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TOUS ENSEMBLE,
REFUSONS DE LAISSER PUNIR LES PAUVRES !
par François Athané
Source
: http://www.millebabords.org/article.php3?id_article=3166
Si
ce n'est pas maintenant, alors quand ?
Et si ce n'est pas nous, alors qui ?
Pourquoi
les illégalismes commis par de multiples mouvements sociaux nous paraissent
ne pas devoir faire l'objet de poursuites judiciaires, alors que ceux commis par
les prétendus "émeutiers" ne reçoivent, pour le
moment, presque aucun soutien de ce genre ?
Les luttes sociales comportent
toujours, en leur sein, une lutte pour dire quelles sont les formes légitimes
de la lutte. Sur ce plan, les mouvements progressistes ont perdu beaucoup de terrain
- le droit de grève étant lui-même insidieusement remis en
cause. Toutefois, l'actualité française, après douze nuits
d'insurrection dans nos banlieues, requiert que cette question soit posée
de la façon la plus explicite possible. Je souhaite montrer, dans les lignes
qui suivent, que les diverses raisons exposées à gauche pour se
désolidariser des jeunes révoltés de ces dernières
nuits méritent d'être réexaminées, et qu'elles ne résistent
pas à l'examen.
Quand les postiers de Bègles commettent des
actes illégaux dans leur lutte légitime, en séquestrant leur
supérieur hiérarchique, nombreux sont les acteurs du mouvement social
qui les soutiennent, demandent l'abandon des poursuites ou appellent les juges
à la clémence.
Quand les lycéens commettent des actes
illégaux dans leur lutte légitime, en cadenassant l'entrée
de leurs bahuts, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent,
demandent l'abandon des poursuites ou appellent les juges à la clémence.
Quand les marins de la SNCM commettent des actes illégaux dans leur lutte
légitime, en détournant un navire, nombreux sont les acteurs du
mouvement social qui les soutiennent, demandent l'abandon des poursuites ou appellent
les juges à la clémence.
Mais quand la lutte n'est pas tout
à fait ce qu'on croit qu'elle devrait être, quand il n'y a ni porte-parole,
ni organisation, quand ce sont les plus déshérités des dépossédés
- parce que dépossédés même de la capacité à
se doter de porte-parole et d'organisations, situation dans laquelle les mouvements
de gauche ont certainement une importante responsabilité - qui commettent
des actes illégaux, alors tout change : on a beau reconnaître que
leur colère est légitime, on a beau entendre, dans les bribes d'interviews
que nous en proposent les journalistes, que leur discours est plus et mieux politisé,
plus lucide que celui d'une bonne part de nos élus, personne ou presque
ne les soutient, ne demande l'abandon des poursuites, ni n'appelle les juges à
la clémence (à l'exception de quelques structures ultra minoritaires,
telles que les Indigènes de la République, DiverCité et le
Mouvement de l'Immigration et des Banlieues, dans deux récents communiqués).
J'aimerais
bien qu'on m'explique cette petite incohérence. Je crains qu'elle soit
beaucoup plus difficile à justifier qu'il n'y paraît.
L'article
de Dominique Simonnot, paru le 9 Novembre dans Libération, ainsi que divers
comptes rendus d'audience ayant circulé sur la toile, ont pourtant la vertu
de nous informer clairement du genre de "justice" qui est en train d'être
rendue pour cette série de cas : on ne pourra pas dire qu'on ne savait
pas.
Examinons donc les apparences de bonnes raisons avancées à
gauche pour ne pas se solidariser avec les jeunes interpellés lors de ces
dernières nuits.
Entendre des gens dire qu'il est scandaleux de brûler
des voitures ou des bus parce que cela empêche les gens de travailler n'a
rien d'étonnant. L'empêchement de travailler, les salariés
pris en otage, n'est-ce pas là le vieil argument de la droite contre les
grévistes de la RATP, de la SNCF, de la RTM aujourd'hui ? Que des gens
qui se disent de gauche avancent ce genre d'argument est, en revanche, plutôt
consternant. Entendre dire qu'il est scandaleux de brûler des magasins,
parce que c'est l'emploi des gens qui y sont salariés qui est menacé,
rejoint sur le fond le même argumentaire de la droite, qui brandit la menace
des licenciements quand un mouvement social lui déplaît. Aussi, de
deux choses l'une : ou bien c'est la droite qui a raison, et a ce moment-là
il faut dire oui au service minimum dans les transports en commun et se ranger
aux positions de l'UMP. Ou bien cet argumentaire n'est pas valable pour ce qui
concerne les grévistes de la SNCF, et il n'y a dès lors pas lieu
de l'avancer pour justifier de laisser les jeunes révoltés seuls
face à l'institution judiciaire.
Ira-t-on dire que la différence
cruciale avec d'autres formes de contestation est que les incendies en banlieue
ont touché des biens privés, les rares biens des travailleurs habitant
les cités ? On se range alors à l'idée qu'il faut protéger
par-dessus tout la propriété privée, et qu'elle doit être
défendue contre la colère sociale. Je ne crois pas que ce soit une
position satisfaisante pour la gauche. Je ne crois pas en tout cas que cela justifie,
encore une fois, qu'on laisse les prétendus " émeutiers "
se débrouiller seuls avec l'institution judiciaire, sans soutien du mouvement
social.
Ira-t-on dire encore qu'il s'agit de destruction de richesses ? Mais
lorsqu'une grève a pour effet une diminution de la production marchande,
cela coûte de l'argent. Des richesses qui pourraient être produites
ne le sont pas. Là aussi, la différence n'est pas essentielle. Elle
est seulement d'apparence et d'émotion : ce sont deux formes de déperdition
de richesses ; par les flammes et impressionnante dans un cas, imperceptible et
inaperçue dans l'autre.
D'autres encore disqualifient la révolte
des jeunes des cités au motif qu'ils ne seraient pas motivés par
une volonté de changement social, mais par un désir d'argent et
de consommation. Ce discours est consternant. Car personne, à gauche, n'a
contesté les nombreux mouvements sociaux et grèves qui visaient,
ces dernières années, à l'augmentation des salaires ou au
rétablissement des indemnités des chômeurs ou intermittents
du spectacle.
Autre argument, plutôt creux, entendu ici ou là
: ces jeunes s'attaquent à des objets qui n'ont pas de portée symbolique,
il n'attaquent pas les signes du capitalisme. Mais lorsqu'ils lancent des cocktails
Molotov sur des véhicules de police, qui peut nier que cela a une portée
symbolique ? Faut-il défendre ceux qui attaquent la police, plus que ceux
qui brûlent les voitures ? Evidemment non - mais il faut observer que la
fréquente bienveillance avec laquelle on parle des pavés jetés
sur les CRS par les étudiants de Mai 68 ne rencontre pas semblable désapprobation.
Pourquoi donc ? Parce que les étudiants de Mai 68 avaient de jolis mots
d'ordre lettrés ? Derrière tout cela, se dissimule une falsification
inaperçue, insidieuse de l'histoire, qui va parfaitement dans le sens des
intérêts des dominants. Certains semblent s'imaginer que le progrès
social passe exclusivement par les chancelleries et les dîners de gala :
comme en attestent parfaitement l'irréprochable paix sociale qui, en 1936,
a gentiment mené nos grands-parents vers l'obtention des congés
payés ; ou encore, la façon dont on a obtenu les accords de Grenelle
en 1968.
Et lorsque les jeunes banlieusards brûlent aujourd'hui une entreprise,
un centre commercial, est-on sûr que cela n'a pas de signification symbolique
? Evidemment non : cette colère, alors dirigée vers les lieux concrets
où l'on travaille et consomme, lieux de la société salariale
dont l'accès est refusé à une partie importante de notre
jeunesse, a un sens. Lorsque brûlent les écoles, les crèches,
certes, cela peut être considéré comme contre-productif ;
mais enfin, sommes-nous si bon sémiologues et sociologues pour dire ce
qui a une signification symbolique et ce qui n'en a pas ? A quel titre, du haut
de quel point de vue surplombant et omniscient s'autorise-t-on à dire ce
qui est sensé et mérite d'être soutenu, et ce qui sera disqualifié
comme absurde ou irrationnel ?
D'autant qu'on n'hésitera pas, deux phrases
plus loin, à parler des " voies de garage " dans les formations
scolaires qui leur sont proposées - quitte à mépriser au
passage le travail des enseignants desdites formations, et perpétuer ainsi
ce qu'on dénonce - et de tri social à l'école : comment prétendre
ensuite que brûler l'école n'a pas de signification ? L'incohérence,
ici, est manifeste ; et l'absurdité est du côté de ceux qui
croient la dénoncer.
Pour prendre le cas apparemment le plus dépourvu
de signification symbolique : brûler une voiture, au hasard dans la rue.
Il n'est pourtant pas besoin d'être grand clerc pour voir là une
portée symbolique tout à fait limpide. Quelle valeur peut avoir
une voiture, si, aussi loin qu'elle aille, elle ramènera toujours ses passagers
dans les quartiers de relégation sociale ? Si elle ne peut pas mener au-delà
de la désespérance et de l'inexistence sociale, plus loin que la
fatalité d'être mal né, pourquoi pas la détruire ?
Il
ne s'agit là que d'une manière de trouver une signification à
de tels gestes ; l'exposer ici a seulement pour objet de montrer que l'insignifiance
symbolique n'est pas aussi simple à déceler qu'on le prétend
parfois.
De ces réflexions, je conclus qu'il n'appartient à personne
de dire ce qui a valeur de symbole ou pas. Je conclus également : il semble
que pour bon nombre de gens réputés de gauche, ce qui a valeur marchande
ne peut pas faire symbole, et ne peut dès lors être pris pour cible
d'un mécontentement social. Idée qui est, en soi, très chargée
de signification quant aux capacités véritables de beaucoup d'entre
nous à rompre avec l'ordre symbolique capitaliste : il est à craindre
que la contestation de la société marchande appelée à
sortir de ce genre de présupposés n'ait, pour le coup, qu'une portée
purement symbolique, voire : anecdotique.
Autre argument creux pour justifier
l'absence de soutien aux prétendus " émeutiers " : leur
action serait inefficace, et vouée à l'inefficacité. Elle
serait motivée par un souci spectaculaire : passer à la télé,
rivaliser dans les médias avec les gars de la cité d'à côté.
Mais quand les marins de la SNCM ont détourné un bateau vers la
Corse, cette action avait surtout cette efficacité, médiatique,
de faire monter la pression sur le gouvernement, d'exprimer spectaculairement
leur détermination, enfin d'oeuvrer à la prise de conscience de
tous via les médias. Sur ce point, on voit mal la différence de
principe avec les prétendus " émeutiers ". On peut aussi
penser que les marins, franchissant la borne de l'illégalité, ont
voulu à juste titre surenchérir (rivaliser ?) par rapport aux autres
groupes sociaux en lutte, par exemple les enseignants, qui n'ont pas franchi cette
borne en 2003, et dont les revendications sont passées dans les poubelles
de l'Hôtel Matignon.
Et pour ce qui est de l'efficacité autre
que spectaculaire, on ferait peut-être mieux de se taire : voilà
trois ans, depuis le premier budget du premier gouvernement Raffarin, que syndicats
enseignants, associations de quartiers, travailleurs du ministère de la
Jeunesse et des Sports, éducateurs, travailleurs sociaux, font inlassablement
savoir, mais seulement par des voies légales et institutionnelles, qu'il
est désastreux de supprimer les subventions aux associations travaillant
dans les cités. Cela n'a abouti à rien, rien qu'au mur du mépris
gouvernemental. Douze nuits de voitures brûlées, et voilà
que soudain le grand homme d'Etat Villepin parle d'augmenter ces subventions,
et, certes à demi mots, reconnaît l'erreur commise. Il semble même
enfin concevoir que le rétablissement des postes d'assistants d'éducation
en ZEP peut avoir une utilité. J'en conclus que le bilan est pour le moins
ambigu, et que les douze nuits d'incendies auront peut-être plus d'efficacité
que les trois dernières années de protestation syndicale continuelle
et de grèves perlées.
Parler, à gauche, de " violences
urbaines ", expression qui est un pur artefact de la sphère spectaculaire-sécuritaire,
et ne veut rien dire de précis, permet de ne pas faire de différence
entre les atteintes aux biens et les atteintes aux personnes. S'il y a bel et
bien, comme on le dit à gauche, état d'urgence social, le minimum
serait d'exiger que les personnes victimes d'atteintes à leurs biens lors
de ces dernières douze nuits soient indemnisées en totalité
par des fonds publics, sur la base de leur valeur d'usage et non de leur valeur
marchande, et que personne ne soit poursuivi pour ces atteintes. Quoi qu'on pense
de cette dernière proposition, il est impératif que la gauche rompe
totalement avec le lexique des " violences urbaines " et autres expressions
de ce genre. Car, ne permettant pas de faire la distinction minimale entre les
atteintes aux biens et les atteintes aux personnes, elle ouvre la voie à
tous les amalgames, sur fond du présupposé fondamental : la marchandise
doit être en toute circonstance protégée, comme les personnes
doivent être en toute circonstance protégées. Or, les atteintes
aux personnes ayant un lien formellement établi avec les prétendues
" émeutes ", pour dramatiques qu'elles soient, semblent n'avoir
été que peu nombreuses.
J'étais, mercredi 9 novembre,
de 17 heures à 19 heures, à Bobigny : au Tribunal de Grande Instance,
où comparaissent les prévenus ; je n'ai pas vu un militant, pas
un tract. Cent mètres plus loin, devant la préfecture : mille personnes
rassemblées pour manifester contre l'état d'urgence.
Il me semble
qu'il faut immédiatement rectifier cette stratégie, ou cette absence
de stratégie. Nous ne pouvons pas laisser ces adolescents et jeunes adultes
sans soutiens devant la justice.
Il serait évidemment absurde et falsificateur
d'en conclure que j'appelle à cautionner tous les actes commis durant les
prétendues "émeutes". Mais l'attitude actuelle des acteurs
du mouvement social revient, de fait, à un blanc-seing donné à
l'institution judiciaire, qui elle-même ne statue pratiquement que sur des
rapports de police, pour cette série d'affaires. Par conséquent,
la question est : faut-il donc TOUJOURS faire une confiance TOTALE à la
police, dès lors que les gens interpellés viennent des cités,
et ne sont ni syndiqués, ni membres d'organisations progressistes ?
Je
doute, pour diverses raisons, que ce soit la bonne approche. Certaines organisations
s'opposent à l'expulsion immédiate des ressortissants étrangers
arrêtés durant ces dernières nuits, mais cette exigence n'est
certainement pas suffisante.
Etant donné les circonstances, il faut
en finir, à gauche, avec le dérisoire plaidoyer pour l'ordre républicain.
On appelle au respect des valeurs et du droit, et le résultat est le suivant
: la loi d'exception de 1955, la menace sur les libertés publiques, le
simulacre de droit devenu ouvertement non droit. L'ordre républicain, tel
qu'en lui-même, enfin, l'Etat d'urgence le montre : ordre colonial ou policier,
plus ou moins euphémisé, plus ou moins soft ou hard, c'est selon.
L'ordre républicain de la double peine tantôt abolie, tantôt
rétablie, c'est selon ; l'ordre républicain de la traque des sans-papiers,
par le biais d'un non respect massif des lois qui réglementent le contrôle
d'identité ; l'ordre républicain où l'on exige en toute illégalité
discriminatoire que certaines catégories de la population aient toujours
leurs papiers sur eux ; l'ordre républicain de la destruction des familles
dont l'un des membres n'a pas de papiers ; l'ordre républicain des charters
d'expulsion vers l'Afghanistan ; l'ordre républicain du démantèlement
méthodique, par tout moyen, des lois régissant le travail ; l'ordre
républicain de l'impunité de Supermenteur ; l'ordre républicain
d'un ministre de la Justice qui revendique à haute voix l'anti-constitutionalité
de sa loi rétroactive sur le bracelet électronique ; l'ordre républicain
du missilier Dassault, à la fois sénateur et fournisseur d'armements
à l'Etat, qui vote les budgets de la Défense Nationale dont une
part substantielle iront dans sa poche ; l'ordre républicain du pillage
des biens publics au profit des actionnaires et d'un copain d'études du
Premier Ministre ; l'ordre républicain où même les banquiers
qualifient de " hold-up " (Le Monde daté du 10 Novembre) l'action
économique du gouvernement (s'agissant de la suppression du fonds de garantie
des prêts à taux zéro, profitables aux classes moyennes et
populaires) - l'ordre républicain du respect du droit - ou de sa mise en
pièces, c'est selon.
L'ordre républicain, tel qu'en lui-même
: celui où chacun se croit tenu, par bienséance, bienpensance, intimidation,
d'appeler rituellement (et jusque, hélas, dans les colonnes de Politis)
à la punition de certains illégalismes, tandis que d'autres sont
tellement banalisés qu'on oublie de les considérer comme des scandales
à sanctionner - tant la conception prédominante du droit et de l'ordre
est-elle même indigente, soumise et confortable aux intérêts
marchands ou électoralistes de quelques-uns ; surtout : docile à
la plus inique et la plus invisible des lois : la loi du plus fort.
L'ordre
républicain - qui, à gauche, pourrait décemment le nier en
pareilles circonstances ? - est une certaine modalité du désordre
: celle qui arrange les groupes ayant pouvoir d'accréditer la conception
de l'ordre et du désordre conforme à leurs intérêts,
réels ou imaginaires.
Brûler des voitures ? Laisser libre cours
à sa rage devant l'injustice et l'indécence ? Casser, tout casser
? Nombreux, nous l'avons rêvé ; ils l'ont fait. Je laisse à
d'autres la responsabilité de punir ces actes plutôt que d'autres.
Je ne me reconnais pas dans cette parodie d'ordre républicain. Je refuse
que les prétendus " émeutiers " soient punis de cette
façon en mon nom. J'invite ceux qui partagent cette analyse à assister
aux audiences des jeunes en comparution immédiate, à faire connaître
notre solidarité à leurs familles et leurs amis, comme aux victimes
de toutes les violences de ces dernières nuits, enfin à protester
contre l'Etat d'urgence.
François Athané
Source
: http://altermonde-levillage.nuxit.net
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