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Biographie de Serge Bricianer
Serge
Bricianer naît à Paris le 15 février 1923. Issu d'une famille riche (au point
que son jeune frère sera victime d'une tentative d'enlèvement contre rançon),
il a une enfance aisée et reçoit une excellente instruction, mais la crise de
1929 provoque la faillite de l'entreprise paternelle. La grande maison familiale
de Vaucresson disparaît dans ces turbulences financières.
Il
est donc obligé de travailler dès sa jeunesse, comme tailleur-fourreur (pour un
patron d'abord, puis à domicile, payé à la pièce) jusqu'aux années 60, époque
à laquelle il travaille régulièrement comme traducteur, essentiellement pour la
maison Gallimard. Dans les années 70, il devient correcteur,
et travaille, entre autres, à l'Encyclopaedia Universalis (1977-78) et
au Robert historique avec son ami Christian Lagant.
Sa
famille, d'origine juive, provenait de Briciani, village situé en Moldavie, dans
l'Empire austro-hongrois, près de la frontière avec la Russie, et aujourd'hui
intégré dans la Roumanie.
Pendant
l'occupation, pour échapper aux rafles antijuives, Serge se réfugie d'abord à
Marseille et à Nice, pour atterrir en Suisse vers la fin de la guerre. Dans les
années 40, il est proche des jeunesses communistes,
et se rapproche ensuite des anarchistes. À la fin de la guerre, il revient à Paris.
À
l'époque, tout le monde ou presque est "à gauche", notamment chez les
intellectuels. Le poids du P.C. est considérable (de l'ordre de 25 % des voix
aux élections), ce qu'il doit évidemment à sa participation (tardive) à la Résistance,
mais aussi au soutien direct de l'URSS et à sa participation aux divers gouvernements
(jusqu'à son exclusion par Ramadier en 1947). Le ministère du Travail est ainsi
dirigé par Ambroise Croizat, qui met en œuvre la politique de reconstruction prônée
par Thorez. Cette politique est contestée sur sa gauche, entre autres par les
trotskistes, qui lui reprochent d'avoir désarmé les maquis au lieu de faire la
révolution. Chassé du gouvernement, le P.C. se fait alors l'avocat d'une certaine
contestation sociale surtout axée sur la défense inconditionnelle de l'URSS, retrouvant
ainsi son comportement d'avant-guerre.
La
situation de l'immédiat après-guerre favorise bien sûr l'activité de petits groupes
critiques à la fois de l'attitude du P.C et de la dominante trotskiste. Les trotskistes
connaissent diverses scissions. L'une d'entre elles, promue par Castoriadis qui
se fait alors appeler Chaulieu, donnera naissance à Socialisme ou barbarie.
Les questions en débat à cette époque portent sur l'évolution de la révolution
russe, sur la nature du système soviétique, sur la viabilité du socialisme dans
un seul pays. Mais s'il y a alors un ciment rassemblant des individus aux idées
souvent fort différentes, c'est bien la lutte contre le stalinisme.
Dès
avant la guerre, un groupe était apparu sous le nom d'Union communiste, où se
retrouvaient entre autres Marc Chirik,
Szajko Schönberg dit Laroche, Gaston Davoust dit Chazé et qui défendait, avec
des nuances en fonction des individus, des positions souvent voisines de celles
des communistes de conseil hollandais (en particulier sur la participation aux
élections et sur les politiques de front populaire). Il était en communication
avec Henk Canne Meijer, membre influent du GIK (groupe des communistes internationalistes
de Hollande), qui était lui-même en relation directe avec Anton Pannekoek. À la
fin de la guerre, un nouveau groupe se reforme autour de Marc Chirik, auquel Serge
participe. On y trouve des gens comme Mousso, Munis, Jean Malaquais, Pierre Bessaignet et Laroche. Celui-ci ne prend part que partiellement aux activités du groupe,
mais apporte sa contribution à sa revue Internationalisme : il est notamment
l'auteur de la première version française de Lénine philosophe, publiée
dans ce cadre. Il est en outre lié par une solide amitié avec Marc Chirik, Canne
Meijer mais aussi Maximilien Rubel, ce qui explique bien des rencontres ultérieures.
Il faut dire que à cette époque le milieu était si restreint que la différence
entre les réunions d’amis et les réunions "strictement politiques" qui
se tenaient dans le même appartement n’étaient perceptibles que pour ceux qui
y participaient directement.
Dès
1947 et jusqu'en 1952, on trouve des contributions de Serge à la revue du groupe,
sous le pseudonyme de Cousin (référence sans doute à sa nombreuse famille), ainsi
que, tardivement, quelques productions de Louis Évrard, que Serge a connu dans
l'immeuble où ils habitaient alors tous les deux, au 2 rue de Tournon – adresse
où, vers la fin, s'organise la diffusion d’Internationalisme. (Dans la photo, de gauche à droite : Marc, Serge, Mousso, Louis à Paris, près de chez Marc, rue de la Procession. 1947-1948).
Dans
ce groupe comme dans d'autres, les débats tournent autour des questions mentionnées
plus haut, mais un autre problème s'impose rapidement : va-t-il y avoir une nouvelle
guerre entre l'URSS et les Etats-Unis ? Cette éventualité étant considérée
comme probable (rappelons qu'en 1952 va éclater la guerre de Corée,
qui semblera bien être le prologue de la nouvelle guerre mondiale), Chirik
et Laroche – qui, en tant que juifs, ont tous deux échappé aux déportations et
estiment, comme le dit ce dernier, que "si la Gestapo ne les a pas eus, la
GPU les aura" – décident d'émigrer en Amérique du Sud. Laroche et son épouse
Dora partent fin 1951 avec leur fils Eddy, âgé de 9 ans, pour s'installer au Pérou,
où ils resteront jusqu'à leur mort. Leur fille Rina, qui a alors 23 ans et a fait
la connaissance de Daniel Saint-James sur les bancs de l'École de physique et
chimie, reste à Paris pour vivre avec ce dernier. Marc Chirik part pour le Venezuela
en 1952, laissant pour quelques mois à Paris sa compagne Clara, ainsi que son
fils Marc, âgé de quelques années (et que Rina et Daniel emmèneront à Amsterdam,
où il restera un temps chez Canne Meijer et sa femme Ge, avant de rejoindre ses
parents au Venezuela).
Entre-temps,
Clara quitte Paris à son tour et, sur le quai de la gare, venus saluer son départ,
se retrouvent Rina et Daniel, Serge et Louis. Entre ces quatre personnes naît
à cette occasion une amitié qui ne prendra fin qu'avec la mort des derniers.
Dans
le petit studio du 75 rue des Plantes, loué comme bureau par Maximilien Rubel
et où vivent alors Daniel et Rina, le quatuor se réunit tous les samedis soir
autour d'un dîner commun, pour échanger les points de vue sur les problèmes de
l'époque, sur les conceptions marxistes, etc. Et, chaque année à la Pentecôte,
le quatuor se rend à Amsterdam pour passer quelques jours chez Canne Meijer.
À
la même époque, un cercle de discussion s’était formé autour de Maximilien Rubel,
avec des camarades issus de l’Union Ouvrière Internationaliste.
Le quatuor se joint à eux. Il y côtoie des militants riches déjà d'une certaine
histoire politique, tels Ngo Van, Sophie Moen (ex epouse Gallienne) qui devient
sa compagne, Agustin Rodriguez, Paco Gomez, Isaac (Sania) Gontarbert (Louis, dans
les comptes-rendus des discussions), Guy Perrard (postier travaillant de nuit)
qui était le secrétaire du groupe chargé des comptes-rendus des discussions, Lambert
Dornier, etc., mais aussi des gens plus "vierges", comme le mathématicien
turc Isaac Kapuano. On y discute de questions générales, comme l'idée de révolution,
de socialisme ou de communisme… mais ce sont aussi souvent des présentations de
livres, comme Réforme ou Révolution de Rosa Luxemburg ou Bourgeois et
bras nus dans la Révolution de 89 de Daniel Guérin, qui servent de support
à la discussion. C'est dans ce cadre que Serge expose pour la première fois ses
idées sur la révolution allemande de 1918-23. Mentionnons qu'à cette époque Maximilien
Rubel, tout en préparant sa thèse de doctorat (qu'il soutiendra en 1954), publie
ses premiers textes choisis de Marx, ce qui lui vaut des attaques venimeuses de
la part des staliniens.
En
1953, le soulèvement des ouvriers de Berlin déclenche une certaine agitation dans
les milieux d'ultragauche. Mais ce sont surtout les événements de 1956 en Hongrie
qui créent la secousse, au sein, cette fois, de la gauche traditionnelle. De nombreuses
réunions se succèdent à Paris. Dans l'une d'elles, organisée par Socialisme
ou barbarie, Castoriadis expose son point de vue sur le soulèvement hongrois
: il s'agit à ses yeux d'un exemple très pur d'insurrection prolétarienne. Dans
le groupe constitué autour de Rubel, tout en reconnaissant l'importance extrême
de l'événement, on a au contraire tendance à le qualifier de "commune",
considérant que, à l'instar de la Commune de Paris de 1870-71, il manifeste aussi
d'autres caractères (ne serait-ce qu'en raison de certaines attitudes nationalistes).
A
cette époque, les réunions du groupe sont fréquentées de façon plus ou moins épisodique
par beaucoup de gens nouveaux, dont Benno Sarel,
Étienne Balasz ou Jean Malaquais.
Certaines personnalités y font simplement une apparition, tel Cheikh Anta Diop ou même, un soir de 1956 (?), Nathalia Trotsky.
Y viennent en outre assez régulièrement deux Hongrois – Georges Pap, qui a participé
à l’insurrection, et son père,
encore très attaché à l’idée de parti – ainsi qu'un "observateur" qui
intervient rarement, le bordiguiste Dangeville.
Quelques liens "informels" se nouent, comme avec Louis Janover, qui
deviendra plus tard le plus proche collaborateur de Rubel.
Dans
un cadre concurrent, Castoriadis organise avec Vega des sortes de cours du soir
où il commence à exposer ses idées sur la société moderne et sur la société future,
idées qui se retrouveront plus ou moins modifiées dans ses publications à venir.
Serge et Daniel y assistent, jusqu'au jour où Castoriadis accuse Serge, qui a
proposé d'exposer les conceptions des communistes de conseil, de vouloir "vendre
les produits de sa boutique" – en fait, ce n'est là qu'un des nombreux accrochages
qui opposent cette personnalité débordante et autoritaire à certains participants.
1956,
c'est aussi l'année où l’opposition à la guerre d'Algérie (qui a commencé pourtant
en 1954) prend de l'ampleur. La guerre d'Indochine n'avait guère remué les foules
de France, mais cette nouvelle guerre est plus dérangeante, car avec l'envoi du
contingent, décidé par le gouvernement socialiste, de nombreuses familles sont
directement touchées. Dans les milieux politisés de gauche et d'ultragauche se
pose alors la question de l'attitude à adopter. Assez nombreux sont ceux qui deviennent
"porteurs de valises", apportant une aide directe au FLN au nom de l’anticolonialisme.
Dans
le groupe réuni autour de Rubel, personne évidemment ne soutient le FLN, en lequel
tous voient l'embryon de la future classe dominante. Mais entre les différents
membres, il y a plus que des nuances. Rubel voit dans l'action du FLN la préfiguration
d'une société à la russe, qui risque d'être pire que la précédente (position découlant
de l’idée que l'on a laissé définitivement passer le coche de la révolution en
1917), alors que Serge et Daniel font au contraire remarquer que la décolonisation
va créer un prolétariat en Algérie, et donc faire évoluer la société. Ils sont
favorables au défaitisme révolutionnaire, qui se veut à la fois contre le colonialisme
français et contre le soutien à la bureaucratie en formation du FLN.
Serge
continue cependant à collaborer avec Rubel, tant pour l'édition dans la Pléiade
du premier volume de l'œuvre de Marx que pour les Cahiers de l'ISMEA, jusqu'au
moment où une rupture définitive intervient entre eux.
1958,
c'est aussi l'année du "coup d'État" gaulliste, en mai. Une certaine
inquiétude et une certaine effervescence se font jour dans divers milieux. À Socialisme
ou barbarie, Castoriadis (suivi en cela par la majorité) prédit l'irruption
d'un énorme mouvement prolétarien en octobre. Certains membres du groupe affichent
leur désaccord, ce qui cristallise des tensions préexistantes et provoque une
scission : Claude Lefort quitte S ou B, entraînant avec lui un certain nombre
de personnes avec qui il crée un nouveau groupe, Informations et liaisons ouvrières (ILO), qu'ils veulent exempt de manipulations bureaucratiques et
de hiérarchie formelle ou implicite. Serge et Daniel assistent à une ou deux réunions
de ce groupe,
à un moment où les discussions se focalisent sur l'organisation, et proposent,
à l'initiative essentiellement de Serge, un texte sur "L'art des organisateurs",
où ils soulignent le caractère irréel, dans un groupe ne comptant guère qu'une
douzaine de personnes, d’une discussion sur l'Organisation avec un grand O, comme
s'il s'agissait d'un parti de masse. Mais ce texte n'a guère d'effets. Rapidement
pourtant, des oppositions de personnes se font jour au sein des scissionnistes :
Serge et Daniel critiquent le dirigisme de Lefort, qui ressemble fort à celui
de Castoriadis, et quittent alors ILO.
Simultanément
s'organisent des réunions d’oppositionnels syndicaux venus d'entreprises diverses,
désireux de mettre en commun leurs expériences au sein du monde du travail. Des
membres d'ILO participent à ce Regroupement interentreprises, qui en 1962 deviendra
Informations et correspondance ouvrière (ICO). En 1963 ou 1964, Serge et Daniel
se joignent au groupe et participent régulièrement aux réunions – elles se tiennent
le premier samedi de chaque mois, d’abord au Louvois, bistrot situé près de la
Bibliothèque nationale, puis au Colbert, dans le même quartier (rue Vivienne),
et enfin au Tambour, à l'angle de la place de la Bastille et de la rue de la Roquette.
Diverses personnes se retrouvent à ces sessions où l'on échange en général des
informations sur la vie des "boîtes", le plus souvent dénonciatrices
de l'activité (ou de l'inactivité) syndicale. Des notes des discussions sont prises
par Henri Simon, qui s'en sert pour rédiger le bulletin, réalisé avec l'aide de
son épouse Odette.
Le
groupe voit passer beaucoup de monde, mais il existe en quelque sorte un noyau
dur : Ngo Van, Antony,
Guy Perrard, Agustin Rodriguez, Jeannine Morel,
Paco Gomez, Jeannine Boubal, Rina, Serge et Daniel, Christian Lagant (venu en
octobre 1959 suite à une réunion commune entre ILO, Noir et Rouge et les Cahiers du socialisme de conseil), Marcel Kouroriez, dit “petit
Marcel”, et, bien sûr, Henri et Odette Simon, véritables piliers du groupe avec
Pierre Blachier, ouvrier anarchiste de Renault-Billancourt, responsable officiel
du journal.
Dans
le bulletin, on trouve donc un compte rendu des discussions – qui donnent une
image très originale et assez pertinente, bien que limitée à l'expérience des
quelques camarades travaillant en usine, de la vie dans les entreprises françaises
– mais aussi des comptes rendus de lecture proposés par Chazé et des articles
sur des auteurs alors peu connus, comme Herbert Marcuse, dont certains sont dus
à Serge. ICO publiera aussi, sous forme de brochure ronéotée, un texte sur les
comités d'entreprise écrit de sa plume.
Pourtant,
Serge, comme d'ailleurs Rina et Daniel, souffre de l'absence de discussions plus
proprement théoriques et politiques. Quand il y en a, à propos de la décolonisation
par exemple, elles sont souvent calquées sur celles que faisait le groupe de Maximilien
Rubel.
Insatisfait,
Serge poursuit de son côté des activités plus personnelles en rédigeant des textes
sur l'État, sur la reproduction de l'homme par l'homme (problèmes démographiques)
– textes qui malheureusement seront détruits plus tard – mais aussi sur l'attitude
politique de Marx, la social-démocratie allemande, la révolution allemande de
1918-23, etc. Nombre d'entre eux font l'objet de discussions avec Rina et Daniel.
Vers 1958-59 est même envisagée la publication d'une revue théorique qui, à côté
de productions nouvelles, reprendrait certains textes de Living Marxism,
de Mattick ou d'Henk Canne Meijer, mais ce projet n'aboutira pas, faute d'argent,
voire de lecteurs potentiels.
Le
29 novembre 1958, Serge donne, à titre personnel, une petite conférence salle
Lancry à Paris, à l’initiative officielle des "Amis du doute", sur le
thème : Essai historique sur l'opposition bolchevique au bolchevisme. La configuration
politique en Russie et en Allemagne (1919-1933), avec une insistance particulière
sur les tendances non trotskistes. C'est un véritable bide : à peine un dizaine de personnes y sont présentes, dont
des amis directs de Serge, comme le photographe Gilles Ehrmann et un ex-trotskiste
juif lituanien ami de la famille de Rina. Mais de cette intervention Serge a tiré
un texte soigneusement rédigé, probablement destiné à une publication.
En
1963, Louis Évrard part aux États-Unis, où il rencontre Paul Mattick et Naomi
Sager, et d'où il entretient une riche correspondance avec Serge. Il en ramène
de précieux contacts. Un échange régulier s'instaure par courrier entre Mattick
et Serge, Rina, Daniel, portant notamment sur la question de l'évolution des pays
sous-développés. Peu à peu les liens avec Mattick se font plus étroits, ainsi
qu’avec Naomi Sager,
qui vient régulièrement en France. Serge, Rina et Daniel sont alors amenés à rencontrer
divers amis de Paul Mattick comme Zellig Harris, célèbre linguiste maître de Noam
Chomski, ou Joyce et Gabriel Kolko, historiens américains qui prennent des positions
extrêmes contre l'intervention américaine au Viêt-nam.
Un solide amitié s'installe entre toutes ces personnes, qui dure encore pour celles
qui sont toujours en vie, malgré de sérieuses divergences politiques.
Vers
la moitié des années 60 (1964-66), Serge vit quelques années durant avec Béatrice
Rochereau de la Sablière, l'ex-compagne du poète Gherasim Luca, ami de Serge.
Leur rapport n'est pas que d'ordre affectif. Dans leur appartement de la rue Geoffroy-Marie,
tous deux, pour survivre, traduisent, séparément ou ensemble, des ouvrages pour
des éditeurs, Gallimard notamment. C'est en 1965 ou 1966 qu'au cours d'une crise
psychotique, Béatrice détruit une bonne partie des manuscrits de Serge, dont les textes sur l'État et
sur la démographie cités plus haut ; elle est alors internée quelque temps,
et Serge part à Peyménade, chez Louis et Nicole Évrard, pour tenter de se remettre
de ce drame. Là, il fait une chute et se brise la jambe. Rentré à Paris, il s'installe
pour quelque temps chez Rina et Daniel.
Puis
il emménage à Bois-Colombes, dans un petit appartement dont sa sœur est propriétaire.
Les réunions hebdomadaires avec Rina et Daniel reprennent alors, ainsi que la
fréquentation des réunions d'ICO. Toujours au courant de ce qui se passe dans
le microcosme politique, Serge y amène les premiers numéros de la revue de l'Internationale
situationniste ainsi qu’un exemplaire de De la misère en milieu étudiant.
En
1967, Daniel entre à la faculté des sciences, ce qui, à terme, aura des conséquences
sur ses relations, jusque-là très étroites, avec Serge.
Les
"événements de 1968" vont introduire beaucoup de perturbations dans
leurs vies jusque-là bien réglées. Daniel participe au comité de grève de Jussieu,
Rina aux événements de Saclay. Ils ne retrouvent Serge que dans les manifestations,
pendant les week-ends et dans les réunions d'ICO.
A
ICO, Jean-Pierre Duteuil vient faire un compte rendu sur la situation à Nanterre,
suivi peu après de Riesel et ses amis “enragés”, qui ont écrit au groupe dans
le but avoué d’y foutre le bordel. Lors de la réunion qui suit le 13 mai 1968,
ICO voit affluer plus de cent personnes (dont Castoriadis), venues chercher des
informations directes sur ce qui se passe dans les boîtes ; il faut alors se réfugier
dans la faculté de Jussieu occupée. Peu après, il est décidé de faire une brochure
sur les "événements" : ce sera La Grève généralisée en France, à la rédaction de laquelle participent Serge, Rina, Daniel, Henri et d'autres.
À
la même époque, une conférence est organisée à la faculté de Jussieu, où Serge
parle de la révolution allemande devant un large auditoire d'étudiants. Succès
mitigé : parler dans un amphithéâtre face à 200 personnes n'est pas chose facile
pour Serge.
C'est
aussi à cette époque qu'il commence à rédiger son livre sur Pannekoek, qui paraîtra
en 1969. En 1970, il publie avec Daniel, dans le bulletin d'ICO, un texte sur
la question de la violence.
À
ICO, un certain activisme se fait sentir. Et la composition même du groupe est
en train de changer. Les étudiants y deviennent majoritaires. Apparaissent aussi
des gens comme Jean-Jacques Lebel, qui amènent avec eux d'autres préoccupations.
Certaines ouvertures sont tentées, ce qui amène Serge et Daniel à participer à
des réunions avec des groupes divers, dont certains à tendance maoïste. Une rencontre
est aussi organisée avec un groupe en formation autour du trotskiste Jean-Jacques
Marie, des éditions EDI (où sera publié le livre de Serge sur Pannekoek), réunion
à laquelle assistent, outre Marie, Serge (qui a déjà rompu avec ICO), Daniel,
Yvon Bourdet et Claude Orsoni. Mais la tentative d'approche capote aussitôt.
Depuis
quelque temps, ICO organisait régulièrement des rencontres internationales. La
première s'était tenue à Taverny les 29-30 juillet 1966, avec le groupe anglais Solidarity, des Allemands et des
Belges ; la seconde en 1967, avec les mêmes plus Mattick et un situationniste
nommé Le Glou, venu foutre la pagaille. En 1968, aucune rencontre n'est organisée,
tout le monde étant absorbé par d’autres occupations plus urgentes. Mais en 1969
une réunion nationale se tient à Taverny, avec la participation de tendances et
groupes fort différents, dont Révolution internationale (le nouveau groupe
de Marc Chirik, formé dès le retour à Paris de celui-ci). Paul Mattick, sa femme
Ilse et leur fils Paul y sont présents. C'est aussi la première fois que l'on voit Guillaume et Barrot
présenter leur texte sur l'idéologie de l'ultra-gauche allemande et sur les communistes
de conseil. Daniel demande à Serge et à Paul Mattick de répondre à ce genre d'allégations,
mais tous deux estiment qu’elles sont trop stupides pour en valoir la peine.
En 1969 (11-12 juillet), une réunion internationale est à nouveau organisée, cette
fois à Bruxelles. Y participent les Mattick, Malaquais et Daniel Cohn-Bendit,
entre autres. Serge s’y rend avec Claude Orsoni, bien qu'il ait rompu avec ICO
dans un article intitulé La différence.
Pourquoi
cette rupture? Les pulsions activistes semblent l'avoir gêné, les discussions
sur la question sexuelle qui hantent alors le milieu étudiant ne le passionnaient
guère, mais ce qu'il mettait surtout en question, c'était le manque de cohérence
théorique ainsi que l’attitude “non directive” du groupe qui, pour éviter les
accusations de censure, avait laissé paraître dans le bulletin des articles allant
jusqu'à justifier certains types d'attentats.
Les
quelques tentatives menées entre autres par Daniel pour créer une sorte de groupe
théorique plus ou moins cohérent restent sans lendemain. Les positions sont trop
disparates : faire coexister des gens tels que Yann Moulier, Christine Fauré,
Jean-Jacques Lebel, Jean Pierre Duteuil, Serge, Rina et Daniel n'est pas chose
facile…
Serge
participe à cette époque, avec Jorge Valadas et Jackie Reuss, à la courte expérience
de Mise au point, qui produira notamment un cahier sur Wilhelm Reich et
une critique des positions de Deleuze, alors très à la mode. Ce qui montre que
les questions relatives à la sexualité ne lui étaient pas si indifférentes que
ça. Il avait d'ailleurs auparavant collaboré à la publication, dans le bulletin
d'ICO, de certains textes de Reich, ainsi qu’à la critique de ses idées.
Bien
qu'ayant rompu avec ICO, Serge participe à l'édition de la brochure sur la production
et la distribution communiste, qui reprend le texte rédigé autrefois par Canne
Meijer. Il corrige certaines erreurs matérielles, mais se refuse à en endosser
la présentation, due à Henri Simon, dans laquelle il voit une sorte de machine
de guerre.
Les
relations avec Daniel se distendent à cette époque. Les réunions du samedi soir
cessent, surtout lorsque Serge apprend que Rina et Daniel soutiennent, dans la
Postface au livre sur les événements de Pologne publié aux éditions Spartacus, qu'il est difficile de parler de science sociale
prédictive. Une sorte de hiatus se produit pour la première fois dans leurs positions
politiques, jusque-là tellement proches qu'elles en étaient presque indiscernables.
Mais la vraie raison de cette prise de distance est à rechercher ailleurs. Daniel
est embringué dans les bagarres de l'université de Jussieu auxquelles Serge est
tout à fait étranger. Serge, de son côté, manifeste une certaine indulgence envers
les maoïstes français, que Daniel ne partage pas. Et, dans cette séparation relative,
il y a en fait une dimension "vieux couple fatigué".
Dans
les années 70, René Lefeuvre, directeur des éditions Spartacus, essaie de créer
un collectif destiné à jouer le rôle de comité de rédaction de la revue du même
nom, et, plus tard, lorsqu'il tombera sérieusement malade, à prendre le relais
du travail d'édition qu'il assumait jusque-là tout seul. Plusieurs des amis de
Serge y prennent part, mais Serge lui-même, tout en manifestant une certaine sympathie
pour cette initiative et en fournissant quelques articles, s'abstient d'y participer.
Le collectif se dissoudra au bout de quelques années, face à la difficulté d'assurer
collectivement la relève d'un travail éditorial qui restait essentiellement l'œuvre
d'un individu.
C'est
aussi dans les années 70 que Serge réalise plusieurs traductions de Mattick, dont Crise et théories des crises, paru chez Champ libre en 1976, et rédige
son livre de présentation des idées de Korsch, qui paraît en 1975, ainsi qu'une
note sur le KAPD insérée dans le livre de Gorter publié chez Spartacus en 1979.
Lorsqu'en
1976 paraît le livre de D. Authier et J. Barrot sur la révolution allemande, Serge
y voit une "saleté de bouquin" et rédige, sans en parler à personne,
des textes sur l'anticonseillisme, dans l'intention de répondre à leurs thèses.
Ces textes ont été retrouvés dans ses papiers. Il y examine en particulier les
idées de Canne Meijer sur le rôle et l'organisation des conseils ouvriers.
Malgré
sa détestation des avions, Serge se rend à Boston pour rencontrer Mattick quelque
temps avant la mort de celui-ci, en 1981.
Au
début des années 80, il participe aux "débats de la Teinturerie" organisés
dans des lieux associatifs par un groupe de l'Est parisien où se retrouvent certains
de ses amis, et qui donnera ensuite naissance aux "Amis du doute", reprenant
une dénomination qu'il avait lui-même utilisée. Si son évaluation pessimiste de
la situation sociale l'amène à rester à l'écart de toute activité tournée vers
l'extérieur, il suit cependant avec intérêt les activités du groupe, qui éditera
trois numéros des Cahiers du doute. Pour les mêmes raisons, il refuse de
participer aux discussions du Cercle Berneri, né en 1990, mais continue à en suivre
les productions et à apporter son point de vue dans le cadre de discussions amicales
autour d'une table.
Dans
les dernières années de sa vie, il renoue des liens plus étroits avec Rina et
Daniel : il passe régulièrement les voir à Paris, et va jusqu'à leur rendre visite
en Normandie avec Naomi Sager, malgré son horreur de la campagne ! Des discussions
reprennent, et les positions paraissent si proches que rien, quasiment, ne semble
avoir changé…
Victime
d'un cancer du poumon, il est une première fois opéré à l'hôpital Necker, mais
il fait une rechute en 1997 et entre à l'hôpital Saint-Antoine, puis à la clinique
Galliéni du Blanc-Mesnil, où il sera hospitalisé jusqu’à sa mort quelques semaines
plus tard.
Les
préoccupations qui ont été les siennes tout au long de sa vie continuent à l'occuper
jusque sur son lit d’hôpital : à Rina et Daniel qui lui rendent alors visite,
il propose de mettre sur pied une fondation qui aurait pour but d'illustrer une
certaine forme de combat social. Et aurait comme premier objectif de procéder
à une estimation de l'état du capitalisme actuel, un peu dans l'esprit de ce qu'avait
voulu faire Henk Canne Meijer à la fin de sa vie.
Serge
est mort le 12 juin 1997. Ses cendres sont déposées au cimetière du Vésinet.
Serge
était quelqu'un de très réservé. Ce n'est qu'après sa mort que ses amis les plus
proches ont pu se rendre compte à quel point ses études et ses intérêts étaient
suivis et cohérents. Il avait une grande passion pour l'histoire et l'analyse
des faits et des idées.
A
l'examen de sa bibliothèque, les fils conducteurs de ses intérêts sont apparus
avec évidence :
· les révolutions
russe et allemande
· Marx, le marxisme,
l'anarchisme, le mouvement ouvrier international
· les mouvements
des conseils et le communisme de conseil
· le surréalisme
· les religions
(orientalisme, occultisme, islamisme, judaïsme, christianisme, bouddhisme, etc.)
· la philosophie,
la psychologie, la psychanalyse
· les sciences
de la nature
· la littérature
et notamment les polars.
Ses
livres et ses archives – qui ont servi de base à l'édition posthume de quelques-uns
de ses textes – sont conservés à la BDIC de Nanterre. Les ouvrages que cette bibliothèque
possédait déjà ont été donnés au Musée social de Paris et à la BFS (Biblioteca
Franco Serantini) de Pise. Une liste de l’ensemble de ses livres a été déposée
à la BDIC.
Sources
La plupart des informations de cette
note biographique proviennent des souvenirs personnels de Rina et Daniel Saint-James,
mais aussi de confidences faites par Serge à des moments différents de sa vie.
Plusieurs personnes qui l’ont connu à une époque ou à une autre de sa vie ont
apporté une contribution à la rédaction de cette note biographique : il s'agit
de Gianni Carrozza, Jean-Pierre Duteuil, Marc Geoffroy, Elisiario Lapa, Claude
Orsoni, Tonia Perez Lopez, Georges Rubel, Henri Simon, Nicole Thirion, Ngo Van.
Serge a lui-même fourni quelques éléments
de confirmation dans "Karl Korsch (1886-1961) : un itinéraire marxiste",
introduction à Karl Korsch, Marxisme et contre-révolution dans la première
moitié du vingtième siècle, Paris, Seuil, 1975.
Ce qui reste de sa correspondance et
de ses écrits a servi à vérifier les informations fournies oralement.
Nous
considérons ce texte comme non achevé. Les témoignages que nous arriverons à recueillir,
les vérifications, les croisements avec d’autres sources, seront intégrés au fur
et à mesure qu’ils nous parviendront. Merci d'avance à ceux qui voudront bien
prendre contact avec nous pour nous faire part de leurs souvenirs ou fournir des
informations complémentaires.
Pseudonyme : Philippe (voir Ngo Van, 1954-1996, une amitié une lutte, op. cit., p. 24-26, où il évoque une réunion du 27 déc. 1959). Sous le
pseud. de P-L Tomori, il rédige la brochure Qui succédera au capitalisme ?
: du paradoxe tragique de Lénine à “ l'ère des organisateurs ”, Paris, Spartacus,
1947, 38 p.
Traducteur de Norman Mailer et Mircea Eliade, auteur d’un essai sur Kierkegaard
et de Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel : l'intelligence servile (Paris, Lefeuvre, 1947, 16 p.), il est particulièrement connu pour son roman Les
Javanais et pour son amitié avec André Gide (Correspondance 1935-1950).
Parmi ses écrits, citons aussi Planète sans visa, Journal de guerre, Journal du métèque, Coup de barre, La courte paille, Le Gaffeur.
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