retirent le financement des projets qu'elles présentent
à ce titre. Plus fondamentalement, le développement repose sur différentes
notions comme la " rationalité quantifiante ", l'universalisme,
l'idée que l'homme doit maîtriser la nature et l'idéologie
du progrès, qui appartiennent à l'imaginaire occidental et qui sont
largement partagées, y compris par toute une partie de la pensée
critique. Mais ces notions ne sont pas universelles, elles ont été
construites en Occident, à une époque historique donnée,
et n'ont pas d'équivalent dans de nombreuses cultures africaines ou asiatiques.
Nous n'avons donc pas le droit de les leur imposer. Au contraire, nous devons
remettre en question l'idée que l'accumulation permanente de biens et de
connaissances rende nécessairement l'avenir meilleur que le passé.
Serge
Latouche est un économiste qui rejette les fondements même de la
science économique, qu'elle soit libérale ou marxiste. Pour lui,
la production des ressources ne constitue pas la base des sociétés
et le bonheur de l'humanité ne repose pas sur le développement des
forces productives ou sur le progrès scientifique. Cette posture l'amène
à dénoncer ce qui lui apparaît comme une remise en cause cosmétique
et finalement inopérante du système. Tel est le cas, par exemple,
du " développement local " : un terme qui constitue déjà
une expression antinomique, puisque, historiquement, le développement a
détruit le local. En France, dans les années 1970, on disait déjà
que les routes construites à grands frais pour, prétendait-on, désenclaver
les régions rurales " servaient au dernier agriculteur à procéder
à son déménagement vers la ville et au premier Parisien à
installer sa maison de campagne dans la ferme ainsi libérée "
! Si certaines formes de dynamisme local constituent des réactions créatives
(ou de survie) qui se situent dans la perspective d'un après-développement,
les formes les plus fréquentes appartiennent à ce que Serge Latouche
appelle le " localisme hétérodirigé ". Les territoires
sont mis en concurrence et invités à offrir des conditions avantageuses
aux entreprises transnationales qui voudraient s'y installer : subventions, avantages
fiscaux, flexibilité du travail ou déréglementation environnementale…
Il s'agit pour l'auteur d'un " encouragement à la prostitution "
! Les initiatives et la créativité locales sont également
dévoyées par le tourisme prédateur et l'on constate, dans
les zones déprimées, que " presque tout l'argent gagné
sur place ou provenant de l'extérieur est accaparé par les supermarchés
et drainé hors de la région ". Ce que démontre surtout
l'exemple du développement local, c'est que le projet développementiste
n'est désormais plus réservé au tiers-monde, mais qu'il s'applique
également aux pays occidentaux.
C'est le cas aussi du " développement
durable ", bête noire de Serge Latouche, pour qui ce concept, "
mis en scène " à la conférence de Rio en juin 1992,
est une " monstruosité verbale ". Derrière l'adjectif
" durable " ou " soutenable ", suivant les traductions de
l'anglais, on suggère que " l'activité humaine ne doit pas
créer un niveau de pollution supérieur à la capacité
de régénération de la biosphère ". C'est l'objectif
auquel se rallient les militants des ONG et ceux que l'auteur appelle les "
intellectuels humanistes " (René Passet, Ignacio Ramonet, Bernard
Cassen, Dominique Plihon, Daniel Cohn-Bendit…). Mais, pour la majorité
des acteurs, la prise en compte de l'environnement doit seulement permettre au
développement économique de se poursuivre indéfiniment. Il
s'agit d'introduire les coûts de l'environnement aux composants des prix
de revient des biens et services, en instaurant, par exemple, des " droits
à polluer " payants. Les États sont invités à
intervenir de manière limitée pour contrôler des procédés
de fabrication qui doivent devenir moins polluants et moins gourmands en matières
premières non renouvelables. Il s'agit uniquement d'encadrer, sans trop
les bousculer, les principes du libre marché concurrentiel. On n'est donc
pas trop surpris d'apprendre que le " développement soutenable "
ainsi conçu soit appuyé par des amis de l'environnement aussi réputés
que British Petroleum, Total-Elf-Fina, Monsanto, Novartis, Nestlé, Rhone-Poulenc,
etc.
Comme une clé qui ouvre toute les portes, Serge Latouche nous dit
qu'" un concept qui satisfait le riche et le pauvre, le Nord et le Sud, le
patron et l'ouvrier, etc., est un mauvais concept ", que nous devons considérer
comme suspect a priori. Mieux valait encore le développement non durable
et insoutenable, dont on pouvait espérer qu'il meure un jour, victime de
ses contradictions et de l'épuisement des ressources naturelles. D'ailleurs,
cette hypothèse reste plausible. Ces dernières années, les
processus de production sont devenus plus économes en énergie. On
consomme moins de matières premières par objet fabriqué,
mais, vu l'augmentation des volumes produits, ces progrès ne sont pas suffisants
et " la ponction sur les ressources et la pollution continuent d'augmenter
". Bref, le " développement durable " ne peut que retarder
le moment où l'humanité va se trouver au pied du mur. Face à
ce défi, l'alternative serait la " décroissance conviviale
", idée à ne pas confondre avec celle de " croissance
zéro " défendue par " certains écologistes réformistes
".
Si l'on en croit le WWF, l'espace bioproductif moyen consommé
par tête d'habitant de la planète est de 1,8 hectare. Pour préserver
l'environnement, il ne faudrait pas dépasser 1,4 hectare, à condition
que la population actuelle n'augmente pas. Or, un Américain moyen consomme
9,6 hectares et un Européen, 4,5. L'espace que les Occidentaux " occupent
" ne se situe pas seulement dans leurs pays respectifs. On apprend que, pour
faire fonctionner l'élevage intensif du bétail en Europe, une surface
sept fois supérieure à celle de ce continent est employée
à produire l'alimentation nécessaire à ces animaux. Ainsi,
l'après-développement se dessine de manière assez différente
au Nord et au Sud. L'auteur n'hésite pas à proposer une certaine
austérité dans la consommation matérielle aux habitants des
pays riches. Frugalité qui ne rimerait pas nécessairement avec ascétisme,
si l'on parvenait à supprimer l'immense gaspillage actuel, à commencer
par la publicité, les produits jetables, les dépenses militaires…
Il faudrait aussi réduire le volume des déplacements des hommes
et des marchandises, ce qui entraînerait notamment une diminution des accidents
de la route, dont les coûts financiers s'évaluent en dizaines de
milliards d'euros (les coûts humains étant incalculables !). Bien
qu'il publie des extraits de la déclaration de l'INCAD (International Network
for Cultural Alternatives to Development) dans lequel on peut lire qu'il faut
" réduire le revenu par tête dans les pays du Nord à
leur niveau de 1960 ", Serge Latouche affirme qu'il est opposé à
" un impossible retour en arrière ". Nous autres Occidentaux
pourrions garder notre " rêve progressiste ", mais en recherchant
la qualité et non la quantité. Si nous aspirons à la pureté
des nappes phréatiques ou à celle l'air que nous respirons, il nous
faudra élaborer des techniques sophistiquées… Bref, sciences et
techniques ne sont pas à rejeter, mais elles devraient être bien
différentes de celles qui se développent actuellement.
Au Sud,
il ne s'agirait pas de décroître, ni de croître d'ailleurs,
mais de réduire les cultures spéculatives (café, cacao, arachide,
coton…) ou de luxe (fleurs, fruits et légumes de contre-saison, crevettes…)
destinées à l'exportation et de les remplacer par des cultures vivrières
répondant aux besoins locaux. L'auteur dit également qu'il faudrait
" entreprendre des réformes agraires " et " réhabiliter
l'artisanat qui s'est réfugié dans l'informel ". Ces propositions
semblent bien frileuses, mais il affirme que ce sont les peuples du Sud qui doivent
construire leur avenir et il refuse qu'on leur donne des recettes ; ce qui constituerait
une nouvelle forme de paternalisme, de colonialisme.
Serge Latouche manifeste
un peu plus d'audace quand il présente ses propositions pour le Nord. La
décroissance conviviale ne pourra pas se réaliser dans la société
actuelle, car un simple ralentissement de la croissance la met déjà
en crise, avec pour conséquences une augmentation du chômage et un
abandon des programmes sociaux… Bref, il faut tout changer de fond en comble.
De ce changement, l'auteur nous dit peu de chose, si ce n'est que celui-ci devrait
entraîner " une réduction féroce du temps de travail
" et une abolition de la propriété privée des moyens
de production. Cette dernière ne passera " probablement pas par des
nationalisations et une planification centralisée, dont l'expérience
de l'Union soviétique a montré les résultats décevants
et les effets désastreux ". L'auteur compte surtout sur un changement
des mentalités, " une décolonisation de notre imaginaire ",
et sur une revitalisation du tissu social.
Dans les pays du tiers-monde, les
millions d'habitants qui ont quitté les campagnes et qui s'agglutinent
autour des agglomérations survivent grâce à ce que certains
appellent l'économie informelle. Les naufragés du développement
produisent des " stratégies relationnelles " faites d'expédients,
de débrouille… Activités qui s'inscriraient plus dans la logique
du don et du contre-don que dans celle du marché. Pour Serge Latouche,
on assisterait là à un processus inverse à celui décrit
par Karl Polanyi dans La Grande Transformation, soit à un " réenchâssement
de l'économique dans la sociabilité ". Pour le Nord, l'auteur
nous propose un chemin semblable. Il évoque les " initiatives citoyennes
" d'une fraction de la population exclue, solidaire ou contestataire. Celles-ci
peuvent prendre la forme de coopératives autogérées, de SEL
et autres banques du temps, de crèches parentales, d'agriculture paysanne,
de banques éthiques, de mouvements de commerce équitable, etc. Ces
formes d'auto-organisation locales et ces réseaux constitueraient à
la fois une résistance au développement et une contre-société
potentielle. À condition qu'elles ne finissent pas " par être
instrumentalisées par les pouvoirs publics, les entreprises, leurs permanents
ou même leurs "militants" bénévoles (qui y cherchent
une expérience ou une formation valorisante) ".
Bref, on le voit,
la voie est étroite. De plus, elle ne nous semble pas nouvelle. Le mouvement
coopérateur prétendait aussi se substituer aux entreprises capitalistes
à la fin du xixe et au début du xxe siècle, mais déjà
Marcel Mauss notait que les coopératives pouvaient être récupérées
par le système, ce qui ne manqua pas de se produire. De telles expériences
n'ont de sens, à nos yeux, que lorsqu'elles s'articulent à un vaste
mouvement anticapitaliste tel que celui que le mouvement ouvrier a représenté
à certaines époques. À ce propos, la manière dont
Serge Latouche se débarrasse de la question du socialisme en le réduisant
à ce que fut " le socialisme réellement existant ", c'est-à-dire
" le goulag plus la nomenklatura avec en prime Tchernobyl… ", est pour
le moins un peu rapide. Et lorsqu'il nous explique que la société
de la décroissance arrivera inéluctablement - du fait des limites
matérielles de la planète - et que nous pouvons soit choisir consciemment
le changement, soit le subir, il n'évalue pas la seconde hypothèse.
Qu'adviendra-t-il si les partisans de la décroissance ne parviennent pas
à convaincre tout le monde de leurs présupposés ? Comment
évalue-t-il les conflits en perspective ? Mais n'en demandons pas trop.
Quand un spécialiste en économie du développement se met
à dénoncer aussi bien l'économie que le développement,
il scie suffisamment la branche sur laquelle il est assis pour qu'on ne lui réclame
pas, en prime, une théorie du changement social. Ne nous privons pas d'une
réflexion qui a le mérite de la fraîcheur dans le terne horizon
de la pensée actuelle.
A. M.
Ignacio Martínez de Pisón
Enterrar
a los muertos
Seix Barral, Barcelone, 2005, 272 p.
Martínez
de Pisón, un romancier déjà connu pour avoir publié
plus d'une dizaine de romans et recueils de nouvelles - dont certains ont été
traduits en français et l'un a servi de trame à un film de Manuel
Poirier -, nous donne ici un récit historique d'un énorme intérêt,
qui évoque une figure très oubliée de la vie littéraire
espagnole des années de la Seconde République et du tout début
de la guerre civile, l'écrivain et dessinateur José Robles, par
ailleurs ami et traducteur de John Dos Passos. Les deux hommes s'étaient
connus fin 1916 et leur amitié se prolongea jusqu'à la disparition
de Robles en février 1937, dans de très obscures circonstances sur
lesquelles l'auteur tente de jeter un peu de lumière. L'affaire José
Robles n'est évidemment pas sans faire penser à la disparition,
survenue quelques mois plus tard seulement, d'Andreu Nin, l'un des leaders du
POUM, à laquelle Martínez de Pisón consacre du reste un long
appendice tout à la fin de son livre. Celui-ci se lit d'une traite, comme
un roman policier, bien que le résultat de l'enquête menée
par Martínez de Pisón laisse un certain nombre de points dans l'ombre.
Néanmoins, il montre les nombreux indices qui font apparaître la
main du NKVD dans une disparition qui fut une des causes de l'éloignement
de Dos Passos d'une gauche officielle encline à pardonner tous les crimes
de Staline en Espagne et ailleurs. Souhaitons, pour les lecteurs qui ne lisent
pas la langue de Cervantès, que la réputation de l'auteur hors d'Espagne
vaille à ce livre d'être promptement traduit et mis à la disposition
du plus large public.
M. A. P.
Chaïm Nissim
L'Amour et
le monstre.
Roquettes contre Creys-Malville
Genève, Favre,
2004, 144 p.
L'ingénieur polytechnicien, ancien chercheur au CERN,
aujourd'hui député écologiste du canton de Genève
qui est l'auteur de cet étonnant petit ouvrage s'est, dans sa jeunesse,
livré à des activités que nous désignerons par le
nom que l'histoire leur a donné, mais que lui semble ignorer : sabotage.
Sur le ton de la quasi-confession, il raconte en effet (pariant sur l'amnistie)
comment, dans ses jeunes années, il a choisi, avec le petit groupe d'amis
avec lequel il s'était engagé dans la lutte antinucléaire,
de tenter, une fois l'échec de la bataille politique consommé, d'enrayer
la construction du surgénérateur en s'attaquant à certains
de ses éléments : aux pylônes reliés à la centrale
d'abord, puis, après quelques succès, à une pièce
essentielle de la cuve, sur laquelle il a tiré au bazooka.
L'intérêt
de l'histoire est multiple : elle révèle un aspect de la lutte antinucléaire
méconnu du grand public, dont on peut considérer, avec l'auteur,
qu'il a eu une part, inévaluable certes, dans la décision finale
d'arrêt de la centrale prise par Jospin vingt-cinq ans après sa construction
; elle offre au passage au non-initié quelques explications claires sur
le principe de production de l'énergie nucléaire et sa dangerosité
; elle raconte, étroitement mêlée à une aventure militante,
une histoire d'amour et d'amitié digne de ce que l'esprit de Mai a produit
de meilleur. Mais elle contient aussi un enseignement utile et rare : elle nous
permet de comprendre que, pour réussir, de telles actions de sabotage supposent
un certain état d'esprit : une détermination et une persévérances
partagées, décidées à faire reculer les frontières
de l'impuissance ; l'intelligence et l'imagination mises en commun ; la maîtrise
consciente d'un risque précisément évalué ; le tout
soutenu par des liens d'amitié solides, garants de la confiance réciproque.
On
le voit, on est loin, très loin dans cette histoire de la logique terroriste
à laquelle a voulu l'assimiler la presse (celle des Verts y compris, qui
ont poussé l'auteur à démissionner de son poste de député
pour éviter que ça ne fasse tache dans leur curriculum de candidats
à l'intégration institutionnelle). L'esprit des protagonistes de
cette aventure, dont " aucun n'avait le tempérament et la fougue d'un
extrémiste ", n'avait d'ailleurs, on le comprend à la lecture,
pas grand-chose à voir avec celui du milieu de la lutte armée de
l'époque (qu'ils furent pourtant amenés à contacter pour
se procurer l'outil nécessaire), ne serait-ce que parce qu'ils ont toujours
tout fait, et avec succès, pour éviter de faire des victimes (y
compris de la répression dans leurs rangs).
Parce qu'elle " éclaire
cette frontière ténue entre la violence et la non-violence ",
cette expérience peu commune mériterait d'être largement connue,
et notamment des militants écologistes engagés dans des luttes de
terrain, qui trop souvent sacrifient l'efficacité dans l'action au respect
d'une non-violence de principe, sans comprendre que " l'affrontement peut
créer la vie, ça dépend ce qu'on en fait et comment on le
fait ".
N. T.
Daniel Pinós Barrieras
Ni
el árbol ni la piedra
Prensas Universitarias de Zaragoza,
2005, 144 p.
Juste retour des choses, les Presses universitaires de Saragosse
viennent de faire paraître la traduction du livre de Daniel Pinós,
publié il y a quelques années à l'Atelier de création
libertaire sous le beau titre Ni l'arbre ni la pierre, emprunté au cantautor
José Antonio Labordeta. C'est un intellectuel libertaire d'Aragon, Francisco
Carrasquer, un jeune homme de quelque 90 ans, qui s'est chargé, dans une
limpide langue espagnole, de faire connaître aux lecteurs de l'autre côté
des Pyrénées l'attachante biographie familiale de Daniel Pinós.
Cette
histoire s'attache au mouvement révolutionnaire qui eut lieu dans le village
de Sariñena comme dans toutes les campagnes d'Aragon au lendemain du soulèvement
militaro-fasciste, puis à la participation à la guerre, et elle
se prolonge bien après le désastre de 1939. Via le récit
de la collaboration des libertaires espagnols aux combats de la Résistance,
elle mène jusqu'à ce jour de l'année 1997 où l'auteur
de ce beau témoignage entendit, à l'occasion de la fête de
Sariñena, un enseignant, militant anarcho-syndicaliste, rendre hommage
au souvenir de la petite cité " anarchiste et collectiviste ".
M.
A. P.
David Rappe
La Bourse du travail de Lyon. Une structure ouvrière
entre services sociaux et révolution sociale (préface
de Daniel Colson),
Atelier de création libertaire, Lyon, 2004, 224
p., 15 euros
Se penchant dans cet ouvrage, qui est visiblement le fruit
d'un travail universitaire, sur le fonctionnement de la Bourse du travail de Lyon,
David Rappe en profite pour rappeler les singularités du syndicalisme révolutionnaire
français. Étude monographique, cette analyse précise de la
Bourse du travail de Lyon complète très utilement l'étude
classique de Fernand Pelloutier. Elle la nuance aussi, pour autant que la Bourse
évoquée ici fut animée principalement par des militants socialistes
de la faction guesdiste, les adversaires déclarés de la doctrine
syndicaliste de Pelloutier et de ses continuateurs.
M. A. P.
Ngô
Van
Le Joueur de flûte et l'Oncle Hô. Viêt-nam 1945-2005
Paris-Méditerranée,
Paris, 2005, 296 p., 22 euros
Paru peu après la disparition de son
auteur, que tous ses amis avaient fini par croire immortel, ce livre s'inscrit
dans le droit fil des ouvrages précédents de ce révolutionnaire
vietnamien installé en France en 1948 après avoir tâté
des geôles coloniales puis évité de peu celles du régime
issu de la décolonisation. Dans cet ouvrage posthume, qui poursuit l'entreprise
entamée avec Viêt-nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution
sous la domination coloniale (réédité chez Nautilus en l'an
2000), Ngô Van, laissant un temps son autobiographie, s'occupe de déboulonner
la statue érigée en l'honneur du petit père du peuple vietnamien,
qui fut, comme on sait, une des idoles de la quasi-totalité des groupes
gauchistes français (et autres) de l'avant- et l'après-68. Pour
ce faire, Ngô Van met au jour tout ce que dissimulent l'hagiographie et
l'iconographie officielles et retrace la véritable histoire post-coloniale
du Viêt-nam, de 1945 à nos jours, en allant donc bien au-delà
de la mort d'Hô Chi Minh, survenue le 2 septembre 1969, le jour même
de la commémoration de l'indépendance
M. A. P.
Revues
À
contretemps. Bulletin de critique bibliographique
n° 21, octobre
2005.
Dans le numéro d'automne de cet excellent bulletin de critique
bibliographique, on a pu lire la longue réflexion inspirée à
P. Sommermeyer par la lecture de l'ouvrage de René Berthier, Octobre 17,
le Thermidor de la révolution russe (Éd. CNT-RP, 2003, cf. La QS
n° 2), et, rassemblées sous le titre " Reculs et métamorphoses
d'une révolution libertaire ", les recensions du livre de Miquel Amorós
(paru en espagnol aux éditions Virus) sur Jaime Balius et le groupe Amigos
de Durruti ainsi que du plus récent La Guerre d'Espagne. République
et révolution en Catalogne (1936-1939), que l'universitaire François
Godicheau vient de tirer de sa thèse de doctorat.
Le clou du numéro
est cependant le long et stimulant texte de Daniel Colson, une des très
rares têtes pensantes qui restent encore à l'anarchisme - qui nous
restent encore, si l'on préfère -, sur les relations entre la pensée
libertaire et celle de Friedrich Nietzsche. Le lecteur sait sans doute que l'opposition
de Nietzsche aux mouvements égalitaires nés au xixe siècle
et ses clameurs contre " ces chiens d'anarchistes " n'empêchèrent
pas de nombreux libertaires, principalement ceux de la tendance dite individualiste,
de se réclamer jadis de la pensée de l'auteur du Gai savoir et d'Aurore.
Mais la démarche de Colson est bien différente et bien autrement
périlleuse, puisqu'il met cette pensée en relation non seulement
avec l'anarchisme proprement dit mais aussi avec la doctrine des " mouvements
ouvriers libertaires ", au premier chef du syndicalisme révolutionnaire
français, illustré ici par des citations de Pouget et de Griffuelhes.
L'aspect
délibérément paradoxal d'une telle tentative demanderait
bien plus, à l'évidence, qu'une brève note de lecture, d'autant
que, malgré tout le talent de Colson et le brillant de ses analyses, quelque
chose en nous résiste à l'idée, exposée tout à
la fin de cet essai, qu'il aura fallu attendre " le nietzschéisme
de Foucault et de Deleuze […], la redécouverte de Tarde, de Simondon ou
encore de Whitehead " pour qu'on puisse enfin prendre la mesure de l'ampleur
du projet politique et philosophique de l'anarchisme, ce qui laisse entendre que,
au fond, ce projet a cessé depuis longtemps de se suffire à lui-même
et que, abandonné à ses seules forces, il est devenu aujourd'hui
proprement incompréhensible. Et nos réticences sont encore plus
fortes s'agissant du syndicalisme révolutionnaire, si peu " doctrinaire
" en vérité et si peu dépendant de l'œuvre des théoriciens
patentés, y compris même de celle de Proudhon. Qu'on pense en particulier
à la question cruciale de la grève, refusée par ce dernier,
alors même que le rôle du syndicat, vu par Griffuelhes et Pouget,
est précisément l'organisation des grèves. Et qu'on pense
encore à ce qui est l'idée-force du syndicalisme révolutionnaire,
la grève générale, une idée qui, loin d'être
l'invention d'un quelconque théoricien, fut une création originale
des classes productrices elles-mêmes. Qu'il soit nécessaire de frotter
cette sobre pensée syndicaliste aux fulgurances de Nietzsche, aux travaux
de Tarde, de Whitehead ou de Simondon pour la rendre intelligible, c'est là
une affirmation qui aura le don de laisser plus d'un lecteur perplexe - pour le
moins.
M. Ch.
N.B : Publication non commercialisée
: s'adresser à Freddy Gomez, 55 rue des Prairies, 75020 Paris, a_contretemps@plusloin.org
Site : www.acontretemps.plusloin.org
Agone. Histoire, Politique
& Sociologie
n° 34, " Domestiquer les masses ",
automne 2005, 260 p., 20 euros
Après un numéro d'un grand intérêt
sur " les armes du syndicalisme ", la revue Agone nous donne, sous le
titre "Domestiquer les masses ", une livraison consacrée à
la mise en condition de l'opinion publique, où se mêlent des contributions
plus théoriques et des analyses de cas, en particulier sur l'usage de la
notion de " développement durable ", justement dénoncée
par Benoît Eugène, sur le lobbying de l'industrie auprès des
Nations unies, sur les campagnes de propagande des technocrates de l'Union européenne,
etc. La revue donne la traduction de l'essai " Propagande et contrôle
de l'esprit public ", où Noam Chomsky prolonge sa réflexion
sur le rôle décisif de la propagande patronale dans la formation
de " l'esprit public " et en particulier dans la démonisation
et la quasi-destruction du mouvement syndical nord-américain. Dans un long
essai sur Karl Kraus, dont il est en France un des meilleurs connaisseurs, Jacques
Bouveresse met en évidence la terrible actualité de la critique
du journalisme menée par l'essayiste viennois dans les années trente
du siècle passé.
Enfin, dans la section " Histoire radicale
", Charles Jacquier présente un essai de haute volée de Dwight
MacDonald, " La bombe. Réflexions sur le progrès scientifique
et la responsabilité individuelle ", qui, bien qu'écrit au
lendemain des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, a encore beaucoup à
nous dire sur le sujet. C'est aussi l'occasion de connaître la pensée
d'un de ces New York intellectuals des années 30-40, qui prolongea sa réflexion
jusqu'à la disparition de la revue Politics en 1948, avant de revenir au
journalisme, au New Yorker puis à Esquire.
M. A. P.
Le Bulletin.
Tribune syndicaliste révolutionnaire
n° 1, nov. 2005, 51
p., 6 euros
Cette nouvelle publication se propose de développer un pôle
syndicaliste révolutionnaire international. On y trouve un texte sur la
" la notion de syndicalisme révolutionnaire ", complété
par les orientations du Cercle d'études syndicalistes révolutionnaires.
Le texte le plus intéressant de ce numéro est de caractère
historique et porte sur les IWW et le syndicalisme révolutionnaire aux
Etats-Unis. L'originalité du regroupement à l'origine de cette publication
semble être de savoir reconnaître l'apport d'autres courants et expériences
du mouvement ouvrier et par là de faire preuve d'une certaine ouverture
d'esprit qui tranche sur le sectarisme caractérisé du Comité
syndicaliste révolutionnaire (et de sa revue Syndicaliste !) dont il s'est
séparé il y a quelques années G. C.
Collegamenti-Wobbly.
Per una teoria critica libertaria
janvier-juillet 2005, 144 p., 8 euros
Le
numéro de janvier-juillet 2005 de Collegamenti était dans la ligne
habituelle de cette déjà ancienne revue, avec un sommaire d'une
grande richesse contenant les rubriques " International ", avec une
excellente analyse de Claudio Albertani sur " La mondialisation et la guerre
de l'eau au Mexique ", " Guerre et conflits ", où l'on lira
entre autres l'article de Stefano Raspa sur " L'antimilitarisme entre le
pacifisme et la non-violence ", " Théorie et critique ",
où Nicola Oresme s'interroge, trop rapidement hélas, sur le récent
livre de Salvo Vaccaro, Anarchismo e modernità, et la notion d'anarchisme
post-moderne, etc., jusqu'à la rubrique " Histoire et mémoire
", qui évoque, en particulier, les rapports entre le soulèvement
de la jeunesse occidentale (provos, beatniks, etc.) et les jeunes anarchistes
italiens des années 1966-1967.
Dans la partie finale, les collaborateurs
de la revue donnaient quelques notes de lecture substantielles à propos
d'études (plus ou moins) récentes sur de grandes figures du syndicalisme
révolutionnaire, celle de Franklin Rosemont sur Joe Hill et les IWW ou
celle que Fulvio Abbate dédie au " ministre anarchiste Juan García
Oliver, héros de la révolution espagnole ". Sur ce numéro,
nos amis italiens nous permettront, cependant, une seule réserve : la multiplicité
des sujets traités a son revers dans la trop grande brièveté
des articles, qui, du coup, laissent parfois le lecteur sur sa faim. M. Ch.
Contact
: walker10646@fastwebnet.it Site : www.collegamentiwobbly.it
Libre
Pensamiento
été 2005, n° 48, 107 p., 5 euros
Dans
l'épais dossier " De la CNT de 1978 à l'année 2005 de
la CGT " de son numéro paru cet été, l'organe de réflexion
de la CGT espagnole s'interrogeait sur les années d'existence de cette
centrale syndicale née à la suite d'une double scission au sein
de la CNT reconstituée en 1975. Dans le premier article, Emili Cortavitarte
revenait sur le thème de la relance de l'anarcho-syndicalisme après
la mort de Franco, sur la crise traversée par la nouvelle CNT au lendemain
des quelques grands événements de l'année 1977 (meeting de
San Sebastián de los Reyes, Journées libertaires de Barcelone) qui
semblaient augurer un bel avenir à la chère vieille confédération,
et enfin sur le reflux qui commence dès 1979. Ce recul se manifesta par
une chute rapide du nombre des affiliés, qui affecta tant la tendance majoritaire
" orthodoxe " que la CNT-CV (Congrès de Valence), la fraction
qui donnera naissance à la CGT après sa réunification avec
un autre courant issu de la CNT-AIT. C'est Antonio Rivera, un des animateurs de
la revue, qui, dans un long article qui emprunte son titre à un tango de
Carlos Gardel (" ¿ Qué veinte años no es nada ? "),
s'occupe de faire l'histoire de la " lente croissance " du nouveau syndicat.
Ces essais sont suivis d'une série d'entretiens avec tous les militants
qui ont occupé le poste de secrétaire général de l'organisation
jusqu'au titulaire actuel, Eladio Villanueva. Un dossier sérieux, en somme,
et très utile aux plus jeunes adhérents d'un centrale qui se réclame
d'un anarcho-syndicalisme mis à jour, mais qui laisse en suspens les nombreuses
interrogations que suscite son évolution.
M. A. P.
Ni patrie
ni frontières
n° 11-12 : " Terrorismes et violences
politiques "
n° 13-14 : " Elections ? Démocratie ? Europe
? "
n° 15 : " Premier bilan des "émeutes" d'octobre-novembre
2005 "
Cette revue dont nous avons déjà signalé qu'elle
avait pour ambition d'aider à faire " naître un dialogue fécond
entre les hommes et les femmes qui prétendent changer le monde " en
présentant des " positions différentes, voire contradictoires
" sur un même sujet, s'est attaquée en l'espace d'un an à
trois gros morceaux. La question de la violence politique est abordée à
travers des textes surtout historiques (un " florilège marxiste "
d'un côté, une série d'articles sur la problématique
de l'illégalisme et de l'action directe de l'autre) et quelques autres
datant des années 1970-80 relatifs au terrorisme allemand et italien d'extrême
gauche. La question de l'électoralisme et du rôle qu'il joue dans
cette " démocratie " est l'occasion d'un recueil plus équilibré
entre d'une part des textes historiques (d'anarchistes et de marxistes là
aussi) et, de l'autre, des textes récents écrits pour l'essentiel
à l'occasion du référendum sur la Constitution européenne.
Le tout dernier numéro, en revanche, s'attaque à un sujet on ne
peut plus d'actualité - les émeutes de cet automne dans les banlieues
- en rassemblant une soixantaine de tracts, témoignages, communiqués...
émanant de presque tout ce que la gauche extrême, ultra ou libertaire
compte de regroupements. Le résultat du gros travail de compilation que
suppose chacun de ces numéros frappe à la fois par sa richesse et
par ses limites : il est rare que les textes proposés se répondent,
et même si l'on trouve aussi dans tous ces numéros quelques articles
rédigés par des membres de la rédaction, on se dit que ce
qui nous est proposé là constitue certes une sérieuse base
de départ pour le débat entre sensibilités militantes diverses,
mais qui ne peut remplacer le débat lui-même. Pour exister, celui-ci
a besoin d'une vraie volonté de rencontre et d'échange. Nous n'en
sommes malheureusement pas (encore ?)
N. T.
Les Temps maudits
n° 21, mai-sept. 2005, 143 p.
et n° 22, oct.-déc.
2005, 12 p., 7 euros
Le sommaire du numéro 21 est alléchant :
il propose une longue réflexion " pour une révolution de l'anarcho-syndicalisme
", suivie d'une " proposition de définition ", une analyse
du projet de refondation sociale du MEDEF et un tour d'Europe des législations
nationales sur l'avortement, une présentation du " syndicalisme ouvrier
en Palestine ", le récit d'un voyage en France de Karim, syndicaliste
palestinien, et un texte historique sur la SAC suédoise - lequel retrace
synthétiquement et clairement son évolution et montre bien les facteurs
sociaux et politiques qui ont motivé ses choix dans l'après-guerre.
Malheureusement,
le premier texte, le plus important, marque l'ensemble du numéro de son
caractère confus et plutôt superficiel. L'auteur avance par affirmations
non étayées, et puise à fond dans la mythologie sur les Bourses
du travail, oubliant que le capitalisme de notre époque a largement digéré
ce type de formule et que ce ne sont pas les nombreux appels à sa revitalisation
qui peuvent le ramener à la vie. Il regrette le closed shop, mais il oublie
de dire qu'il était largement pratiqué par des mouvements ouvriers
qui n'avaient rien de révolutionnaire, comme les trade unions anglaises.
Le concept qui revient le plus fréquemment est celui de " démocratie
", dont l'auteur oublie la critique sans concessions qui en a été
faite dans la tradition libertaire, y compris dans ses variantes syndicalistes
(il s'agit en fait d'une dictature de la majorité sur la minorité
dont il faut s'affranchir dans sa pratique militante chaque fois que c'est possible
- et même si la CNT espagnole d'avant la révolution de 1936 l'a pratiquée,
c'est en l'acceptant comme un moindre mal et en cherchant toujours à se
donner des garde-fous). Accumulant les propositions censées fournir un
nouveau souffle à l'anarcho-syndicalisme, et pressé de s'impliquer
dans la " gestion " des entreprises, l'auteur oublie presque ce qui
était le moteur de ce courant : l'action directe dans la lutte. Emporté
par son élan, il ne réalise pas que ses remarques critiques sur
la violence, qui auraient pu être de bon sens, deviennent dans son discours
presque caricaturales. Et qu'appliquées à l'Espagne de 1936, elles
sont des contre-vérités historiques : sans l'insurrection du 19
juillet 1936, il n'y aurait pas eu de guerre civile, ni de collectivisations,
ni d'affrontement avec les staliniens… mais seulement la victoire du coup d'Etat
franquiste. Le mode de fonctionnement de la CNT d'aujourd'hui y est analysé
d'une façon angélique qui prête à sourire quand on
connaît les guéguerres entre coteries qui déchirent périodiquement
la vie de cette organisation. Le texte qui suit, censé proposer une définition
" du syndicalisme révolutionnaire et de l'anarcho-syndicalisme ",
non seulement ne définit rien du tout, mais montre bien la confusion qui
règne aussi dans la tête de son auteur.
Le numéro suivant
s'ouvre sur un article proposant à l'anarcho-syndicalisme d'" en finir
avec un schéma révolutionnaire obsolète ". Cette critique
de l'immobilisme idéologique qui pourrait être féconde s'attaque
malheureusement à une idéologie imaginaire : le " rêve
insurrectionnel, sur fond de barricades et au nom d'une communauté ouvrière
politiquement homogène ". Il suffit en effet de relire avec un peu
d'attention les propos de Malatesta (de 1907) pour constater que l'idée
d'une classe " politiquement homogène " est un mythe bien postérieur.
Au
nom d'une " orientation politique moderne ", l'auteur défend
les choix de la SAC suédoise dans les années 50, en jetant implicitement
(et sans aucune justification) par-dessus bord les orientations de sa propre organisation
à la même époque. C'est bien son droit, mais il est assez
surprenant de constater que cette défense, effectuée au nom de la
mise en phase avec son temps, vient au moment où la bourgeoisie se débarrasse
du welfare state (qui avait justifié les choix de la SAC) pour revenir
à des méthodes d'antagonisme frontal qui rappellent beaucoup celles
du début du siècle. Dans son analyse du capitalisme contemporain
et des moyens à mettre en œuvre pour le combattre, l'auteur semble donc
avoir une guerre de retard. Sa lecture d'Habermas et de Polanyi l'amène
à conclure à une omniprésence de la " revendication
démocratique ", et, un peu hâtivement me semble-t-il, à
affirmer que " les progrès de l'idée démocratique à
la fin du xxe siècle ont rejoint la réflexion anarchiste ".
La simple lecture du dernier Castoriadis devrait suffire à calmer son enthousiasme,
car on y voit la " démocratie " pour ce qu'elle est à
notre époque : une technique de gouvernement.
La " réaction
positive " de F. Mintz à cet article ne semble pas vraiment en accord
avec son titre, mais rappelle fort à propos - une fois n'est pas coutume
- l'opinion de Petr Archinov : " Formellement la Démocratie proclame
la liberté de la parole, de la presse, des associations, ainsi que l'égalité
de tous devant la Loi. En réalité, toutes ces libertés ont
un caractère très relatif : elles sont tolérées tant
qu'elles ne contredisent pas les intérêts de la classe dominante,
la bourgeoisie " - ce que le pouvoir vient de nous rappeler en proclamant
l'état d'urgence ces derniers mois.
Les deux " interventions publiques
" faites à la fête du Combat syndicaliste n'apportent pas grand-chose
sur le plan de l'analyse, mais synthétisent des points de vue sans doute
dominants dans la CNT-F d'aujourd'hui. Dans la deuxième, on apprend que
" militer à la CNT, ce n'est pas défendre une étiquette
". On aimerait bien le croire. Plus loin, l'auteur prend la défense
de l'idée d'unité de classe, avec laquelle aucun révolutionnaire
ne peut être en désaccord. Malheureusement son contenu concret se
révèle moins reluisant : " le travail unitaire avec les autres
syndicats ". Le reste est à l'avenant.
Heureusement, dans ce numéro
on trouve aussi des textes intéressants, comme celui sur les Bourses du
travail, présentées comme la concrétisation de l'autonomie
ouvrière à une époque donnée, ou bien le récit
de la grève des ambulanciers du CHU de Saint-Etienne, où l'auteur,
observant la lutte de classes dans un endroit précis, à un moment
précis, dans un contexte précis, parvient à ne pas glisser
sur ses difficultés concrètes. On aimerait lire de tels textes plus
souvent. Enfin, un excursus sur le syndicalisme au Burkina apporte quelques éléments
d'information sur un sujet assez méconnu dans nos milieux.
Dans l'ensemble,
ces deux numéros transmettent l'image d'une organisation qui commence à
réfléchir sur elle-même et sur les valeurs qui l'animent.
Malgré toutes nos critiques, reconnaissons que le fait de pousser les adhérents
à s'exprimer et à défendre publiquement leur point de vue
ne peut être salué que comme un indéniable progrès.
G.
C.
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