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Lire et relire

Gianni Carrozza, Miguel Chueca, Ariane Miéville, Miguel Ángel Parra, Nicole Thé

 

Livres


Michel Bakounine
La Commune de Paris

(préface d'Eduardo Colombo)
Éditions CNT-RP, Paris, 2005, 102 p., 12 euros
Jean-Luc Debry
Pierre Pirotte ou le destin d'un communard
Éditions CNT-RP, Paris, 2005, 214 p., 16 euros

Les Éditions CNT-RP font coup double sur la Commune de Paris, à propos de laquelle on n'a plus guère écrit dernièrement. Elles le font d'abord en reprenant les textes que Michel Bakounine consacra au soulèvement parisien, les conférences faites à Sonvilier, près de Saint-Imier, et le texte " La Commune et la notion de l'État ", où il tenta de tirer les leçons d'un événement qui allait laisser une marque indélébile sur le mouvement ouvrier français et même au-delà. Et elles doublent la mise avec la publication de Pierre Pirotte ou le destin d'un communard, le fidèle récit, et combien touchant, de l'engagement d'un de ces hommes qui n'ont pas laissé de nom dans l'Histoire mais auxquels la Commune a dû d'exister. L'auteur, Jean-Luc Debry, membre de l'organisation Les Amis de la Commune et collaborateur habituel de la revue Gavroche, et qui se trouve être un arrière-petit-fils de Pirotte, retrace les principaux faits qui marquèrent la brève histoire de la Commune de Paris ainsi que la participation de son aïeul aux événements, sa fuite de Paris après la défaite, suivie quelques mois plus tard de son arrestation en province, de sa condamnation et de sa déportation. Debry livre là un beau témoignage, aux dialogues savoureux. Un ouvrage hautement recommandable, donc.
M. A. P.
N.B. : On peut acheter ces deux volumes ensemble, sous jaquette, pour le prix de 23 euros.


Mike Davis
Planète Bidonvilles
suivi de Bruno Bachmann
Les Enfants de la même agonie

Ab irato, Paris, 2005, 119 p., 10 euros
L'auteur du remarquable City of Quartz - qui montre comment l'urbanisme de Los Angeles s'est peu à peu tissé sur la trame de l'évolution des rapports de classe - nous offre ici un court travail de perspective sur l'évolution urbaine à l'échelle de la planète. " La concurrence inégale de l'industrie agroalimentaire déchirant la fibre même de la société rurale traditionnelle ", c'est désormais " l'involution urbaine " qui " sert de déversoir à la main-d'œuvre excédentaire ". D'où une croissance urbaine prenant partout des proportions gigantesques, et, faute d'une croissance proportionnelle du salariat, une progression énorme des slums, aux conditions de vie proches de celles des débuts du capitalisme anglais, décrites par Dickens. " Les habitants des bidonvilles atteignent le chiffre stupéfiant de 78,2 % de la population urbaine des pays les moins développés et, dans l'ensemble, le tiers de la population mondiale. " En quelques pages, on fait un voyage dans les grandes villes de Chine, d'Amérique du Sud, d'Asie du Sud-Est et d'Afrique, et le tableau qui s'en dégage est impressionnant. Mais, comme tous les tableaux de la mondialisation visant à mettre en cause le seul néo-libéralisme (la tonalité de cet essai est effectivement très Monde diplomatique), il a le défaut de faire disparaître les acteurs, et ce n'est pas l'évocation finale de la montée parallèle de l'islamisme et du pentecôtisme chez ces populations marginalisées qui suffit à les réintroduire. On lit donc avec un certain soulagement le texte suivant, qui propose un autre voyage sur la même planète Bidonvilles : par esquisses successives, on voit là apparaître des hommes et des femmes qui s'organisent pour survivre, se battent et produisent une culture nouvelle. L'interrogation que Mike Davis formule sans savoir y répondre quel sursaut émancipateur peut-on attendre de populations tenues en marge de la société structurée par le salariat ? - trouve ainsi quelques bribes de réponse concrète, et même, à partir d'exemples brésilien et bolivien, une réponse plus claire, formulée explicitement en conclusion : " Les "bidonvilliens" forment une classe dangereuse à partir du moment où un certain nombre d'entre eux sont directement soumis aux rapports d'exploitation par le travail et qu'ils entraînent dans leur combat pour la survie le reste de "la communauté". " Même si ces exemples ne suffisent pas, reconnaissons-le, à effacer le sentiment de catastrophe planétaire à l'œuvre, ce petit livre a donc le mérite de s'attaquer à une question devenue essentielle (voire brûlante...), y compris pour ceux d'entre nous " Occidentaux " qui sont convaincus que les réponses ne peuvent être cherchées que dans la lutte, là où l'on vit.
N. T.

John et Jenny Dennis
Un peu de l'âme des mineurs du Yorkshire

Montreuil, L'Insomniaque, 2005, 175 p., 10 euros

Fruit d'une rencontre entre le mineur de fond John Dennis, " homme véritable " qui concentrait en lui toute la culture ouvrière du Yorkshire, et d'un chômeur parisien venu sur place lors de la longue grève des mineurs de 1984-1985, ce livre a quelque chose d'inclassable. Construit autour de deux récits, celui de John racontant un épisode de ses débuts à la mine, et celui de sa femme Jenny évoquant la grève elle-même et son engagement personnel dans le travail de popularisation, il semble au premier abord vouloir offrir une " tranche de vie " pour surtout témoigner de ce que fut l'état d'esprit de ce monde ouvrier exceptionnellement riche en traditions de lutte et en solidarité communautaire, où la conscience de classe a trouvé une de ses expressions les plus pures. Un monde qui, dans cette grève, a eu conscience de mener une lutte à mort contre le capital et qui, effectivement, en est mort.
Mais les textes qui accompagnent ces deux récits donnent aussi une autre tonalité au livre, et un autre intérêt. Plus analytique - notamment avec " Repères historiques ", le dernier, qui en quelques pages retrace le contexte social et politique de la grève, les différents épisodes qui l'ont marquée et son évolution vers l'échec final - mais aussi plus proche de notre réalité : par contraste, c'est aussi du présent qu'ils nous parlent, de la mort des solidarités, de l'isolement, de la précarité de la vie qui n'ont fait que progresser depuis cette défaite fatidique. L'avant-propos de John Matt évoque le délitement de la communauté, le " lent suicide " de John et la conversion du village minier de Kiveton Park en nouveau lieu résidentiel pour classes moyennes (" Il y a quelque chose de terrible à voir le capital triompher dans ces lieux ") ; " Retour au Yorkshire " relate, à onze ans de distance, l'histoire de quelques anciens grévistes devenus salarié précaire, travailleur indépendant ou encore chômeur. Dans " Les mineurs vingt ans après ", Dave Wise élargit le propos en évoquant l'avenir du charbon, enterré trop vite en tant que source d'énergie par une classe capitaliste qui voulait surtout en finir avec ceux qui l'extrayaient, le rapport très particulier des mineurs au savoir et à la production artistique, et la " plaie à l'âme " provoquée par la défaite qui, loin de se refermer, se transmet à la jeune génération, entravant jusqu'au phénomène, jusque-là traditionnel, d'intégration dans la classe politique d'une petite élite issue de la mine.
Ce " voyage " qu'on nous annonçait triste dans l'avant-propos est en fait bouleversant. À travers lui, " un peu de l'âme des mineurs du Yorkshire " nous entre bel et bien dans les tripes, et ce tableau de sa mise à mort a la force du tragique. Tout l'intérêt de l'ouvrage est d'ailleurs là : nous faire sentir tout ce qu'il y a de tragique dans les évolutions récentes voulues par le camp du capital chez ceux qui l'ont combattu le plus âprement. Mais il faut s'en tenir à ça. Ne pas chercher d'éléments pour une réflexion stratégique chez des auteurs que l'on sent aussi irrémédiablement blessés que les hommes et les femmes à qui ils ont voulu rendre hommage. Les pistes lancées par Dave Wise quand il écrit : " L'un des plus beaux secteurs de la classe ouvrière mondiale a été combattu à outrance et détruit afin que s'éteigne à jamais l'un des flambeaux de la possibilité d'un avenir plus humain " ou lorsqu'il juge la défaite des mineurs " comparable à celle de la Révolution allemande de 1918-1921, dont l'écrasement a ouvert la voie au fascisme " (p. 130), sont trop peu argumentées pour mener quelque part. Quelles furent les failles, dans le camp du travail, qui permirent au camp du capital d'" attaquer le secteur le plus offensif de la classe ouvrière [pour pouvoir] faire plier le reste de la société " (p. 154) ? Pourquoi les mineurs en grève faisaient-ils tant corps avec leur syndicat, le NUM, qui, en tant qu'institution soucieuse de sa survie, s'est montré très vite bien moins irréductible que les mineurs eux-mêmes ? À ces questions le lecteur devra chercher lui-même les réponses. Comme à celle-ci, qu'il faut bien arriver à formuler si l'on ne veut pas céder au désespoir : au fond, cette culture ouvrière-là, faite d'affrontements, de cohésion communautaire, de haine sans nuances du jaune, était-elle encore qualifiée, au moment de cette bataille décisive, pour rassembler autour d'elle le camp du travail ? Cette grève, remarquable par sa détermination et l'explosion de solidarité, de créativité collective qu'elle a permis, n'était-elle pas au fond condamnée, dans un monde où les valeurs individualistes et la déligitimation de la violence avaient déjà largement progressé dans les têtes, et les frontières et la conscience de classe beaucoup perdu de leur netteté, à être le chant du cygne d'un monde et d'une culture ouvrière en voie d'extinction ?
N. T.

Diego Giachetti, Marco Scavino
La FIAT aux mains des ouvriers. L'Automne chaud de 1969 à Turin

[Paris], Les Nuits rouges, 2005, 309 p., 14 euros

Tout au long des années 1960 en Italie, un flux ininterrompu de jeunes quitte les campagnes et les villages du Sud pour nourrir les besoins de main-d'œuvre des usines du Nord. La société " de consommation " commence à prendre forme, liée à une production de masse destinée à un public élargi, pour le plus grand bonheur des industriels. Dès la fin de la guerre et pendant toutes les années 1950, la gauche a courbé l'échine et justifié les sacrifices exigés des ouvriers par la nécessité de reconstruire l'économie. Dans les années 1960, l'idéologie selon laquelle la classe ouvrière est désormais intégrée atteint son apogée et domine l'imaginaire de tous les milieux politiques, gauche comprise, à quelques exceptions près.
Les jeunes ouvriers qui se retrouvent sur une chaîne après quelques heures de formation sur le tas sont peu scolarisés et pas préparés au travail que l'on exige d'eux : ce sont les " ouvriers-masse ", qui peu à peu remplacent les vieux ouvriers professionnels fiers de leur savoir-faire, syndiqués, capables de négocier sur le marché du travail le prix de leurs compétences. Ces jeunes n'ont pas de traditions de lutte, ils sont rarement syndiqués, et sont même regardés avec méfiance par les organisations syndicales car ils sont prêts à tout accepter pour décrocher un salaire. L'ennui, aux yeux des patrons, c'est qu'ils ne tiennent pas en place : quand ils ne quittent pas la boîte, ils se montrent incapables d'accepter la discipline du travail et réagissent de façon imprévisible. Jamais le turn-over n'a été plus élevé.
Leur installation dans les grandes villes du Nord se fait dans la douleur : les logements sont rares et généralement de mauvaise qualité, les transports peu développés et toujours trop chers, les services sociaux quasi inexistants, sans compter qu'au déracinement s'ajoute le racisme méprisant des autochtones. Ainsi peut-on lire dans certains cafés : " Entrée interdite aux chiens et aux Méridionaux ".
A partir de 1967, le climat social est troublé par les mouvements étudiants, en Italie comme ailleurs en Europe. Le Mai 68 français a un large retentissement dans les universités italiennes, et plusieurs groupes de jeunes politisés et contestataires se posent désormais le problème d'une possible jonction avec la classe ouvrière. Certains d'entre eux misent sur l'hypothèse que la plus grande concentration ouvrière d'Italie - la FIAT de Turin - va exploser et, dans cette perspective, vont s'installer dans cette ville pour alimenter l'agitation politique et sociale. Les événements qui suivront montreront qu'ils ne se trompent pas.
Chez les employés et les techniciens - dans le secteur privé comme dans la fonction publique - un processus de prolétarisation est en cours qui favorise certains rapprochements avec les jeunes ouvriers. Des secteurs sociaux qui jusque-là se percevaient comme classes moyennes découvrent qu'ils peuvent lutter de la même manière que les autres salariés, comme cela s'est déjà produit en France avant et durant Mai 68.
Les organisations traditionnelles - partis politiques, Eglise catholique, syndicats - sont incapables d'encadrer les mouvements qui agitent alors la société et parfois même de comprendre leur nature, la radicalité dont ils sont porteurs, ainsi que les effets de rupture qu'ils vont se montrer capables de provoquer y compris dans leurs propres rangs.
La faiblesse syndicale est dans ce domaine un élément primordial : les syndicats, qui jusque-là garantissaient la paix sociale à l'intérieur de l'usine, à travers des structures représentatives usées comme les " commissions internes ", se révèlent en effet incapables de canaliser les exigences des jeunes ouvriers-masse. Le niveau de syndicalisation est au plus bas, mais le niveau des luttes sera d'autant plus élevé que les vieux appareils syndicaux échoueront à les contrôler. Au point qu'on ne parlera plus des syndicats (alors qu'ils sont divers et divisés du fait d'options et d'obédiences politiques différentes), mais seulement du syndicat, ce qui montre bien à quel point ils sont perçus à la base comme une seule et unique institution, étrangère et hostile aux intérêts qu'elle prétend représenter.
Autre facteur déterminant : l'éclosion d'un mouvement étudiant et lycéen très actif, qui cherche sa légitimation dans une relation avec la classe ouvrière. Il est le produit d'une scolarisation en voie de massification, qui commence à intégrer des jeunes issus de couches sociales jusque-là marginalisées ou exclues de l'accès au savoir. La mise en discussion de l'autorité, de la hiérarchie scolaire, de la culture traditionnelle, de l'idéologie dominante, favorisera l'implantation des organisations d'extrême gauche et la recherche de contacts avec le monde ouvrier. Ce qui va se produire est donc un cas d'école, s'agissant de la rencontre entre une allumette et une poudrière, d'une minorité agissante et d'une couche sociale appelée à devenir le fer de lance des mouvements sociaux qui vont agiter l'Italie de l'époque. Un mouvement naît qui va déterminer les événements successifs et leur perception, ainsi que l'imaginaire et les critères d'analyse de toute une génération - et pas seulement de militants. Ce sont ces événements fondateurs que le livre essaie de reconstituer, mettant clairement en lumière les dynamiques qui se mettent en place.
À partir du printemps 1969, de petites grèves se déclenchent dans toutes les usines FIAT, mais elles ne dépassent pas la cote d'alerte. Le 3 juillet, à l'occasion d'une grève syndicale, une brutale intervention policière sur le cours Traiano, dont le but était d'empêcher la manifestation de se tenir, se transforme en bataille de rue et engendre une véritable révolte urbaine, où les habitants des quartiers touchés se mêlent aux groupes de manifestants.
La fermeture des usines au mois d'août ne fait pas retomber la tension. Loin de là : dès les premiers jours de la rentrée elle ne cesse de monter. Dans les mois qui suivent, et jusqu'à la fin de l'année, on assiste à une suite de grèves perlées, tournantes, spontanées, entrecoupées de manifestations à l'intérieur et à l'extérieur des usines, où les ouvriers se montrent capables de rebondir face à chaque initiative du patron, à chaque obstacle posé par les syndicats, à chaque intervention de la police et de la justice. Ces ouvriers montrent par leurs pratiques qu'ils n'ont nul besoin d'un parti ou d'un syndicat pour mener une lutte, ce qui va à l'encontre de l'imaginaire de toutes les organisations en présence, dominé par l'idée que partis et syndicats sont indispensables. On peut ainsi dire que la découverte de l'action directe constitue le fait marquant de ce mouvement. Ce qu'exprime bien un ouvrier de l'usine 54 lors de la première AG ouvriers-étudiants, le 21 juin à Palazzo Nuovo (fac de sciences humaines) : " Aujourd'hui nous pouvons agir par nous-mêmes, aujourd'hui nous n'avons plus besoin de nous faire représenter par les syndicats ni par qui que ce soit. Cela veut dire que maintenant, c'est nous qui décidons non seulement des formes de la lutte, mais aussi de ses objectifs, de la manière de la diriger, de l'organiser et de l'étendre. Et ça c'est la chose qui fait le plus peur aux syndicats et aux patrons " (p. 47).
La dynamique qui s'enclenche alors favorise la radicalisation des acteurs et alimente leur désir de rester maîtres de leurs choix. Tant que la lutte est en cours, rien ne semble pouvoir l'arrêter. Ce n'est que lorsqu'elle s'épuisera que les structures traditionnelles pourront de nouveau s'imposer.
La reprise en main par les syndicats (par la CGIL surtout) s'effectue à travers la signature du contrat (plus favorable que tous les précédents) puis la mise en place des conseils de délégués d'atelier (produit de l'institutionnalisation de structures nées dans et pour la lutte), qui finiront par remplacer les vieilles commissions internes.
Tout au long des années 1970, on observe une même dynamique à l'œuvre : lutte autour du renouvellement du contrat d'entreprise, contestation du contrat signé ou proposé par les syndicats, reprise de la lutte, signature définitive par les syndicats. Cette dynamique structure le rapport conflictuel entre ouvriers et syndicats et constitue la colonne vertébrale du conflit de classe dans le long " mai rampant " italien, qui durera toute une décennie. Evidemment elle en marque aussi les limites, car toutes les tentatives des groupes politiques ou syndicaux qui se perçoivent comme avant-gardes échoueront à faire qu'elle se transforme en dynamique révolutionnaire, nous laissant ce problème tout entier en héritage.
Pourtant tout pousse les protagonistes de ces luttes à penser la situation comme révolutionnaire : le contexte national et international est marqué par l'éclosion de mouvements de grève, de mouvements étudiants, de révoltes urbaines ou d'opposition à la politique des superpuissances de l'époque, ce qui alimente dans le camp d'en face la crainte, tout à fait justifiée, de perdre honneurs et privilèges sociaux *. La mise sur pied de regroupements se déclarant révolutionnaires et prônant un changement radical de la société ne fut donc pas le produit d'une erreur de perspective : elle s'appuyait sur des comportements sociaux de rupture largement répandus. La possibilité d'un changement radical était donc bien réelle, aussi réelle que la défaite qui a suivi.
La réponse des appareils de pouvoir à cette vague de luttes fut assez souple et prit des formes diverses : à l'échelle de l'usine, on introduisit des changements technologiques qui provoquèrent une modification profonde de la " composition technique " de la classe ouvrière ; à l'échelle de la société, des réformes furent adoptées qui introduirent plus de souplesse et de modernité dans la structure et les mœurs du pays. Si furent déjouées les tentatives de coup d'Etat et le recours aux fascistes pour provoquer des massacres (comme celui de Piazza Fontana, le 12 décembre 1969) et stimuler des réactions d'ordre parmi la population, dans les années qui suivirent, l'exploitation politique de l'action des groupes armés d'extrême gauche et le terrorisme d'extrême droite permirent la mise en place d'une législation d'urgence et donnèrent un caractère plus déclaré à la collaboration des partis de gauche.
À l'intérieur des usines, les vieilles commissions internes furent liquidées au bénéfice de nouveaux conseils de délégués de secteur, les syndicats s'engagèrent dans un processus unitaire qui permit un meilleur contrôle de la base, mais intégrèrent aussi les revendications égalitaires issues des luttes de l'automne 1969, au point que cet égalitarisme salarial marquera les vingt années suivantes. Les trois syndicats CGIL, CISL et UIL furent reconnus comme interlocuteurs privilégiés du patronat et de l'Etat et la politique antisyndicale fut mise au placard pour une bonne trentaine d'années. Des concessions économiques et juridiques (comme le " statut des travailleurs ") rendirent plus supportable la condition ouvrière.
Mais intégration et réformes ne furent pas la seule réponse de l'Etat : les comportements socialement " inacceptables " furent réprimés sans ménagement ; au cours de l'année 1969, 14 000 ouvriers firent l'objet de plaintes pour des faits liés aux luttes en cours ; les licenciements et les sanctions furent innombrables, mais durent souvent être retirées sous la pression ouvrière. La violence dans les affrontements de rue avec la police était aussi répandue que le recours aux bandes fascistes pour intimider les plus actifs dans la lutte. Intégration des " bons " et répression des " méchants " furent deux aspects d'une même politique, souvent difficilement dissociables.
La différence des angles visuels choisis par les deux auteurs, à chacun desquels on doit une moitié de l'ouvrage, aide le lecteur à problématiser les questions posées par les évènements analysés. On sort de cette lecture avec plus de questions que de réponses et ce n'est sans doute pas le moindre des mérites de ce livre.
G. C.

Louis Janover
Tombeau pour le repos des avant-gardes

Éditions Sulliver, Arles, 2005, 365 p., 20 euros

Comme il est impossible de rendre compte en quelques lignes d'un livre à peine sorti de l'imprimerie et d'une telle richesse de langue et de pensée, on se contentera ici de noter la parution du dernier livre de Louis Janover, qui collabora avec Maximilien Rubel à l'édition des œuvres de Marx dans La Pléiade et a consacré de nombreux livres au surréalisme et à la dénonciation de ce qu'il a baptisé, il y a quelques années, du nom de " feinte-dissidence ". Ici, les deux thèmes s'entrelacent irrésistiblement dans une longue et rigoureuse réflexion critique sur le destin des avant-gardes artistiques et littéraires du xxe siècle. Il y a fort à parier qu'un silence obstiné accueillera ce livre, comme il a accueilli les autres écrits de Louis Janover, qui paie au prix fort son refus de composer avec la misérable époque dans laquelle il nous est donné de vivre. Raison de plus pour y aller voir de plus près.
M. Ch.

Serge Latouche
Survivre au développement

Mille et Une Nuits, Les Petits Libres n° 55, octobre 2004, 126 p., 2,50 euros

Ce petit livre rend accessibles à toutes les bourses les thèses des partisans de la décroissance économique. L'auteur, professeur à l'université de Paris-Sud, est aussi l'un des animateurs de l'Association des amis de François Partant " La ligne d'horizon ". Les idées qu'il présente sont donc autant les siennes que celles de son école de pensée. L'ouvrage lui-même trouve son origine dans une commande de l'Unesco qui a organisé, à Paris en 2002, un colloque international intitulé " Défaire le développement/refaire le monde " * ; colloque auquel participèrent quelque 700 personnes. Nous avons donc tout autant affaire à un militant qu'à un expert " institutionnel " et c'est dans cette optique qu'il faut appréhender sa démarche.
Serge Latouche s'en prend au concept de développement, " un mot poison ", un euphémisme, derrière lequel se camoufle la croissance du capitalisme. Recherchant les origines historiques de ce mot, il rappelle que c'est au président Harry Truman que nous devons le discours fondateur du projet " développementiste ". Discours tenu le 20 janvier 1949 devant le Congrès américain et dans lequel il qualifiait de sous-développés la majorité des pays du globe. Ainsi surgit " une nouvelle conception du monde selon laquelle tous les peuples de la terre doivent suivre la même voie ". Un chemin caractérisé par " une plus grosse production " aussi bien industrielle que technique et scientifique, le progrès technologique devant permettre aux pays sous-développés de rattraper leur retard et de connaître une prospérité comparable à celle des États-Unis. De fait, ce programme cherchait surtout à conquérir les marchés des pays sortant de la colonisation et à les empêcher de tomber dans l'orbite soviétique. En tout cas, le miracle annoncé ne s'est pas produit, bien au contraire : l'écart entre les pays riches et les pays pauvres s'est même considérablement creusé, " la richesse de la planète a été multipliée par six depuis 1950 " alors que " le revenu moyen des habitants de 100 des 174 pays recensés est en pleine régression, et même l'espérance de vie ".
Que faut-il donc entendre par développement ? Si l'on se réfère aux origines biologiques du concept que l'on trouve chez Darwin, il s'agirait de la " bonne croissance " d'un organisme qui non seulement grandit, mais évolue également dans sa structure, passant de l'enfance à l'âge adulte. Sur le plan économique, ce modèle théorique a pris la forme de la " croyance mythique en l'effet des retombées ", croyance selon laquelle, à partir d'un certain seuil, la croissance économique produit nécessairement des retombées sociales. Autrement dit, on affirme qu'il faut faire grossir le gâteau pour permettre aux riches d'avoir de plus grosses parts et aux pauvres d'avoir plus de miettes. Or, si un tel modèle a pu correspondre en Occident à ce qu'on a appelé " les Trente Glorieuses " (1945-1975) - période durant laquelle des salaires élevés et une certaine redistribution sociale ont permis une augmentation de la consommation qui, elle-même, entretenait une haute conjoncture - rien de semblable ne s'est produit dans la majorité des pays du tiers-monde. Là, le développement - ou l'accumulation du capital, ce qui revient au même - ne signifie que " déracinement ", " compétition sans pitié, croissance sans limites des inégalités, pillage sans retenue de la nature ". Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de noter que, pour espérer une certaine redistribution des richesses, il faille d'abord augmenter les inégalités. Pourtant, c'est tout à fait logique. Citant le célèbre économiste John Galbraith, l'auteur rappelle que l'appauvrissement des populations constitue un préalable nécessaire à leur mise au travail. L'enrichissement de quelques-uns et l'exacerbation de nouveaux besoins favorisant l'indispensable consommation. Pour parvenir à leur fin, les experts en développement s'en prennent aux systèmes traditionnels de protection contre la pauvreté (la solidarité communautaire…), tenus pour des obstacles. Ainsi, sous prétexte d'éliminer la pauvreté, on crée la misère.
L'idée du développement entendu comme " la course du Sud pour rattraper le Nord " a connu une longue éclipse durant les années 1990. Les organisations comme l'OMC, la Banque mondiale ou le FMI cessèrent de s'en réclamer. Alors que l'aide au développement avait été décrétée à 1 % du PIB des pays de l'OCDE, elle fut réduite à 0,7 % en 1992, à Rio, pour n'atteindre que 0,25 % à Copenhague, en 1995. La mondialisation libérale passant par là, les projets de développement furent remplacés par des plans d'austérité imposés par le FMI, complétés parfois par des aides humanitaires d'urgence. Les uns après les autres, les instituts d'études et centres de recherche sur le développement commencèrent à disparaître… Mais, depuis Seattle et l'essor du mouvement contre la mondialisation, on assiste à " une véritable résurrection du développement ", au point que des instances comme l'OMC y consacrent leurs sommets et autres conférences. Ce qui ne manque pas de surprendre, c'est qu'une partie du mouvement altermondialiste défend aussi le développement en y accolant parfois - mais pas toujours - une particule (" social ", " humain ", " local ", " durable "…).
A quoi devons-nous cet étonnant rapprochement ? Tout d'abord au fait que le développement constitue la raison d'être de nombreuses ONG qui en retirent le financement des projets qu'elles présentent à ce titre. Plus fondamentalement, le développement repose sur différentes notions comme la " rationalité quantifiante ", l'universalisme, l'idée que l'homme doit maîtriser la nature et l'idéologie du progrès, qui appartiennent à l'imaginaire occidental et qui sont largement partagées, y compris par toute une partie de la pensée critique. Mais ces notions ne sont pas universelles, elles ont été construites en Occident, à une époque historique donnée, et n'ont pas d'équivalent dans de nombreuses cultures africaines ou asiatiques. Nous n'avons donc pas le droit de les leur imposer. Au contraire, nous devons remettre en question l'idée que l'accumulation permanente de biens et de connaissances rende nécessairement l'avenir meilleur que le passé.
Serge Latouche est un économiste qui rejette les fondements même de la science économique, qu'elle soit libérale ou marxiste. Pour lui, la production des ressources ne constitue pas la base des sociétés et le bonheur de l'humanité ne repose pas sur le développement des forces productives ou sur le progrès scientifique. Cette posture l'amène à dénoncer ce qui lui apparaît comme une remise en cause cosmétique et finalement inopérante du système. Tel est le cas, par exemple, du " développement local " : un terme qui constitue déjà une expression antinomique, puisque, historiquement, le développement a détruit le local. En France, dans les années 1970, on disait déjà que les routes construites à grands frais pour, prétendait-on, désenclaver les régions rurales " servaient au dernier agriculteur à procéder à son déménagement vers la ville et au premier Parisien à installer sa maison de campagne dans la ferme ainsi libérée " ! Si certaines formes de dynamisme local constituent des réactions créatives (ou de survie) qui se situent dans la perspective d'un après-développement, les formes les plus fréquentes appartiennent à ce que Serge Latouche appelle le " localisme hétérodirigé ". Les territoires sont mis en concurrence et invités à offrir des conditions avantageuses aux entreprises transnationales qui voudraient s'y installer : subventions, avantages fiscaux, flexibilité du travail ou déréglementation environnementale… Il s'agit pour l'auteur d'un " encouragement à la prostitution " ! Les initiatives et la créativité locales sont également dévoyées par le tourisme prédateur et l'on constate, dans les zones déprimées, que " presque tout l'argent gagné sur place ou provenant de l'extérieur est accaparé par les supermarchés et drainé hors de la région ". Ce que démontre surtout l'exemple du développement local, c'est que le projet développementiste n'est désormais plus réservé au tiers-monde, mais qu'il s'applique également aux pays occidentaux.
C'est le cas aussi du " développement durable ", bête noire de Serge Latouche, pour qui ce concept, " mis en scène " à la conférence de Rio en juin 1992, est une " monstruosité verbale ". Derrière l'adjectif " durable " ou " soutenable ", suivant les traductions de l'anglais, on suggère que " l'activité humaine ne doit pas créer un niveau de pollution supérieur à la capacité de régénération de la biosphère ". C'est l'objectif auquel se rallient les militants des ONG et ceux que l'auteur appelle les " intellectuels humanistes " (René Passet, Ignacio Ramonet, Bernard Cassen, Dominique Plihon, Daniel Cohn-Bendit…). Mais, pour la majorité des acteurs, la prise en compte de l'environnement doit seulement permettre au développement économique de se poursuivre indéfiniment. Il s'agit d'introduire les coûts de l'environnement aux composants des prix de revient des biens et services, en instaurant, par exemple, des " droits à polluer " payants. Les États sont invités à intervenir de manière limitée pour contrôler des procédés de fabrication qui doivent devenir moins polluants et moins gourmands en matières premières non renouvelables. Il s'agit uniquement d'encadrer, sans trop les bousculer, les principes du libre marché concurrentiel. On n'est donc pas trop surpris d'apprendre que le " développement soutenable " ainsi conçu soit appuyé par des amis de l'environnement aussi réputés que British Petroleum, Total-Elf-Fina, Monsanto, Novartis, Nestlé, Rhone-Poulenc, etc.
Comme une clé qui ouvre toute les portes, Serge Latouche nous dit qu'" un concept qui satisfait le riche et le pauvre, le Nord et le Sud, le patron et l'ouvrier, etc., est un mauvais concept ", que nous devons considérer comme suspect a priori. Mieux valait encore le développement non durable et insoutenable, dont on pouvait espérer qu'il meure un jour, victime de ses contradictions et de l'épuisement des ressources naturelles. D'ailleurs, cette hypothèse reste plausible. Ces dernières années, les processus de production sont devenus plus économes en énergie. On consomme moins de matières premières par objet fabriqué, mais, vu l'augmentation des volumes produits, ces progrès ne sont pas suffisants et " la ponction sur les ressources et la pollution continuent d'augmenter ". Bref, le " développement durable " ne peut que retarder le moment où l'humanité va se trouver au pied du mur. Face à ce défi, l'alternative serait la " décroissance conviviale ", idée à ne pas confondre avec celle de " croissance zéro " défendue par " certains écologistes réformistes ".
Si l'on en croit le WWF, l'espace bioproductif moyen consommé par tête d'habitant de la planète est de 1,8 hectare. Pour préserver l'environnement, il ne faudrait pas dépasser 1,4 hectare, à condition que la population actuelle n'augmente pas. Or, un Américain moyen consomme 9,6 hectares et un Européen, 4,5. L'espace que les Occidentaux " occupent " ne se situe pas seulement dans leurs pays respectifs. On apprend que, pour faire fonctionner l'élevage intensif du bétail en Europe, une surface sept fois supérieure à celle de ce continent est employée à produire l'alimentation nécessaire à ces animaux. Ainsi, l'après-développement se dessine de manière assez différente au Nord et au Sud. L'auteur n'hésite pas à proposer une certaine austérité dans la consommation matérielle aux habitants des pays riches. Frugalité qui ne rimerait pas nécessairement avec ascétisme, si l'on parvenait à supprimer l'immense gaspillage actuel, à commencer par la publicité, les produits jetables, les dépenses militaires… Il faudrait aussi réduire le volume des déplacements des hommes et des marchandises, ce qui entraînerait notamment une diminution des accidents de la route, dont les coûts financiers s'évaluent en dizaines de milliards d'euros (les coûts humains étant incalculables !). Bien qu'il publie des extraits de la déclaration de l'INCAD (International Network for Cultural Alternatives to Development) dans lequel on peut lire qu'il faut " réduire le revenu par tête dans les pays du Nord à leur niveau de 1960 ", Serge Latouche affirme qu'il est opposé à " un impossible retour en arrière ". Nous autres Occidentaux pourrions garder notre " rêve progressiste ", mais en recherchant la qualité et non la quantité. Si nous aspirons à la pureté des nappes phréatiques ou à celle l'air que nous respirons, il nous faudra élaborer des techniques sophistiquées… Bref, sciences et techniques ne sont pas à rejeter, mais elles devraient être bien différentes de celles qui se développent actuellement.
Au Sud, il ne s'agirait pas de décroître, ni de croître d'ailleurs, mais de réduire les cultures spéculatives (café, cacao, arachide, coton…) ou de luxe (fleurs, fruits et légumes de contre-saison, crevettes…) destinées à l'exportation et de les remplacer par des cultures vivrières répondant aux besoins locaux. L'auteur dit également qu'il faudrait " entreprendre des réformes agraires " et " réhabiliter l'artisanat qui s'est réfugié dans l'informel ". Ces propositions semblent bien frileuses, mais il affirme que ce sont les peuples du Sud qui doivent construire leur avenir et il refuse qu'on leur donne des recettes ; ce qui constituerait une nouvelle forme de paternalisme, de colonialisme.
Serge Latouche manifeste un peu plus d'audace quand il présente ses propositions pour le Nord. La décroissance conviviale ne pourra pas se réaliser dans la société actuelle, car un simple ralentissement de la croissance la met déjà en crise, avec pour conséquences une augmentation du chômage et un abandon des programmes sociaux… Bref, il faut tout changer de fond en comble. De ce changement, l'auteur nous dit peu de chose, si ce n'est que celui-ci devrait entraîner " une réduction féroce du temps de travail " et une abolition de la propriété privée des moyens de production. Cette dernière ne passera " probablement pas par des nationalisations et une planification centralisée, dont l'expérience de l'Union soviétique a montré les résultats décevants et les effets désastreux ". L'auteur compte surtout sur un changement des mentalités, " une décolonisation de notre imaginaire ", et sur une revitalisation du tissu social.
Dans les pays du tiers-monde, les millions d'habitants qui ont quitté les campagnes et qui s'agglutinent autour des agglomérations survivent grâce à ce que certains appellent l'économie informelle. Les naufragés du développement produisent des " stratégies relationnelles " faites d'expédients, de débrouille… Activités qui s'inscriraient plus dans la logique du don et du contre-don que dans celle du marché. Pour Serge Latouche, on assisterait là à un processus inverse à celui décrit par Karl Polanyi dans La Grande Transformation, soit à un " réenchâssement de l'économique dans la sociabilité ". Pour le Nord, l'auteur nous propose un chemin semblable. Il évoque les " initiatives citoyennes " d'une fraction de la population exclue, solidaire ou contestataire. Celles-ci peuvent prendre la forme de coopératives autogérées, de SEL et autres banques du temps, de crèches parentales, d'agriculture paysanne, de banques éthiques, de mouvements de commerce équitable, etc. Ces formes d'auto-organisation locales et ces réseaux constitueraient à la fois une résistance au développement et une contre-société potentielle. À condition qu'elles ne finissent pas " par être instrumentalisées par les pouvoirs publics, les entreprises, leurs permanents ou même leurs "militants" bénévoles (qui y cherchent une expérience ou une formation valorisante) ".
Bref, on le voit, la voie est étroite. De plus, elle ne nous semble pas nouvelle. Le mouvement coopérateur prétendait aussi se substituer aux entreprises capitalistes à la fin du xixe et au début du xxe siècle, mais déjà Marcel Mauss notait que les coopératives pouvaient être récupérées par le système, ce qui ne manqua pas de se produire. De telles expériences n'ont de sens, à nos yeux, que lorsqu'elles s'articulent à un vaste mouvement anticapitaliste tel que celui que le mouvement ouvrier a représenté à certaines époques. À ce propos, la manière dont Serge Latouche se débarrasse de la question du socialisme en le réduisant à ce que fut " le socialisme réellement existant ", c'est-à-dire " le goulag plus la nomenklatura avec en prime Tchernobyl… ", est pour le moins un peu rapide. Et lorsqu'il nous explique que la société de la décroissance arrivera inéluctablement - du fait des limites matérielles de la planète - et que nous pouvons soit choisir consciemment le changement, soit le subir, il n'évalue pas la seconde hypothèse. Qu'adviendra-t-il si les partisans de la décroissance ne parviennent pas à convaincre tout le monde de leurs présupposés ? Comment évalue-t-il les conflits en perspective ? Mais n'en demandons pas trop. Quand un spécialiste en économie du développement se met à dénoncer aussi bien l'économie que le développement, il scie suffisamment la branche sur laquelle il est assis pour qu'on ne lui réclame pas, en prime, une théorie du changement social. Ne nous privons pas d'une réflexion qui a le mérite de la fraîcheur dans le terne horizon de la pensée actuelle.
A. M.

Ignacio Martínez de Pisón
Enterrar a los muertos

Seix Barral, Barcelone, 2005, 272 p.

Martínez de Pisón, un romancier déjà connu pour avoir publié plus d'une dizaine de romans et recueils de nouvelles - dont certains ont été traduits en français et l'un a servi de trame à un film de Manuel Poirier -, nous donne ici un récit historique d'un énorme intérêt, qui évoque une figure très oubliée de la vie littéraire espagnole des années de la Seconde République et du tout début de la guerre civile, l'écrivain et dessinateur José Robles, par ailleurs ami et traducteur de John Dos Passos. Les deux hommes s'étaient connus fin 1916 et leur amitié se prolongea jusqu'à la disparition de Robles en février 1937, dans de très obscures circonstances sur lesquelles l'auteur tente de jeter un peu de lumière. L'affaire José Robles n'est évidemment pas sans faire penser à la disparition, survenue quelques mois plus tard seulement, d'Andreu Nin, l'un des leaders du POUM, à laquelle Martínez de Pisón consacre du reste un long appendice tout à la fin de son livre. Celui-ci se lit d'une traite, comme un roman policier, bien que le résultat de l'enquête menée par Martínez de Pisón laisse un certain nombre de points dans l'ombre. Néanmoins, il montre les nombreux indices qui font apparaître la main du NKVD dans une disparition qui fut une des causes de l'éloignement de Dos Passos d'une gauche officielle encline à pardonner tous les crimes de Staline en Espagne et ailleurs. Souhaitons, pour les lecteurs qui ne lisent pas la langue de Cervantès, que la réputation de l'auteur hors d'Espagne vaille à ce livre d'être promptement traduit et mis à la disposition du plus large public.
M. A. P.

Chaïm Nissim
L'Amour et le monstre.

Roquettes contre Creys-Malville
Genève, Favre, 2004, 144 p.

L'ingénieur polytechnicien, ancien chercheur au CERN, aujourd'hui député écologiste du canton de Genève qui est l'auteur de cet étonnant petit ouvrage s'est, dans sa jeunesse, livré à des activités que nous désignerons par le nom que l'histoire leur a donné, mais que lui semble ignorer : sabotage. Sur le ton de la quasi-confession, il raconte en effet (pariant sur l'amnistie) comment, dans ses jeunes années, il a choisi, avec le petit groupe d'amis avec lequel il s'était engagé dans la lutte antinucléaire, de tenter, une fois l'échec de la bataille politique consommé, d'enrayer la construction du surgénérateur en s'attaquant à certains de ses éléments : aux pylônes reliés à la centrale d'abord, puis, après quelques succès, à une pièce essentielle de la cuve, sur laquelle il a tiré au bazooka.
L'intérêt de l'histoire est multiple : elle révèle un aspect de la lutte antinucléaire méconnu du grand public, dont on peut considérer, avec l'auteur, qu'il a eu une part, inévaluable certes, dans la décision finale d'arrêt de la centrale prise par Jospin vingt-cinq ans après sa construction ; elle offre au passage au non-initié quelques explications claires sur le principe de production de l'énergie nucléaire et sa dangerosité ; elle raconte, étroitement mêlée à une aventure militante, une histoire d'amour et d'amitié digne de ce que l'esprit de Mai a produit de meilleur. Mais elle contient aussi un enseignement utile et rare : elle nous permet de comprendre que, pour réussir, de telles actions de sabotage supposent un certain état d'esprit : une détermination et une persévérances partagées, décidées à faire reculer les frontières de l'impuissance ; l'intelligence et l'imagination mises en commun ; la maîtrise consciente d'un risque précisément évalué ; le tout soutenu par des liens d'amitié solides, garants de la confiance réciproque.
On le voit, on est loin, très loin dans cette histoire de la logique terroriste à laquelle a voulu l'assimiler la presse (celle des Verts y compris, qui ont poussé l'auteur à démissionner de son poste de député pour éviter que ça ne fasse tache dans leur curriculum de candidats à l'intégration institutionnelle). L'esprit des protagonistes de cette aventure, dont " aucun n'avait le tempérament et la fougue d'un extrémiste ", n'avait d'ailleurs, on le comprend à la lecture, pas grand-chose à voir avec celui du milieu de la lutte armée de l'époque (qu'ils furent pourtant amenés à contacter pour se procurer l'outil nécessaire), ne serait-ce que parce qu'ils ont toujours tout fait, et avec succès, pour éviter de faire des victimes (y compris de la répression dans leurs rangs).
Parce qu'elle " éclaire cette frontière ténue entre la violence et la non-violence ", cette expérience peu commune mériterait d'être largement connue, et notamment des militants écologistes engagés dans des luttes de terrain, qui trop souvent sacrifient l'efficacité dans l'action au respect d'une non-violence de principe, sans comprendre que " l'affrontement peut créer la vie, ça dépend ce qu'on en fait et comment on le fait ".
N. T.


Daniel Pinós Barrieras
Ni el árbol ni la piedra

Prensas Universitarias de Zaragoza, 2005, 144 p.

Juste retour des choses, les Presses universitaires de Saragosse viennent de faire paraître la traduction du livre de Daniel Pinós, publié il y a quelques années à l'Atelier de création libertaire sous le beau titre Ni l'arbre ni la pierre, emprunté au cantautor José Antonio Labordeta. C'est un intellectuel libertaire d'Aragon, Francisco Carrasquer, un jeune homme de quelque 90 ans, qui s'est chargé, dans une limpide langue espagnole, de faire connaître aux lecteurs de l'autre côté des Pyrénées l'attachante biographie familiale de Daniel Pinós.
Cette histoire s'attache au mouvement révolutionnaire qui eut lieu dans le village de Sariñena comme dans toutes les campagnes d'Aragon au lendemain du soulèvement militaro-fasciste, puis à la participation à la guerre, et elle se prolonge bien après le désastre de 1939. Via le récit de la collaboration des libertaires espagnols aux combats de la Résistance, elle mène jusqu'à ce jour de l'année 1997 où l'auteur de ce beau témoignage entendit, à l'occasion de la fête de Sariñena, un enseignant, militant anarcho-syndicaliste, rendre hommage au souvenir de la petite cité " anarchiste et collectiviste ".
M. A. P.

David Rappe
La Bourse du travail de Lyon. Une structure ouvrière entre services sociaux et révolution sociale
(préface de Daniel Colson),
Atelier de création libertaire, Lyon, 2004, 224 p., 15 euros

Se penchant dans cet ouvrage, qui est visiblement le fruit d'un travail universitaire, sur le fonctionnement de la Bourse du travail de Lyon, David Rappe en profite pour rappeler les singularités du syndicalisme révolutionnaire français. Étude monographique, cette analyse précise de la Bourse du travail de Lyon complète très utilement l'étude classique de Fernand Pelloutier. Elle la nuance aussi, pour autant que la Bourse évoquée ici fut animée principalement par des militants socialistes de la faction guesdiste, les adversaires déclarés de la doctrine syndicaliste de Pelloutier et de ses continuateurs.
M. A. P.

Ngô Van
Le Joueur de flûte et l'Oncle Hô. Viêt-nam 1945-2005

Paris-Méditerranée, Paris, 2005, 296 p., 22 euros

Paru peu après la disparition de son auteur, que tous ses amis avaient fini par croire immortel, ce livre s'inscrit dans le droit fil des ouvrages précédents de ce révolutionnaire vietnamien installé en France en 1948 après avoir tâté des geôles coloniales puis évité de peu celles du régime issu de la décolonisation. Dans cet ouvrage posthume, qui poursuit l'entreprise entamée avec Viêt-nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale (réédité chez Nautilus en l'an 2000), Ngô Van, laissant un temps son autobiographie, s'occupe de déboulonner la statue érigée en l'honneur du petit père du peuple vietnamien, qui fut, comme on sait, une des idoles de la quasi-totalité des groupes gauchistes français (et autres) de l'avant- et l'après-68. Pour ce faire, Ngô Van met au jour tout ce que dissimulent l'hagiographie et l'iconographie officielles et retrace la véritable histoire post-coloniale du Viêt-nam, de 1945 à nos jours, en allant donc bien au-delà de la mort d'Hô Chi Minh, survenue le 2 septembre 1969, le jour même de la commémoration de l'indépendance
M. A. P.


Revues

À contretemps. Bulletin de critique bibliographique
n° 21, octobre 2005.
Dans le numéro d'automne de cet excellent bulletin de critique bibliographique, on a pu lire la longue réflexion inspirée à P. Sommermeyer par la lecture de l'ouvrage de René Berthier, Octobre 17, le Thermidor de la révolution russe (Éd. CNT-RP, 2003, cf. La QS n° 2), et, rassemblées sous le titre " Reculs et métamorphoses d'une révolution libertaire ", les recensions du livre de Miquel Amorós (paru en espagnol aux éditions Virus) sur Jaime Balius et le groupe Amigos de Durruti ainsi que du plus récent La Guerre d'Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), que l'universitaire François Godicheau vient de tirer de sa thèse de doctorat.
Le clou du numéro est cependant le long et stimulant texte de Daniel Colson, une des très rares têtes pensantes qui restent encore à l'anarchisme - qui nous restent encore, si l'on préfère -, sur les relations entre la pensée libertaire et celle de Friedrich Nietzsche. Le lecteur sait sans doute que l'opposition de Nietzsche aux mouvements égalitaires nés au xixe siècle et ses clameurs contre " ces chiens d'anarchistes " n'empêchèrent pas de nombreux libertaires, principalement ceux de la tendance dite individualiste, de se réclamer jadis de la pensée de l'auteur du Gai savoir et d'Aurore. Mais la démarche de Colson est bien différente et bien autrement périlleuse, puisqu'il met cette pensée en relation non seulement avec l'anarchisme proprement dit mais aussi avec la doctrine des " mouvements ouvriers libertaires ", au premier chef du syndicalisme révolutionnaire français, illustré ici par des citations de Pouget et de Griffuelhes.
L'aspect délibérément paradoxal d'une telle tentative demanderait bien plus, à l'évidence, qu'une brève note de lecture, d'autant que, malgré tout le talent de Colson et le brillant de ses analyses, quelque chose en nous résiste à l'idée, exposée tout à la fin de cet essai, qu'il aura fallu attendre " le nietzschéisme de Foucault et de Deleuze […], la redécouverte de Tarde, de Simondon ou encore de Whitehead " pour qu'on puisse enfin prendre la mesure de l'ampleur du projet politique et philosophique de l'anarchisme, ce qui laisse entendre que, au fond, ce projet a cessé depuis longtemps de se suffire à lui-même et que, abandonné à ses seules forces, il est devenu aujourd'hui proprement incompréhensible. Et nos réticences sont encore plus fortes s'agissant du syndicalisme révolutionnaire, si peu " doctrinaire " en vérité et si peu dépendant de l'œuvre des théoriciens patentés, y compris même de celle de Proudhon. Qu'on pense en particulier à la question cruciale de la grève, refusée par ce dernier, alors même que le rôle du syndicat, vu par Griffuelhes et Pouget, est précisément l'organisation des grèves. Et qu'on pense encore à ce qui est l'idée-force du syndicalisme révolutionnaire, la grève générale, une idée qui, loin d'être l'invention d'un quelconque théoricien, fut une création originale des classes productrices elles-mêmes. Qu'il soit nécessaire de frotter cette sobre pensée syndicaliste aux fulgurances de Nietzsche, aux travaux de Tarde, de Whitehead ou de Simondon pour la rendre intelligible, c'est là une affirmation qui aura le don de laisser plus d'un lecteur perplexe - pour le moins.
M. Ch.
N.B : Publication non commercialisée : s'adresser à Freddy Gomez, 55 rue des Prairies, 75020 Paris, a_contretemps@plusloin.org Site : www.acontretemps.plusloin.org

Agone. Histoire, Politique & Sociologie
n° 34, " Domestiquer les masses ", automne 2005, 260 p., 20 euros
Après un numéro d'un grand intérêt sur " les armes du syndicalisme ", la revue Agone nous donne, sous le titre "Domestiquer les masses ", une livraison consacrée à la mise en condition de l'opinion publique, où se mêlent des contributions plus théoriques et des analyses de cas, en particulier sur l'usage de la notion de " développement durable ", justement dénoncée par Benoît Eugène, sur le lobbying de l'industrie auprès des Nations unies, sur les campagnes de propagande des technocrates de l'Union européenne, etc. La revue donne la traduction de l'essai " Propagande et contrôle de l'esprit public ", où Noam Chomsky prolonge sa réflexion sur le rôle décisif de la propagande patronale dans la formation de " l'esprit public " et en particulier dans la démonisation et la quasi-destruction du mouvement syndical nord-américain. Dans un long essai sur Karl Kraus, dont il est en France un des meilleurs connaisseurs, Jacques Bouveresse met en évidence la terrible actualité de la critique du journalisme menée par l'essayiste viennois dans les années trente du siècle passé.
Enfin, dans la section " Histoire radicale ", Charles Jacquier présente un essai de haute volée de Dwight MacDonald, " La bombe. Réflexions sur le progrès scientifique et la responsabilité individuelle ", qui, bien qu'écrit au lendemain des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, a encore beaucoup à nous dire sur le sujet. C'est aussi l'occasion de connaître la pensée d'un de ces New York intellectuals des années 30-40, qui prolongea sa réflexion jusqu'à la disparition de la revue Politics en 1948, avant de revenir au journalisme, au New Yorker puis à Esquire.
M. A. P.

Le Bulletin. Tribune syndicaliste révolutionnaire
n° 1, nov. 2005, 51 p., 6 euros
Cette nouvelle publication se propose de développer un pôle syndicaliste révolutionnaire international. On y trouve un texte sur la " la notion de syndicalisme révolutionnaire ", complété par les orientations du Cercle d'études syndicalistes révolutionnaires. Le texte le plus intéressant de ce numéro est de caractère historique et porte sur les IWW et le syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis. L'originalité du regroupement à l'origine de cette publication semble être de savoir reconnaître l'apport d'autres courants et expériences du mouvement ouvrier et par là de faire preuve d'une certaine ouverture d'esprit qui tranche sur le sectarisme caractérisé du Comité syndicaliste révolutionnaire (et de sa revue Syndicaliste !) dont il s'est séparé il y a quelques années G. C.

Collegamenti-Wobbly. Per una teoria critica libertaria
janvier-juillet 2005, 144 p., 8 euros
Le numéro de janvier-juillet 2005 de Collegamenti était dans la ligne habituelle de cette déjà ancienne revue, avec un sommaire d'une grande richesse contenant les rubriques " International ", avec une excellente analyse de Claudio Albertani sur " La mondialisation et la guerre de l'eau au Mexique ", " Guerre et conflits ", où l'on lira entre autres l'article de Stefano Raspa sur " L'antimilitarisme entre le pacifisme et la non-violence ", " Théorie et critique ", où Nicola Oresme s'interroge, trop rapidement hélas, sur le récent livre de Salvo Vaccaro, Anarchismo e modernità, et la notion d'anarchisme post-moderne, etc., jusqu'à la rubrique " Histoire et mémoire ", qui évoque, en particulier, les rapports entre le soulèvement de la jeunesse occidentale (provos, beatniks, etc.) et les jeunes anarchistes italiens des années 1966-1967.
Dans la partie finale, les collaborateurs de la revue donnaient quelques notes de lecture substantielles à propos d'études (plus ou moins) récentes sur de grandes figures du syndicalisme révolutionnaire, celle de Franklin Rosemont sur Joe Hill et les IWW ou celle que Fulvio Abbate dédie au " ministre anarchiste Juan García Oliver, héros de la révolution espagnole ". Sur ce numéro, nos amis italiens nous permettront, cependant, une seule réserve : la multiplicité des sujets traités a son revers dans la trop grande brièveté des articles, qui, du coup, laissent parfois le lecteur sur sa faim. M. Ch.
Contact : walker10646@fastwebnet.it Site : www.collegamentiwobbly.it


Libre Pensamiento
été 2005, n° 48, 107 p., 5 euros
Dans l'épais dossier " De la CNT de 1978 à l'année 2005 de la CGT " de son numéro paru cet été, l'organe de réflexion de la CGT espagnole s'interrogeait sur les années d'existence de cette centrale syndicale née à la suite d'une double scission au sein de la CNT reconstituée en 1975. Dans le premier article, Emili Cortavitarte revenait sur le thème de la relance de l'anarcho-syndicalisme après la mort de Franco, sur la crise traversée par la nouvelle CNT au lendemain des quelques grands événements de l'année 1977 (meeting de San Sebastián de los Reyes, Journées libertaires de Barcelone) qui semblaient augurer un bel avenir à la chère vieille confédération, et enfin sur le reflux qui commence dès 1979. Ce recul se manifesta par une chute rapide du nombre des affiliés, qui affecta tant la tendance majoritaire " orthodoxe " que la CNT-CV (Congrès de Valence), la fraction qui donnera naissance à la CGT après sa réunification avec un autre courant issu de la CNT-AIT. C'est Antonio Rivera, un des animateurs de la revue, qui, dans un long article qui emprunte son titre à un tango de Carlos Gardel (" ¿ Qué veinte años no es nada ? "), s'occupe de faire l'histoire de la " lente croissance " du nouveau syndicat. Ces essais sont suivis d'une série d'entretiens avec tous les militants qui ont occupé le poste de secrétaire général de l'organisation jusqu'au titulaire actuel, Eladio Villanueva. Un dossier sérieux, en somme, et très utile aux plus jeunes adhérents d'un centrale qui se réclame d'un anarcho-syndicalisme mis à jour, mais qui laisse en suspens les nombreuses interrogations que suscite son évolution.
M. A. P.

Ni patrie ni frontières
n° 11-12 : " Terrorismes et violences politiques "
n° 13-14 : " Elections ? Démocratie ? Europe ? "
n° 15 : " Premier bilan des "émeutes" d'octobre-novembre 2005 "
Cette revue dont nous avons déjà signalé qu'elle avait pour ambition d'aider à faire " naître un dialogue fécond entre les hommes et les femmes qui prétendent changer le monde " en présentant des " positions différentes, voire contradictoires " sur un même sujet, s'est attaquée en l'espace d'un an à trois gros morceaux. La question de la violence politique est abordée à travers des textes surtout historiques (un " florilège marxiste " d'un côté, une série d'articles sur la problématique de l'illégalisme et de l'action directe de l'autre) et quelques autres datant des années 1970-80 relatifs au terrorisme allemand et italien d'extrême gauche. La question de l'électoralisme et du rôle qu'il joue dans cette " démocratie " est l'occasion d'un recueil plus équilibré entre d'une part des textes historiques (d'anarchistes et de marxistes là aussi) et, de l'autre, des textes récents écrits pour l'essentiel à l'occasion du référendum sur la Constitution européenne. Le tout dernier numéro, en revanche, s'attaque à un sujet on ne peut plus d'actualité - les émeutes de cet automne dans les banlieues - en rassemblant une soixantaine de tracts, témoignages, communiqués... émanant de presque tout ce que la gauche extrême, ultra ou libertaire compte de regroupements. Le résultat du gros travail de compilation que suppose chacun de ces numéros frappe à la fois par sa richesse et par ses limites : il est rare que les textes proposés se répondent, et même si l'on trouve aussi dans tous ces numéros quelques articles rédigés par des membres de la rédaction, on se dit que ce qui nous est proposé là constitue certes une sérieuse base de départ pour le débat entre sensibilités militantes diverses, mais qui ne peut remplacer le débat lui-même. Pour exister, celui-ci a besoin d'une vraie volonté de rencontre et d'échange. Nous n'en sommes malheureusement pas (encore ?)
N. T.


Les Temps maudits
n° 21, mai-sept. 2005, 143 p.
et n° 22, oct.-déc. 2005, 12 p., 7 euros
Le sommaire du numéro 21 est alléchant : il propose une longue réflexion " pour une révolution de l'anarcho-syndicalisme ", suivie d'une " proposition de définition ", une analyse du projet de refondation sociale du MEDEF et un tour d'Europe des législations nationales sur l'avortement, une présentation du " syndicalisme ouvrier en Palestine ", le récit d'un voyage en France de Karim, syndicaliste palestinien, et un texte historique sur la SAC suédoise - lequel retrace synthétiquement et clairement son évolution et montre bien les facteurs sociaux et politiques qui ont motivé ses choix dans l'après-guerre.
Malheureusement, le premier texte, le plus important, marque l'ensemble du numéro de son caractère confus et plutôt superficiel. L'auteur avance par affirmations non étayées, et puise à fond dans la mythologie sur les Bourses du travail, oubliant que le capitalisme de notre époque a largement digéré ce type de formule et que ce ne sont pas les nombreux appels à sa revitalisation qui peuvent le ramener à la vie. Il regrette le closed shop, mais il oublie de dire qu'il était largement pratiqué par des mouvements ouvriers qui n'avaient rien de révolutionnaire, comme les trade unions anglaises. Le concept qui revient le plus fréquemment est celui de " démocratie ", dont l'auteur oublie la critique sans concessions qui en a été faite dans la tradition libertaire, y compris dans ses variantes syndicalistes (il s'agit en fait d'une dictature de la majorité sur la minorité dont il faut s'affranchir dans sa pratique militante chaque fois que c'est possible - et même si la CNT espagnole d'avant la révolution de 1936 l'a pratiquée, c'est en l'acceptant comme un moindre mal et en cherchant toujours à se donner des garde-fous). Accumulant les propositions censées fournir un nouveau souffle à l'anarcho-syndicalisme, et pressé de s'impliquer dans la " gestion " des entreprises, l'auteur oublie presque ce qui était le moteur de ce courant : l'action directe dans la lutte. Emporté par son élan, il ne réalise pas que ses remarques critiques sur la violence, qui auraient pu être de bon sens, deviennent dans son discours presque caricaturales. Et qu'appliquées à l'Espagne de 1936, elles sont des contre-vérités historiques : sans l'insurrection du 19 juillet 1936, il n'y aurait pas eu de guerre civile, ni de collectivisations, ni d'affrontement avec les staliniens… mais seulement la victoire du coup d'Etat franquiste. Le mode de fonctionnement de la CNT d'aujourd'hui y est analysé d'une façon angélique qui prête à sourire quand on connaît les guéguerres entre coteries qui déchirent périodiquement la vie de cette organisation. Le texte qui suit, censé proposer une définition " du syndicalisme révolutionnaire et de l'anarcho-syndicalisme ", non seulement ne définit rien du tout, mais montre bien la confusion qui règne aussi dans la tête de son auteur.
Le numéro suivant s'ouvre sur un article proposant à l'anarcho-syndicalisme d'" en finir avec un schéma révolutionnaire obsolète ". Cette critique de l'immobilisme idéologique qui pourrait être féconde s'attaque malheureusement à une idéologie imaginaire : le " rêve insurrectionnel, sur fond de barricades et au nom d'une communauté ouvrière politiquement homogène ". Il suffit en effet de relire avec un peu d'attention les propos de Malatesta (de 1907) pour constater que l'idée d'une classe " politiquement homogène " est un mythe bien postérieur.
Au nom d'une " orientation politique moderne ", l'auteur défend les choix de la SAC suédoise dans les années 50, en jetant implicitement (et sans aucune justification) par-dessus bord les orientations de sa propre organisation à la même époque. C'est bien son droit, mais il est assez surprenant de constater que cette défense, effectuée au nom de la mise en phase avec son temps, vient au moment où la bourgeoisie se débarrasse du welfare state (qui avait justifié les choix de la SAC) pour revenir à des méthodes d'antagonisme frontal qui rappellent beaucoup celles du début du siècle. Dans son analyse du capitalisme contemporain et des moyens à mettre en œuvre pour le combattre, l'auteur semble donc avoir une guerre de retard. Sa lecture d'Habermas et de Polanyi l'amène à conclure à une omniprésence de la " revendication démocratique ", et, un peu hâtivement me semble-t-il, à affirmer que " les progrès de l'idée démocratique à la fin du xxe siècle ont rejoint la réflexion anarchiste ". La simple lecture du dernier Castoriadis devrait suffire à calmer son enthousiasme, car on y voit la " démocratie " pour ce qu'elle est à notre époque : une technique de gouvernement.
La " réaction positive " de F. Mintz à cet article ne semble pas vraiment en accord avec son titre, mais rappelle fort à propos - une fois n'est pas coutume - l'opinion de Petr Archinov : " Formellement la Démocratie proclame la liberté de la parole, de la presse, des associations, ainsi que l'égalité de tous devant la Loi. En réalité, toutes ces libertés ont un caractère très relatif : elles sont tolérées tant qu'elles ne contredisent pas les intérêts de la classe dominante, la bourgeoisie " - ce que le pouvoir vient de nous rappeler en proclamant l'état d'urgence ces derniers mois.
Les deux " interventions publiques " faites à la fête du Combat syndicaliste n'apportent pas grand-chose sur le plan de l'analyse, mais synthétisent des points de vue sans doute dominants dans la CNT-F d'aujourd'hui. Dans la deuxième, on apprend que " militer à la CNT, ce n'est pas défendre une étiquette ". On aimerait bien le croire. Plus loin, l'auteur prend la défense de l'idée d'unité de classe, avec laquelle aucun révolutionnaire ne peut être en désaccord. Malheureusement son contenu concret se révèle moins reluisant : " le travail unitaire avec les autres syndicats ". Le reste est à l'avenant.
Heureusement, dans ce numéro on trouve aussi des textes intéressants, comme celui sur les Bourses du travail, présentées comme la concrétisation de l'autonomie ouvrière à une époque donnée, ou bien le récit de la grève des ambulanciers du CHU de Saint-Etienne, où l'auteur, observant la lutte de classes dans un endroit précis, à un moment précis, dans un contexte précis, parvient à ne pas glisser sur ses difficultés concrètes. On aimerait lire de tels textes plus souvent. Enfin, un excursus sur le syndicalisme au Burkina apporte quelques éléments d'information sur un sujet assez méconnu dans nos milieux.
Dans l'ensemble, ces deux numéros transmettent l'image d'une organisation qui commence à réfléchir sur elle-même et sur les valeurs qui l'animent. Malgré toutes nos critiques, reconnaissons que le fait de pousser les adhérents à s'exprimer et à défendre publiquement leur point de vue ne peut être salué que comme un indéniable progrès.
G. C.

 

Dernière mise à jour le 10.06.2009