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Le
même ennemi
Considérations
sur les récentes émeutes dans les banlieues de France
Nicole Thé
Reconnaître
au mouvement de révolte de la jeune génération des banlieues
toute sa force et tout son sens, avant d'admettre que le traitement policier a
suffi à l'étouffer, s'appuyant sur l'exigence d'ordre émanant
de la société. Se demander, sachant que la réponse sécuritaire
et policière n'est pour le pouvoir qu'une fuite en avant, quelles sont
les pistes à explorer pour trouver des formes d'articulation entre la révolte
des banlieues et les luttes du monde " extérieur ". C'est le
sens de cet article, suivi d'une courte réponse critique.
The
same enemy
Some thoughts on the recent riots in France's suburbs
First,
we must recognize the full strength and meaning of the movement of revolt of suburban
youth, and then admit that it was enough to handle it in policing terms, in response
to a societal demand for order, to put it down. Since it is clear that the government's
security-based, repressive response is simply the aimless pursuit of an illusory
solution, what paths should be explored in search of forms that may link the suburban
revolts to the struggles in the "outside" world? The ideas expressed
in this paper are followed by a short critical response.
El
mismo enemigo
Consideraciones sobre las recientes revueltas en los barrios
pobres de Francia
Conviene hacerse cargo de la fuerza y del sentido que llevaba
consigo el movimiento de rebelión de los jóvenes de los barrios
pobres, pero admitiendo que el tratamiento policial de la revuelta, basado en
una exigencia de orden procedente de la misma sociedad, bastó para sofocarlo.
A sabiendas de que la respuesta securitaria y policiaca no es, para el poder,
más que una huida hacia adelante, nos corresponde preguntarnos por las
pistas que quedan por explorar para encontrar unas articulaciones entre las revueltas
de los barrios periféricos y las luchas del mundo "exterior".
He aquí el sentido de este artículo, al que sigue una corta respuesta
crítica.
Lo
stesso nemico
Considerazioni sui recenti moti nelle periferie francesi
Riconoscere
al movimento di rivolta della giovane generazione delle banlieues tutta la sua
forza e tutto il suo significato, prima di ammettere che il trattamento poliziesco
è bastato a soffocarlo, appoggiandosi sul bisogno d'ordine proveniente
dalla società. Chiedersi, sapendo che la risposta securitaria e poliziesca
non è per il potere che una fuga in avanti, quali sono le piste da esplorare
per trovare delle forme di articolazione fra la rivolta delle banlieues e le lotte
del mondo "esterno". E' il senso di questo articolo, seguito da una
breve risposta critica.
Les
incendies des banlieues de ce mois de novembre ont déjà fait couler
beaucoup d'encre, et ce grand remue-méninges trahit déjà
en soi la force de l'événement et la nouveauté du phénomène.
Certes les incendies de voitures et les émeutes suite aux bavures policières
font partie du paysage depuis vingt ans, mais leur ampleur, dans le temps et dans
l'espace, a donné à celles-ci une tout autre portée, et un
autre sens.
Comme tout le monde, nous avons eu notre période de stupeur
et d'hébétude face aux formes prises par une révolte plusieurs
fois annoncée, mais à laquelle nous nous sommes trouvés non
seulement physiquement extérieurs, mais aussi mentalement étrangers,
nous qui sommes marqués par les valeurs et les références,
les méthodes du mouvement ouvrier. Jamais en effet nous ne nous sommes
sentis aussi nettement des " héritiers " : héritiers d'un
savoir, d'une culture, d'une tradition qui, cet événement en apporte
une confirmation flagrante, a été bel et bien expulsée des
" quartiers " pauvres et des repères mentaux de la jeune génération
qui y a grandi, alors qu'elle avait prétention à rester l'héritage
de la classe dont cette jeunesse fait partie.
Une révolte à
contenir
Il n'empêche, prendre acte de notre extériorité
sociale et mentale avec les jeunes émeutiers, voire du malaise ressenti
face à des actes si peu porteurs a priori de sens émancipateur ou
simplement revendicatif, ne nous autorise pas à nous démarquer de
tels actes, comme l'ont fait dans la hâte l'immense majorité des
forces politiques de gauche, classique, extrême et même ultra, en
avançant les justifications attendues - " violences aveugles ",
" absence de conscience de classe " ou " d'un quelconque fondement
politique de classe " - en fonction du créneau politique occupé...
Car la révolte qui s'exprime dans ces émeutes - dans leur séquence
bien plus encore que dans leurs modes - est évidente, criante, au point
que personne, ni à droite ni à gauche, n'a pu faire mine de l'ignorer.
Or, face à une révolte collective, toute prise de parole publique
est amenée à faire un choix de camp. Alors, commençons par
reconnaître dans ces actes une révolte qui est aussi la nôtre.
Une révolte contre un monde que les dynamiques inégalitaires ravagent,
un monde qui tous les jours promet le bonheur matériel par écrans
de télé interposés et qui n'a à offrir, pour une proportion
grandissante de prolétaires, qu'un avenir dans des cités sinistres
et des boulots sinistres. Reconnaissons, en d'autres termes, que nous avons en
commun avec eux au moins une chose essentielle : le même ennemi.
On peut
ensuite regretter que ces jeunes émeutiers aient eu si peu de mots à
mettre sur leur révolte, qu'ils ignorent les modes " civiques "
de protestation, que leurs actes, enfin, ne manifestent aucun souci de solidarisation
avec ceux de leur classe, ne serait-ce que ceux qui leur sont physiquement le
plus proches. Mais il faut alors savoir reconnaître la voix de " l'héritier
" qui parle en nous : de celui qui a appris à mettre sur sa révolte
les mots du langage policé acquis en même temps que la culture scolaire,
de celui qui pèse les rapports de force avant toute initiative collective,
qui cultive l'idée de solidarité de classe par conviction ou par
stratégie, mais en tout cas par référence à une mémoire
qui lui a été transmise. Comment prétendre à l'expression
d'une solidarité de classe de la part de jeunes de cités qui ne
rencontrent au travail (quand travail il y a) que statut précaire, hostilité,
voire racisme? De jeunes quotidiennement renvoyés, dans le regard du monde
" extérieur ", à un statut d'indésirables, de ratés,
d'hommes en trop sur cette terre...? Comment prétendre qu'ils usent du
langage policé de l'action politique quand ce langage a été
banni non seulement des écoles (quand école il y a), mais aussi
de la plupart des lieux de socialisation par le travail? Une révolte qui
veut s'exprimer s'exprime par les moyens dont elle dispose : le spectacle des
flammes en est un, et si ce n'est sans doute pas celui qui leur permettra de gagner
le plus facilement un statut d'acteurs politiques aux yeux du reste de la société,
c'est celui qu'ils connaissent pour l'avoir, au moins certains d'entre eux, expérimenté
à plus d'une reprise. Pour la première fois ils en ont usé
à grande échelle, ce qui leur a au moins permis de se découvrir
une identité collective antagoniste, selon le même processus qui
permet au sentiment de classe de naître et se consolider dans la lutte.
Il
serait injuste, d'ailleurs, de s'en tenir à ce constat minimaliste, car
ces émeutes prises dans leur ensemble n'étaient pas de la révolte
aveugle. Dans la première vague d'incendies, il y a eu du sens, et pas
simplement du spectacle : les écoles, usines, magasins qui sont partis
en flammes n'étaient pas, pas tous en tout cas, visés par hasard
- c'est dans l'histoire, dans la vie des quartiers concernés, que le sens
de ces cibles peut être compris. Dans la deuxième phase, où
ce sont surtout les voitures qui sont parties en flammes, il s'agissait alors
pour les émeutiers de jouer l'extension, et bien stupide qui leur reprocherait
de s'être servis des médias pour cela : c'est, dans le monde d'aujourd'hui,
le moyen le plus direct de se compter, bien d'autres catégories sociales
" en lutte " l'ont d'ailleurs expérimenté avant eux. Quant
aux quelques rares actes qui ont fait des victimes attribuables aux émeutiers,
évitons au minimum d'user de la logique de la responsabilité collective
pour discréditer leur révolte. Reconnaissons plutôt qu'il
est remarquable qu'il n'y ait eu, au cours de ces trois semaines d'émeutes,
quasiment aucune agression contre les personnes et pas de pillage : ce fait seul
suffit à dire à quel point ces émeutes cherchaient surtout
à " faire sens ". Sur ce point, elles ont réussi. On comprend
que les émeutiers passés en comparution immédiate aient frappé
ceux qui les ont vus par leur dignité fière. Ils sont devenus, à
leurs propres yeux tout au moins, autre chose que des damnés ou des victimes
: des hommes en lutte.
Mais les années à venir pourraient nous
amener aussi à leur reconnaître une forme de dette: celle d'avoir,
pour la première fois depuis de très nombreuses décennies,
montré à toute la société que la révolte brute,
sans médiation, pour peu qu'elle réussisse à sortir d'une
dimension strictement locale, est capable de faire bouger les rapports de force.
En moins de deux semaines, ils ont amené le gouvernement à revenir
sur sa politique de restrictions budgétaires pour les écoles et
les associations des banlieues. Ce n'était sans doute pas le but des émeutiers,
et ce nouveau flux de subventions ira, n'en doutons pas, en priorité aux
médiateurs rangés à l'idée de paix sociale (maintenant
que le ménage a été fait parmi les associations par l'asphyxie
financière), mais il n'empêche : par les flammes, ils ont montré
qu'un gouvernement qui a peur peut enfreindre les règles de la rigueur
qu'il a lui-même édictées, ce qu'aucun des grands ou petits
mouvements de résistance des salariés encadrés par les syndicats
ne peut se targuer d'avoir fait ces dernières années. A l'évidence,
le pouvoir aujourd'hui ne craint guère les mouvements collectifs dont il
peut amener les " représentants " à s'asseoir à
une table de négociation et à se plier aux règles de "
l'économie ". Mais face à une émeute sans porte-parole,
il retrouve sa peur de classe atavique. N'y a-t-il pas là un enseignement
qui mériterait de profiter à d'autres acteurs sociaux ?
On pourrait
même les remercier, ces jeunes émeutiers, d'avoir à leur manière
éclairci l'horizon idéologique : en donnant une expression collective
à leur révolte, ils ont remis crûment en lumière les
racines sociales de la misère des banlieues. Des racines que l'on s'est
appliqué ces dernières années, à gauche comme à
droite, à refouler, au profit d'une floraison d'explications ethnico-religieuses
qui, si elles ne sont pas toutes sans fondement, n'ont fait, faute de s'inscrire
dans une perspective de transformation sociale par la lutte, que magnifier des
valeurs républicaines dont la faillite était déjà
évidente et, par là, accompagné la poussée des logiques
d'ordre, sécuritaires et policières - des logiques, qui, elles,
ont besoin de ce refoulement pour progresser .
L'existence même de ces émeutes disqualifie, pour longtemps, espérons-le,
les appels aux solutions répressives " républicaines ",
et vide les faux débats de leur substance. Les islamistes ont couru au
secours de la paix dans les banlieues, voilà qui prouve enfin clairement
qu'il s'agit avant tout pour eux de s'imposer en tant que gestionnaires de la
paix sociale sur " leurs " territoires - et qui risque de les discréditer
aux yeux des jeunes révoltés plus radicalement que tous les discours
en défense d'un " modèle républicain " à
l'agonie.
Un désordre à mater
Reconnaître
la contribution des émeutiers au combat contre un ennemi commun, ce n'est
pas pour autant se voiler la face devant sa principale limite : de n'avoir posé
au pouvoir qu'un problème d'ordre public. Un nouvel acteur politique est
né, la peur a un moment changé de camp et la réalité
brute des méthodes policières a sauté aux yeux de tous, mais
cela n'a pas empêché le gouvernement de reprendre la main sans grande
difficulté en surfant sur un désir d'ordre qui a rapidement pris
le dessus, réactivé par toutes les dynamiques de la peur. Pas simplement
la peur, relativement rationnelle, des populations proches des émeutiers
qui pouvaient objectivement craindre pour leurs voitures (et qui ont profité
de cette veille pour refaire du " lien social "...), mais celle, irrationnelle,
apparemment sans fond, que le pouvoir et les médias manipulent désormais
avec un art consommé. La peur engendre le besoin de sécurité,
le besoin de sécurité justifie la répression. Du coup les
émeutiers sont passés rapidement du statut de révoltés
au statut de délinquants, et le gouvernement a pu sans difficulté
profiter de l'occasion pour faire un pas de plus dans la logique répressive.
Dès lors le débat s'est déplacé : il ne s'est plus
agi que du compromis à trouver entre souci d'identité démocratique
et besoin d'ordre. Et les véritables sources des tensions sociales, les
racines du mal, sont passées au second plan. L'enchaînement causal
qui va du recul du monde du travail face à l'offensive patronale jusqu'aux
ségrégations socio-géographiques qui fabriquent les explosions
n'aura pas eu le temps de devenir sens commun. L'étouffoir, en somme, a
joué son rôle. Pour quelque temps en tout cas.
Ce besoin d'ordre,
bien qu'artificiellement fabriqué, est d'une profondeur difficilement évaluable.
Mais il a été à coup sûr assez solide pour dissuader
toute la gauche, et même l'extrême gauche, piégée elle
aussi par sa logique électoraliste, de faire quoi que ce soit de sérieux
pour le contrer. Même si cela leur interdit de mener une bataille cohérente
contre l'état d'urgence, dont les dispositions répressives menacent
pourtant tout le corps social, et pour un temps indéterminé. Du
coup, la répression peut s'abattre sur les émeutiers sans réserve.
Cela, certes, ne dérange guère la gauche institutionnelle: elle
peut difficilement espérer faire des jeunes des " quartiers "
des électeurs, ayant manifestement perdu toute implantation dans ces lieux
de relégation, y compris dans les villes dont elles ont le gouvernement.
Mais le chœur des condamnations ne s'est pas arrêté au PS ou au PC
: combien avons-nous été à dire sans détours notre
solidarité avec les émeutiers ? A dire que nous ne voulons pas de
leur paix sociale, que la révolte de ces gamins est légitime et
nécessaire, car elle est, sous sa forme spécifique, un moment de
la révolte contre l'ordre établi sans laquelle tout discours sur
un autre monde possible relève de la pure spéculation ? Même
les libertaires n'ont pas tous échappé au désir de se démarquer
avant tout de " toutes les violences "... Et comme le gouvernement s'est
montré assez habile non seulement pour éviter à la fois les
bavures policières et un recours disproportionné aux mesures d'état
d'urgence... le cri de la révolte des banlieues a pu finir étouffé
par les murs de la prison.
Cette révolte aura donc été
aussi l'occasion pour le pouvoir de faire un pas en avant supplémentaire
dans la logique policière, une logique qui est encore loin d'être
pleinement déployée. Elle a permis à la police d'expérimenter
à large échelle de nouvelles méthodes de répression,
et au gouvernement de vérifier en situation exceptionnelle l'efficacité
des outils législatifs récemment mis en place, qui transforment
plus ouvertement que jamais la justice en bras répressif du pouvoir. Mais
le gouvernement n'a pas hésité non plus à jouer sans vergogne
de l'amalgame en désignant l'immigration comme source de délinquance
et de troubles, et à prendre dans la foulée une avalanche de mesures
de restriction du droit au séjour des immigrés qui attendaient sans
doute le bon moment pour sortir du placard.
Rappelons quand même qu'à
la suite de ces émeutes 4402 jeunes ont été arrêtés
et gardés à vue, 762 écroués dont une centaine de
mineurs, 562 incarcérés et 422 condamnés en comparution immédiate
à des peines de prison ferme (chiffres du 8 décembre). Il faut mener
bataille pour les en sortir, c'est le minimum que l'on puisse faire de notre position
d'extériorité. Sans compter que formuler les raisons d'une telle
bataille peut nous permettre de commencer à articuler notre révolte
avec la leur. Car il est urgent d'aider à ce que la révolte de cette
très jeune génération de prolétaires en rencontre
d'autres, plus difficilement réductibles par la seule répression.
Fuite
en avant et rustines
Heureusement, cette perspective n'est pas à
exclure, car, du point de vue de la paix sociale, ces logiques sécuritaire
et policière relèvent de la fuite en avant. Elles ne sont en effet
qu'une façon de mettre un étouffoir sur une marmite qui bout sous
l'effet de tensions sociales grandissantes. Le capital impose de plus en plus
brutalement sa loi au monde du travail, la concurrence s'exacerbe, le fossé
se creuse entre riches et pauvres, les classes sociales tendent à se séparer
géographiquement, et les gouvernements, fondamentalement, accompagnent
le mouvement. La décentralisation a encouragé la concurrence entre
municipalités et régions, qui désormais jouent ouvertement
leur propre promotion, déliées, elles, de tout souci de cohésion
sociale hors de leur territoire. Et surtout le train de mesures législatives
visant à légaliser et à élargir le champ de la précarisation
du travail, mesures mises en oeuvre depuis deux décennies, par la gauche
comme par la droite, dans une remarquable continuité, signifie, pour une
masse croissante de gens, insécurité matérielle grandissante.
Or cette insécurité-là, faute de trouver un débouché
dans la lutte contre l'adversaire capitaliste, alimente tous les sentiments d'insécurité.
Du coup, la machine s'est emballée, au point que la peur de la prolétarisation
des classes moyennes est sans doute devenue, quasi clandestinement, le principal
moteur de la ségrégation sociale à l'œuvre depuis vingt ans,
dont la manifestation la plus grave, la plus radicale, est sans doute la ségrégation
scolaire.
Comment expliquer ce recul du souci de cohésion sociale dans
la classe dirigeante ? Bien des raisons peuvent être avancées, mais
la disparition de l'adversaire " soviétique " depuis la chute
du Mur n'est sans doute pas la moins déterminante : le compromis entre
les classes tel qu'il avait été élaboré dans l'après-guerre
et qui permettait de faire contrepoids à l'attrait du modèle rival
en organisant une forme de redistribution des revenus au caractère inégalitaire
contenu, semble être devenu désormais pour la classe dirigeante un
carcan dont il faut s'émanciper.
Comment s'étonner dans ce contexte
du " fiasco des politiques de la ville ", constat que les émeutes
- reconnaissons-leur aussi ce mérite-là - ont contraint les concepteurs
de la paix sociale à faire publiquement ? Comment croire que leurs mesures
de pénalisation des municipalités qui enfreignent les règles
de " l'indispensable mixité sociale " (la sarkozienne en tête)
sauront enrayer ce mouvement de séparation ? Comment croire que la "
discrimination positive " puisse être autre chose que de pauvres rustines
quand la barque de " l'école républicaine " prend l'eau
de toutes parts?
Le recours à la répression n'éteindra
pas les tensions sociales, tout le monde le sait bien. Pire, il ne fera que renforcer
la ghettoïsation dénoncée, en enfermant les jeunes émeutiers
qui goûtent actuellement à la prison dans une haine focalisée
sur les forces de répression, aveugle au bras qui les meut. Et, tout aussi
grave, il encourage les discours de stigmatisation des immigrés produits
par une droite imbécile et arrogante, discours qui peuvent s'avérer
d'une dangerosité redoutable dans un contexte où les milieux populaires
qui ont encore quelque chose à perdre se sentent profondément menacés
par les effets délétères de la mondialisation capitaliste.
Si d'autres sursauts de révolte tardent à jaillir sous des formes
plus immédiatement unificatrices, capables de toucher y compris le monde
du travail, ces discours pourraient bien amplifier et radicaliser le phénomène
de droitisation des milieux populaires à l'œuvre depuis une vingtaine d'années
mais jusque-là relativement contenu, à la fois par ce qui reste
de l'héritage du mouvement ouvrier et par le poids de classes moyennes,
chez qui le " politiquement correct " fait encore cohésion. Et
le risque que comporte cette droitisation des milieux populaires, c'est bien moins
la " fascisation " que la dynamique régressive qu'elle pourrait
enclencher dans le cadre même de cette " démocratie ",
dont l'exemple américain est là pour nous faire entrevoir l'ampleur
les formes potentielles .
Bien
sûr, un tel scénario n'est pas inévitable. Et il n'est pas
dit que les gouvernements, surtout si la droite ne trouve pas de nouveau tour
de passe-passe pour se maintenir au pouvoir aux prochaines élections, ne
réussissent pas à mettre en oeuvre de nouvelles formes de gestion
des " quartiers " capables de calmer les tensions pendant quelque temps.
On voit d'ailleurs déjà se dessiner quelques pistes dans ce sens.
Les médiations associatives sont (provisoirement?) réhabilitées
dans leurs fonctions - reste à voir comment elles réussiront à
jouer leur rôle dans un contexte radicalisé. Il n'est en outre pas
exclu que, revenant sur la prétention sarkozienne à soumettre la
moindre parcelle de territoire national au contrôle policier de l'Etat,
le pouvoir choisisse plutôt, ou même parallèlement, de céder
du terrain aux caïds, puisque, plus encore que les islamistes, ils ont prouvé
dans ce moment d'émeutes qu'ils étaient les vrais pacificateurs
des ghettos. Du côté du patronat, relayé en cela au plus haut
niveau de l'Etat, semble en outre se dessiner l'option " lutte contre les
discriminations ". C'est là une réponse habile, puisqu'elle
semble prendre acte des protestations montantes (venues à la fois d'associations
de vigilance démocratique, de chargés de la police des relations
de travail et des jeunes concernés, conjonction qu'il devient donc difficile
d'ignorer pour le pouvoir), tout en esquivant la question de la nature et de la
qualité du travail proposé sur le marché capitaliste - question
que la révolte des banlieues pose pourtant, à ceux du moins qui
veulent bien l'entendre. Si cette option se confirme, il est permis de penser
que la classe dirigeante est en train de faire un nouveau choix " à
l'américaine ", en aidant à la constitution d'une petite classe
moyenne issue des banlieues, qui pourra absorber les individus les plus revendicatifs
et désamorcer ainsi leur potentiel subversif en les sortant du milieu qui
les a fait naître - et qui, lui, restera prisonnier du ghetto.
Chercher
des pistes vers l'unité dans la lutte
Que faire de cohérent,
et de possible au regard des forces dont nous disposons, pour éviter que
l'esprit de révolte né dans les banlieues en ce mois de novembre
ne meure sous l'éteignoir répressif et intégrateur ? D'abord,
peut-être, éliminer les fausses pistes qui se dessinent déjà.
Les mobilisations " indigénistes ", par exemple, qui, en désignant
l'héritage colonial - dont la réalité ne fait certes pas
discussion - comme source de toutes les discriminations, donc en faisant l'impasse
sur la question de l'exploitation et sur les tensions de classe, risquent fort
de vivifier une contestation à base identitaire qui pourrait bien accompagner,
malgré elle peut-être, l'option patronale dont il vient d'être
question.
Plus que jamais, me semble-t-il, il faut viser tout ce qui peut faire
l'unité des classes subordonnées. Car le risque le plus grand est
peut-être de voir se développer une guerre entre pauvres, alimentée
par le heurt de deux logiques, celle de la révolte brute et celle de la
peur. Une guerre qui ne laissera d'autre échappatoire que la fuite pour
ceux qui en auront encore les moyens et rendra le processus de ghettoïsation
quasi irrémédiable.
Comment, notamment, articuler les luttes
des marginalisés du travail et celles des salariés? Cette question,
à l'ordre du jour depuis bien longtemps, est devenue aujourd'hui pressante,
et le deviendra encore plus quand les effets des délocalisations se seront
fait pleinement sentir. Dix ans plus tôt, un petit milieu de syndicalistes
radicaux a cherché à répondre à cette question en
créant Agir ensemble contre le chômage et en organisant la première
marche des chômeurs. Cette expérience, qui n'était pas dépourvue
d'ambiguïtés - la moindre n'étant pas le fait de batailler
pour une représentation institutionnelle des chômeurs - a montré
toutes ses limites lorsqu'est né un vrai mouvement de lutte de chômeurs
en 1997-98 .
Pourtant il est à regretter que l'essoufflement de cette expérience
ait laissé cette recherche collective par l'action militante en suspens.
La montée de la précarité ne s'est pas (encore ?) traduite
par une montée proportionnelle des luttes des précaires, les pistes
restent donc à explorer.
L'affaiblissement des forces militantes de
terrain observable ces dernières années - des années marquées
par le repli qui suit les grandes défaites - interdit de penser que cette
exploration puisse être reprise hors d'un contexte de lutte concrète.
Sans doute s'agit-il de chercher toutes les jonctions possibles entre les multiples
petites luttes qui naissent de façon éparse et isolée. Pour
ceux qui travaillent avec constance depuis quelques années à organiser,
par l'entraide et la " propagande ", l'élargissement et le soutien
aux luttes des secteurs les plus précarisés du monde du travail,
il convient de tenter, chaque fois que c'est possible, de faire la jonction avec
le monde des exclus du travail, afin que le monde du travail n'apparaisse plus
seulement comme le lieu de toutes les dévalorisations, mais aussi comme
un lieu potentiel de socialisation et de solidarité dans la lutte. Les
luttes de " l'immigration ", centrées actuellement sur la question
du droit au séjour et prisonnières de l'affrontement avec l'appareil
répressif de l'Etat, pourraient aussi être un moment de fusion, si
elles faisaient un pas en avant en posant les problèmes de société
qui sont derrière la question de l'immigration, et en faisant le lien avec
les luttes antipatronales.
Et puis nous pouvons, nous devons aussi chercher
des pistes ailleurs, au-delà des frontières, notamment dans des
pays plus neufs que la vieille Europe, où le travail salarié est
resté une rareté mais où l'histoire récente est riche
d'insurrections populaires de grande ampleur ...
Il y a sans doute là des enseignements à chercher pour tenter de
concevoir comment cette " grande nation " en crise, dont la classe dirigeante
semble devenue incapable de gérer les contradictions, peut trouver la voie
qui pourrait la mener des révoltes collectives éparses à
la transformation sociale émancipatrice.
Il est remarquable qu'au milieu de dizaines de titres traitant de la question
de l'islam, du voile et des incompatibilités interethniques dans les populations
marginalisées des banlieues, on n'ait trouvé ces dernières
années pour centrer leur attention sur la réalité sociale
des banlieues que les sociologues Beaud et Pialoux, auteurs de livres qui éclairent
puissamment les événements d'aujourd'hui : 80 % au bac et après?,
Violences urbaines, violence sociale, Pays de malheur. Ils sont aussi auteurs
d'un texte court et lumineux sur les dernières émeutes, " La
'racaille' et les 'vrais jeunes'. Critique d'une vision binaire du monde des cités
", paru dans Liens socio n° 2, disponible en ligne : http://www.liens-socio.org/IMG/pdf/dossiers_liens_socio_02_beaud_pialoux.pdf
Voir notamment " Comment la droite américaine exploitait les émeutes
", de Serge Halimi, dans Le Monde diplomatique de décembre 2005, p.
20-21.
Pour plus de détails, voir l'article " Entre revendication et subversion.
Le mouvement des chômeurs en France ", disponible sur le site www.laquestionsociale.org
La Question sociale a publié deux articles concernant certaines de ces
luttes : dans le numéro 2, " Bolivie : 'guerre du gaz' ou guerre sociale
? " et, dans ce numéro 3, " La guerre du prix des transports
".
***
Le
même ennemi ?
Par Daniel Blanchard
"
Le même ennemi ", " une révolte qui est aussi la nôtre
" : ces expressions, qui sont données comme des évidences (au
moins pour nous) me paraissent très problématiques. Elles ne trouvent
leur sens qu'au niveau abstrait, objectif comme on dit en langage marxiste, c'est-à-dire
comme produit d'une analyse globale de la société en termes de classes
et de la dynamique sociale comme lutte de classe. Objectivement, certes, les jeunes
qui ont mis le feu aux banlieues ont pour ennemis l'Etat, la classe dominante,
etc. Mais rien dans leur pratique n'a laissé deviner qu'ils en avaient
conscience ; ces ennemis-là, leurs actes ne les ont pas même désignés.
Et si l'on s'en tient à leurs ennemis manifestes, ceux à qui ils
s'en sont pris effectivement - pompiers, profs, chauffeurs de bus, petits commerçants
du quartier, lycéens il n'y a pas longtemps…- on ne peut pas dire que cela
fasse sens pour nous. Alors, " le même ennemi " ? Oui : les flics.
Pour le reste, pure abstraction.
De même quand tu crédites cette
" révolte brute, sans médiation, " qui a réussi
à " sortir d'une dimension strictement locale " d'avoir "
fait bouger le rapport de force ". Mais entre qui et qui ? Entre ces jeunes
et les flics, juges, franchouillards racistes, patrons, etc. ? Ou entre le gouvernement
et les réformistes (timides) ? Pour gagner quoi ? Plus de pompiers en tout
genre, une police de proximité, peut-être ? Le rapport de force,
tu me parais l'évaluer de façon bien plus réaliste, plus
loin, quand tu constates que " le désir d'ordre a rapidement pris
le dessus " dans la population, permettant au gouvernement de " faire
un pas de plus dans la logique répressive" et dissuadant " toute
la gauche et même l'extrême gauche de faire quoi que ce soit de sérieux
pour le contrer. " C'est bien là qu'est le rapport de force et s'il
a bougé, on ne peut pas dire que ce soit au bénéfice des
plus opprimés… Ce qui, bizarrement, à mes yeux, ne t'empêche
pas d'affirmer que " l'existence même de ces émeutes disqualifie
pour longtemps, espérons-le, les appels aux solutions répressives…
" Ces solutions-là sont au contraire à l'ordre du jour pour
longtemps, même si elles se trouvent combinées avec une politique
de cooptation d'une mince couche moyenne issue des banlieues.
Au total, donc,
ton texte ne me paraît pas très cohérent. Et c'est dû,
je crois, à l'acharnement que tu mets à trouver du positif dans
des événements qui te troublent passablement, tu le reconnais au
début, et qui à moi m'apparaissent comme non seulement révélateurs
d'un malheur sans fond mais comme, en eux-mêmes, un malheur. Sans parler
des centaines - des milliers ? - de malheureux gosses qui vont se retrouver en
prison, je ne crois pas que ces " violences " aient le moindre effet
positif sur la condition des habitants des cités, même en termes
de rapports de force. Je ne crois pas qu'elles aient fait naître "
un nouvel acteur politique ". Précisément, parce que par elles,
ces gens - jeunes ou non - ne sont pas entrés dans la polis. Ces violences
ne sont pas " urbaines ", elles sont " périurbaines "
- en italien, les banlieues sont, si je ne me trompe, des periferie. Je ne joue
pas sur les mots. Je crois que ce trait est essentiel : cette révolte est
née et est restée en vase clos, elle n'a pas même cherché
à pénétrer, sauf sur le mode du spectacle, dans la ville,
la cité, le centre actif de la société, le foyer de l'oppression
et de l'exclusion. On peut parler de révolte si on veut, mais une révolte
contre rien ni personne : elle ne s'en est prise ni aux " maîtres "
ni aux symboles de la domination, elle n'a désigné aucun "
ennemi " qui soit véritablement responsable de l'ignominie infligée
à ces jeunes. Non seulement elle n'a pas visé les responsables de
l'exclusion mais elle a consisté en une tentative désespérée
et délirante de retourner l'exclusion : exclure le centre, pour ainsi dire.
" Ce tas de boue où nous croupissons, c'est notre tas de boue, n'y
mettez pas les pieds. Et pour vous en dissuader, nous voulons vous faire peur…
" (je dis ça en écho à des conversations qu'un copain
prof de collège technique à Montreuil m'a rapportées : nous
voulons faire peur, lui disent certains de ses élèves). Et on pourrait
ajouter que, pour faire peur, il faut être incompréhensible, et,
par exemple, absurde et salaud : on brûle les voitures des parents, on détruit
ses maisons - de merde - ses écoles, etc. Fête de l'autodestruction,
feux de joie et de désespoir (on n'a plus rien à perdre). Etc.
Mais
à mon tour, je me mets à parler à leur place, à eux
qui ne peuvent, ou sans doute, plutôt, ne veulent pas parler - et ce que
j'ai dit là est tout autant une imposture que de voir dans ces incendies
la naissance d'un nouveau sujet politique ou de vouloir à tout prix les
faire entrer dans la dynamique de la lutte de classe. En tout cas, je ne vois
pas comment je peux discerner de la positivité là où ces
jeunes n'ont pas voulu en mettre. Choisir mon camp ? Evidemment que je ne vais
pas me prononcer contre eux. Mais pour ? En tant qu'êtres humains opprimés,
oui, mais pas pour ce qu'ils ont fait là. Contre la racaille gouvernementale,
bien sûr, et tout le système politico-judiciaro-policier qui se déchaîne
contre eux, etc. Affirmer ma solidarité - platonique - avec eux ? Plutôt
lutter pour obtenir l'amnistie de tous ceux qui se seront fait condamner.
Que
la condition des habitants de ces banlieues soit le produit et même le produit
délibéré - et pas un dommage collatéral - de la société
de classe, c'est évident. Et si on veut l'intégrer à la dynamique
de la lutte de classe, c'est en tant qu'arme de la classe dominante : un déterrent,
un instrument de dissuasion - et on peut, je crois, interpréter la virulence
du racisme dans les milieux populaires comme, dans une large mesure, une réaction
de terrorisés : " Nous ne sommes pas comme eux, tout plutôt
que de devenir ça. " Les relégués des banlieues sont
exclus non seulement des rapports de production mais des rapports sociaux en général,
et ils n'ont pas trouvé le moyen d'y rentrer - en tout cas, à mon
avis, pas cette fois. Je crois que si on veut évaluer sobrement, comme
dirait Marx, le " rapport de force ", il faut voir ce fait nouveau que
le chômage que la classe dirigeante a imposé depuis une trentaine
d'années ne se limite plus à la constitution d'une " armée
industrielle de réserve " pour discipliner la force de travail. Il
tend, et sans doute vise, à rejeter une partie de la population au-delà
même de cette armée de réserve, dans une extériorité,
un néant social et donc humain. Il faut prendre la mesure du potentiel
de destruction de la substance humaine auquel le capitalisme est parvenu, sans
même avoir besoin de recourir à la guerre. Ce sont des gens en partie
détruits qui se sont manifestés, et ils l'ont fait en tant que tels,
détruits dans leur culture d'origine, dans leurs aspirations les plus élémentaires
et même, au moins chez certains, dans leur capacité de percevoir
autrui (je pense à ce pauvre bougre battu à mort parce qu'il photographiait
des réverbères ou au propos de cette fille cité par Beaud
et Pialoux [1]. : " Nous, dans la cité, c'est le couvre-feu permanent
"). Ils ne se reconstruiront qu'en rentrant dans la société
- par effraction, c'est sûr - pour parler et agir en s'adressant aux autres.
Peut-être, espérons-le, y a-t-il moyen de les y aider, mais pas en
parlant à leur place, fût-ce parce qu'il faut " prendre son
camp ".
1 L'article de Beaud et Pialoux me paraît très
bien, juste et précis. Il fournit à la fois une explication causale
convaincante (mais pas nouvelle) à l'explosion des banlieues et des raisons
de sympathiser avec ces jeunes par-dessus la distance disons anthropologique immense
qui nous sépare d'eux. Mais je ne vois pas qu'il apporte, à leur
comportement, un sens que nous puissions reprendre à notre compte ou verser
au compte de la lutte de classe, - qui ne consiste pas, que je sache, dans l'ensemble
des faits et gestes engendrés chez les dominés par la domination
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