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Cher Daniel,
J'ai volontairement
laissé filer le temps avant de te répondre, afin que les choses
se décantent un peu et que les vrais enjeux de ce débat s'éclaircissent
dans ma tête.
Je ne sais si je me suis vraiment " acharnée
à trouver du positif " dans les événements en question,
mais j'ai bien fait le choix, oui, de laisser parler l'empathie que je
ressentais pour ces jeunes qui osaient donner corps à leur révolte.
C'est d'ailleurs le véritable sens que je donnais à l'idée
de " faire un choix de camp ". J'ai alors volontairement fait
usage d'une expression dont usent, donc que comprennent, les militants révolutionnaires
avec lesquels j'ai été plus d'une fois engagée dans des luttes
communes et qui, face à cette expression de révolte qui n'entrait
pas dans leurs schémas mentaux, ont pour la plupart surtout cherché
à s'en démarquer. Mais j'aurais pu tout aussi bien dire : "
Mettons nos révoltes en commun avec la leur, et non pas nos peurs en commun
avec celles du pouvoir. " Ou encore : " Toute révolte collective
contre le pouvoir est un appel à l'unité dans la lutte. Quand le
moment de la révolte arrive, il faut savoir s'y joindre (sinon physiquement,
du moins émotionnellement et intellectuellement). " A présent
qu'il est à peu près admis par tous qu'il s'agissait bel et bien
d'un mouvement collectif de révolte, ce choix ne s'impose plus de la même
manière, et je m'autoriserais sans doute plus facilement à exprimer
mes propres réticences d'ordre éthique quant aux formes qu'a prises
cette révolte ; mais au moment où j'écrivais (début
décembre), où il nous arrivait de différents bords et sur
différents registres un flot de discours contribuant tous à réduire
ces émeutes à une forme exacerbée de délinquance,
il me semblait nécessaire d'affirmer un " choix de camp " comme
une manière d'établir un préalable dans l'analyse. A savoir
: il s'agit bien d'un mouvement social, usons des outils intellectuels dont nous
disposons pour tenter de comprendre pourquoi il s'exprime ainsi, et non pour nous
en démarquer. Pour autant, il ne s'agit pas d'endosser " l'ensemble
des faits et gestes engendrés chez les dominés par la domination
", comme tu me le fais faire, ne serait-ce que parce que la domination engendre
d'abord et surtout de la soumission chez les dominés, alors que c'est la
révolte qui m'interpelle et que, en l'occurrence, j'invitais à assumer
comme étant la nôtre.
Je dirais même que ta réponse
me renforce dans ma conviction que ce " choix de camp " était
bien un préalable nécessaire pour commencer à comprendre
le sens de ces émeutes. Tu ne sembles en effet voir dans les divers événements
dont parlent les médias à propos des banlieues qu'un ensemble flou,
au fond assez " incompréhensible ". Ce qui t'amène à
classer dans la même catégorie les gosses qui cherchent à
faire peur, les agressions physiques contre les chauffeurs de bus, les pompiers,
les profs, le " couvre-feu permanent " que subissent les jeunes filles
des quartiers - tous événements que le pouvoir englobe sous le terme
de " délinquance " et qui font le quotidien de ces quartiers
- et cette vague d'incendies qui, elle, constitue un moment de rupture du quotidien,
en réaction aux exactions des flics et à l'arrogance d'un ministre.
Plus grave à mes yeux, tu fais porter aux émeutiers de novembre
la responsabilité des agressions contre les lycéens de mars 2005,
alors que 1) rien ne prouve qu'il se soit agi des mêmes individus ; 2) même
si tel était le cas, les ressorts de ces deux événements
sont différents.
Faire " un choix de camp " a été
pour beaucoup, dans l'histoire du mouvement ouvrier, une façon de s'extirper
mentalement de sa première " peau " sociale, celle qu'on a plus
héritée que choisie, et il me semble que si cette démarche
a été plus d'une fois exploitée par les pouvoirs staliniens
pour tuer l'esprit critique en jouant sur le registre de la culpabilité,
l'idée continue à avoir une certaine force lorsqu'il s'agit, comme
dans ce cas, d'essayer de dépasser les frontières mentales que la
ségrégation géographique et sociale a créées
entre les diverses catégories de dominés. Et, vu la progression
des phénomènes de ségrégation, je crains que cette
exigence ne s'impose à nous - nous qui voulons changer le monde - avec
de plus en plus d'insistance.
Cela m'amène à une autre de tes
remarques, à laquelle je ne peux répondre que par une question :
qu'auraient-ils dû faire d'autre, ces jeunes émeutiers, pour "
entrer dans la polis ", dans leur position de " périphériques
" cernés par les forces de répression ? Je ne vois pas. Et
si cette " entrée " était nécessaire pour acquérir
une légitimité politique, n'était-ce pas à ceux qui
disposent des repères et des codes nécessaires d'y contribuer en
relayant leur révolte avec le langage et les formes du politique ? Or,
si on a bien entendu quelques voix dans ce sens, elles ont été noyées
sous le concert des réprobations, des perplexités, des " pas
comme ça "… N'est-ce pas affligeant de constater que, si ces émeutes
sont en train peu à peu d'accéder au statut de mouvement social,
c'est surtout grâce aux RG et, avec un peu de retard, à certains
sociologues d'Etat ?
D'ailleurs, quand je disais espérer que les appels
aux solutions répressives " républicaines " se
trouveraient disqualifiés par cette révolte, je ne supposais pas
(comme tu sembles l'avoir interprété en parlant de " contradiction
") que les émeutes désamorceraient en général
le besoin d'ordre et que leur répression serait massivement condamnée,
mais je surestimais peut-être bien la capacité autocritique de ceux
auxquels je faisais allusion, à savoir les militants de la " laïcité
", tous les " républicains " qui ont fait appel à
une solution répressive dans l'affaire du voile : ils pourraient bien,
en effet, être les derniers à vouloir entendre la révolte
qui s'est exprimée dans ces émeutes, comme ils sont restés
aveugles et sourds aux contradictions sociales qui agitent le monde des banlieues
et qui prennent des formes si peu lisibles dans le cadre de pensée "
républicain ", comme le retour au port du voile.
Ils n'ont pas
désigné leur ennemi, dis-tu, tout en disant plus loin : si,
les flics. Mais tous les mouvements sociaux ne s'en prennent-ils pas, au moins
au départ, à l'ennemi le plus immédiat, le plus visible ?
Les grévistes et manifestants de 1995 ou de 2003 s'en prenaient à
Juppé, à Fillon, au Medef… qui ne sont pas non plus " l'ennemi
" à eux tout seuls, seulement une de ses composantes, et, pourtant,
à l'époque, l'idée que tu étais dans le camp des contestataires
s'imposait à toi comme une évidence, je suppose. Certes, les flics
sont " objectivement " plus l'instrument de l'ennemi que l'ennemi lui-même,
mais, dans les banlieues, ils sont un instrument particulièrement actif,
entreprenant (d'ailleurs la source de la " haine ", de la rage, n'est-elle
pas plutôt dans la part d'autonomie dont use le flic dans sa fonction que
dans la fonction elle-même ?). Alors, pourquoi le fait qu'il faille en passer
par une certaine abstraction pour parler d'ennemi commun devient-il soudain problématique
? L'idée de classe, sur laquelle s'appuie l'idée de solidarité
de classe dans la tradition du mouvement ouvrier, n'est-elle pas elle-même
une abstraction ?
D'ailleurs je ne suis pas sûre qu'il n'y ait eu que
les flics de " désigné " dans ces émeutes. Certes,
les voitures n'étaient sans doute qu'un instrument facile pour l'incendie
et le spectacle. Mais pour que l'acte de mettre le feu soit une forme de "
désespoir " ou d'" autodestruction ", il faut qu'il y ait
une forme d'attachement, même simplement utilitariste, à l'objet
que l'on brûle. Or, de toute évidence, pour les jeunes les bagnoles
font simplement partie du cadre banal et gris de la consommation. Ca se prend
et ça se jette. Les écoles ? Plus compliqué… mais comment
exclure qu'elles soient perçues comme faisant partie de l'ennemi ?… Les
équipements sportifs… certes… Mais même à supposer qu'il y
ait de la rage destructrice dans ces gestes, la destruction d'un cadre vécu
comme pourri ne traduit-elle pas une force de vie, plus que la part de nihilisme
que laisse supposer ce concept d'autodestruction ?
Quant à la question
des rapports de force, avant d'évoquer la répression et le besoin
d'ordre, je me suis contentée de dire que les émeutiers les avaient
fait bouger, autrement dit, que le consensus qui fonde la paix sociale
au quotidien a été ébranlé. Cet ébranlement
n'est-il pas la première condition pour que s'ouvre la possibilité
d'un changement social ? Certes, ceux qui en prennent l'initiative prennent aussi
un risque, celui de se faire écraser - et les émeutiers l'ont pris,
ce risque, et comment ! - mais qu'ils se soient fait violemment réprimer
n'enlève rien au fait qu'ils ont rompu avec le sentiment d'impuissance,
qu'ils ont découvert qu'ils représentaient une force, capable de
contraindre le pouvoir à leur répondre, fût-ce par la répression.
Quant à savoir si au total les rapports de force ont bougé en leur
faveur ou en leur défaveur, plusieurs réponses contradictoires sont
possibles, en fonction du moment où l'on observe l'évolution des
choses et de la largeur du champ d'observation : après les concessions
du gouvernement, il y a eu certes la répression et la demande d'ordre ;
mais après et malgré la répression, après et malgré
la grande peur, il y a tout ce qui a bougé et bouge encore dans les têtes,
tous les débats qui ont lieu dans les foyers, dans les médias, dans
les milieux militants, mais aussi et surtout dans les banlieues… Bref, une forme
d'effervescence qui pourrait bien changer insensiblement la donne, y compris pour
les incarcérés : une fois sortis de prison, ceux-ci trouveront peut-être
un terrain plus favorable à l'élaboration politique de leur révolte.
Et si l'on élargit le regard pour regarder l'évolution des rapports
de force à l'échelle du camp (encore lui…) des dominés, on
peut même aller plus loin : après la défaite de 2003 sur la
réforme des retraites et la " non-lutte " de 2004 sur celle de
la Sécu, qui avaient laissé les catégories sociales les plus
prêtes à se mobiliser dans un état de désorientation
et de démoralisation, les émeutes ont redistribué les cartes
et montré que le gouvernement peut être poussé dans ses retranchements.
Il est donc permis de penser qu'elles ont un joué un rôle dans la
remontée de la combativité que l'on commence à sentir en
ce moment, avec les mobilisations en cours contre le CPE (qui ont d'ailleurs inscrit
l'amnistie pour les émeutiers parmi leurs revendications).
Alors, "
pas entrés dans la polis " ? Encore une fois, c'est peut-être
surtout du regard que l'on porte sur eux que cela dépend.
Nicole (février 2006)
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